|
WRIGHT
(John Wesley), capitaine dans la marine anglaise, est moins
connu par ses exploits que par sa mort déplorable, qui donna
lieu à d'affreuses conjectures. L'auteur de cet article [de
Beauchamp] s'étant trouvé à portée
de faire, au sujet du capitaine Wright, l'enquête historique
la plus complète à laquelle on puisse arriver, garantit
l'exactitude des faits qu'il rapporte, et l'impartialité
des éclaircissements qui les accompagnent. John Wesley Wright
naquit le 14 juin 1769, à Corke, en Irlande. Son père,
payeur-général à Minorque pendant l'occupation
anglaise, le fit élever avec soin sous ses yeux. Le jeune
Wright excella de bonne heure dans la musique et dans la langue
française. A dix ans, il fut placé par le colonel
James Murray, comme enseigne volontaire, dans le soixante-unième
régiment. Il n'y resta qu'une année, entra dans la
marine , et fut également placé comme volontaire auprès
du capitaine Curtis ( depuis sir Roger), qui alors commandait à
Minorque la frégate la Brillante. Employé pendant
le siège de Gibraltar, comme aide-de-camp de son capitaine,
Wright se distingua en combattant contre les batteries flottantes
à bord des chaloupes canonnières ; et, dans une circonstance
importante, il contribua à sauver la vie à tout un
équipage. Lorsque la paix fut rétablie, il continua
pendant deux ans ses études à l'académie de
George Barker, à Wandsworth. L'état de paix ne lui
offrant aucune chance d'avancement dans la marine, et son père
l'engageant à s'adonner au commerce, il entra chez un riche
négociant de la cité, et mérita sa confiance
par son intelligence et son assiduité. Il reçut de
lui la mission d'aller à Saint-Pétersbourg, à
l'effet d'y suivre les affaires de son négoce. Il arriva
dans cette capitale en 1790, et y résida cinq ans, pendant
lesquels il acquit une parfaite connaissance de la langue russe,
visita Moscou et d'autres villes de l'empire. Il revint en Angleterre,
après avoir rempli sa mission à l'entière satisfaction
de ses commettants. Tout en se livrant au mouvement de sa nouvelle
profession, il avait conservé le même goût pour
la marine, et depuis le renouvellement de la guerre contre la France,
il nourrissait l'idée de reprendre son service. Une seule
considération le retenait : il n'aurait pas voulu rentrer
dans cette carrière comme garde-marine. Pendant son séjour
à Saint-Pétersbourg, il avait entendu vanter les exploits
de sir Sidney Smith , qui avait combattu sur la flottille de Suède,
dans la guerre de Finlande, et qui, rentré depuis dans la
marine britannique, commandait la frégate le Diamant. Ayant
su que cet officier cherchait un secrétaire, il se présenta
de lui-même, et fut accueilli ; Sidney Smith, dont il était
devenu l'ami, le fit, à son insu, porter sur les registres
de la marine, comme simple garde, dans la vue de lui faire reprendre
son tour d'avancement. Wright entra aussitôt en activité
et en croisière à bord de la frégate le Diamant,
sur la côte de Normandie. Sidney-Smith avait des instructions
particulières. Ayant découvert, dans la rade du Havre,
le 17 avril 1796, un lougre armé, appelé le Vengeur,
il alla l'attaquer à l'abordage avec des bateaux plats emmenant
avec lui Whrigt, et en tty cinquante-deux hommes. Mais l'un des
câbles du Vengeur ayant été coupé par
les Français, le lougre gagna la côte, et les embarcations
anglaises se trouvèrent entraînées par le courant
dans la Seine, près du Havre, et bientôt entourées.
Là toute résistance devenant inutile, Whright et Sidney-Smith
furent forcés de se rendre prisonniers. En vertu d'un ordre
émané du direx, on les transféra tous deux
au Temple, à Paris, comme prisonniers d'Etat : ils y furent
détenus dans la même tour, mais séparés
et au secret. Le gouvernement français leur fit subir ce
traitement inusité, sous prétexte qu'ils avaient voulu
incendier, de concert, le port du Havre. Wright était enfermé
depuis près de huit mois au secret, et privé de toute
communication, lorsqu'au mois de décembre seulement il fut
interrogé par le juge de paix de la place Vendôme.
Il lui déclara avec fermeté qu'il ne répondrait
à aucune question qui pourrait avoir le moindre rapport au
service de son pays (1).
"Mais n'aviez-vus pas le dessein, lui dit le juge de paix,
de brûler la ville et l'arsenal du Havre ? - On n'a besoin
que de bombes pour brûler le Havre, répondit Wright,
qui cita l'exemple de l'amiral Rodney ; il est injurieux, d'ailleurs,
ajouta-t-il, d'accuser d'un projet d'incendie l'homme même
à la modération duquel le >Havre a dû son
existence pendant plus d'un an. Mon ami est parmi les hommes un
des plyus humains que je connaisse ; l'incendie des villes n'entre
point dans ses projets, et ne se concilie point avec les ordres
généraux de son escadre, réitérés
à tous commandants de détachement, approchant la cote
ennemie, de ne jamais tirer sur les habitations ou les personnes
non armées. Je ne crois pas qu'où puisse citer un
exemple de contravention à ces ordres. Nous savons remplir
notre devoir en détruisant votre marine et votre commerce
jusque sous vos batteries; et je m'enorgueillis d'avoir partagé
les travaux et les dangers de sir Sidney-Smith. Alors on lui présenta
une lettre écrite par cet officier à Louis de Frotté,
chef royaliste de Normandie, auquel il promettait un rendez-vous
sur le rivage, et des secours en faveur du roi et des honnêtes
gens : la suscription sur l'enveloppe était de l'écriture
de Wright. On lui présenta de plus une lettre chiffrée.
« Je m'en réfère, dit-il, à ma réponse
concernant l'incompétence du gouvernement français
à m'interroger sur les faits de mon service, et les opérations
de l'escadre. » Cette dernière circonstance formait
le véritable grief qui leur avait attiré la dureté
d'un pareil traitement. Le Directoire n'y apporta quelque adoucissement
qu'après un an de détention ; les deux prisonniers
purent alors communiquer entre eux, et eurent la faculté
de voir leurs amis. Ils en profitèrent pour concerter leur
évasion , et l'effectuèrent ensemble au mois d'octobre
1798, au moyen de faux ordres du ministre de la guerre, qui furent
présentés courageusement au geôlier de la prison
par des hommes déguisés en militaires (v. PhÉlipPeaux,
XXXIV, ai ) (2). A son arrivée à Londres, Wright reçut
le grade de lieutenant, et suivit en cette qualité Sidney-Smith
à bord du vaisseau de ligne le Tigre, qui fit voile d'abord
pour Minorque et de là pour Constantinople, où Sidney-Smith
alla s'entendre avec le Divan, afin de s'opposer aux xxpropresxx
de Buonaparte en Egypte. Étant parti de Constantinople, le
xxi ç) fe'vricr i ^ggxx, il alla toucher à Rhodes
pour concerter ses opérations navales avec Assan Bey, gouverneur
ottoman de cette île ; et, arrivé à la hauteur
d'Alexandrie, il prit, le 7 mars, le commandement de la croisière
dans les mers du Levant. C'était au moment où Buonaparte
faisait une irruption en Syrie. Le lieutenant Wright fut aussitôt
dépêché à Djezzar, pacha gouverneur d'Acre,
à l'effet de tout disposer pour la défense de la ville
à laquelle il prit une part active pendant toute la durée
du siège. Il y commanda les marins pionniers, reçut
deux balles dans le bras droit, le 7 avril, n'en entra pas moins
dans la mine pour s'assurer de sa direction, et pour examiner les
mineurs qui travaillaient à faire sauter la tour principale.
Ses forces se trouvèrent tellement affaiblies par ses blessures,
qu'il put à peine sortir de la tranchée avec le secours
du colonel Douglas. Apres la levée du siège, il fut
élevé au grade de capitaine de corvette, et envoyé
pour se rétablir à xxxBcruly, capxxx dans le pays
des Druses. Pendant la négociation d'El Arych, le commodore
Sidney-Smith l'envoya à plusieurs reprises au camp de Kléber,
où il eut des relations avec Rapp et Savary , alors aides-de-camp
du général Desaix. Savary étant même
venu à son tour au camp des Turcs, par des motifs de curiosité,
Wright et Sidney-Smith le mirent à couvert des insultes d'une
troupe de janissaires. A peine le commodore eut-il appris que son
gouvernement se refusait à ratifier le traité, qu'il
envoya Wright à Kléber, pour l'en avertir. L'officier
anglais arriva au moment où Kléber, en exécution
du traité, allait remettre au grand-visir les clefs de la
citadelle du Caire. La ratification ayant été accordée
plus tard, Wright fut dépêché alors auprès
du général Menou, qui, après l'assassinat de
Kléber, avait pris le commandement de l'année d'Egypte.
Traversant le désert pour rejoindre Menou , il apprit que
ce général refusait à son tour d'exécuter
le traité. Il n'en continua pas moins sa route ; mais il
ne put réussir à persuader Menou, qui le reçut
froidement, et le fit rétrograder. De retour en Angleterre,
après l'évacuation de l'Egypte par l'armée
française, Wright se rendit à Paris peu après
la paix d'Amiens. Mais il n'y fit pas un long séjour , et
à la rupture il reçut , avec le commandement de la
corvette il Fincejo , qui avait été prise sur les
Espagnols, la mission de stationner à la hauteur de la côte
de France, et d'entretenir des relations avec les royalistes de
l'intérieur. Il y opéra plusieurs débarquements
nocturnes , vers la fin de l'été de 1803 , ainsi que
dans les premiers mois de 1804 , époque où il prit
sa station sur la côte du Morbihan. Ses signaux ayant été
communiqués à la police de Buonaparte par des complices
de George, on s'en servit pour l'attirer à l'île d'Houat.
Là plusieurs embarcations armées se mirent inopinément
à sa poursuite, profitèrent d'un temps calme, et s'emparèrent
de sa corvette, le 17 mai 1804, après une défense
opiniâtre. Il fut conduit d'abord à PortNava.o, puis
à Aurai,où des ordres arrivèrent bientôt
de le diriger, avec ses officiers, dans l'intérieur, et d'abord
à Vannes, en présence du préfet Julien. Wright
l'avait connu en Egypte, et l'avait traité généreusement,
lorsqu'on l'avait amené blessé à bord du Tigre,
à la hauteur de Saint-Jean d'Acre. Oubliant ce service, Julien
le traita sans ménagement, et le dirigea sur Paris, accompagné
d'un gendarme. Wright fut conduit,en arrivant, devant le juge instructeur
Thuriot, et confronté, le 20 mai (3), avec Querelle, Russillon
et Troche, les trois délateurs dans le procès de Moreau
et de George. Ils attestèrent le reconnaître comme
chargé d'opérer les débarquements sur la côte.
Mais Wright déclara avec fermeté qu'il n'avait aucun
compte à rendre de sa conduite au gouvernement français.
Sur la menace qu'il serait désavoué par son propre
gouvernement, il répondit n'avoir jamais rien fait, en sa
qualité de capitaine de vaisseau, sans y être autorisé
par des ordres précis, refusant néanmoins d'entrer
dans aucun détail, « Ne voulant » pas, dit-il,
après avoir rempli son » devoir être exposé
à se voir accusé » de trahison. » On le
confina au Temple dans une des tourelles supérieures de cette
prison d'état avec deux soldats placés dans son cachot
pour le garder à vue. Appelé comme témoin au
procès de George et de Pichegru, il refusa de rien témoigner,
et en se retirant reçut , malgré les soins de la police,
des applaudissements du public auditeur. On parut alors avoir pour
lui quelques égards : on lui donna une chambre , et on le
laissa même jouir de la société de sou neveu,
âgé de quatorze ans, fait prisonnier avec lui. Le préfet
Julien avait écrit que, si on les questionnait convenablement,
ils feraient des révélations importantes. On les soumit
tous les deux à différents interrogatoires, dans des
cellules particulières, sans aucune communication avec les
autres prisonniers. Pendant vingt-six jours que dura cette espèce
d'épreuve, on les laissa au pain et à l'eau pour toute
nourriture. Ils étaient interrogés pendant la nuit
par des agents de police accompagnés de gendarmes. Ce fut
dans le cours de ces interrogatoires secrets qu'on employa contre
le malheureux Wright, pour l'obliger enfin à rompre le silence,
le moyen violent de lui serrer fortement les pouces avec ce qu'on
nomme les poucettes, et ce que Fouché appelait gaiment la
petite question, en assurant à ses familiers que Wright avait
parlé, ce qui était une fausseté insigne. Tous
les moyens furent employés inutilement, même les voies
de la douceur, pour vaincre ce courageux silence. Le procès
terminé, on lui permit de loger avec son neveu dans une chambre
plus commode, et de voir de temps en temps ceux de ses officiers
faits prisonniers avec lui, et qui étaient également
détenus au Temple. On lui dit même que le gouvernement
français le laisserait retourner dans sa patrie, s'il consentait
à révéler tout ce qu'il savait des projets
formés contre la sûreté de Buonaparte. A cela
il répondit qu'il se regarderait comme rebelle à son
Dieu et à son roi, s'il avait la moindre communication avec
des êtres capables de se conduire comme ils l'avaient fait
à son égard. Au mois de juillet tous ses officiers
furent mis en liberté, et ils obtinrent, par l'entremise
du geôlier, d'avoir avant leur départ une entrevue
avec leur capitaine. Il leur parut gai, quoiqu'il fût agité
du pressentiment secret du sort qui l'attendait. En prenant congé
de M. Laumont, chirurgien de sa corvette, il lui dit, d'un air pénétré:
« J'espère que nous nous verrons dans des circonstances
plus heureuses ; mais à tout événement, quoi
qu'il puisse arriver dans ma condition présente, démentez
d'avance tous les bruits qui pourraient circuler sur mon compte
; je me conduirai, croyez-moi , en chrétien et en officier
anglais. » Après cette séparation, la captivité
du capitaine, loin d'être adoucie, devint plus dure. Cependant
on s'occupait beaucoup de son sort en Angleterre et même à
la Chambre des Communes. A la séance du 30 juillet 1804,
Windham se leva pour demander des renseignements sur la situation
des prisonniers de guerre en France, et particulièrement
sur celle du capitaine Wright. Il dit que les derniers rapports
au sujet de ce brave officier avaient appris qu'il avait refusé
de répondre à des questions non autorisées
par le droit des gens, et qu'alors on lui avait fait entendre clairement
qu'on aurait recours aux dernières extrémités
s'il ne répondait pas de la manière qu'on attendait
de lui ; ce que l'on avait commencé à exécuter
en le renfermant dans la prison du Temple. Windham, avant d'émettre
aucune proposition à ce sujet, déclara qu'il désirait
savoir si le gouvernement de S. M. avait fait quelques démarches
pour obtenir la liberté de cet officier, ou si l'honorable
gentleman qui siégeait en face pourrait donner quelque information
dans le cas où il en serait parvenu à la connaissance
des ministres. M. Hurgess Bouine, secrétaire de la trésorerie,
à qui s'adressait cette interpellation, dit qu'il était
très affligé de ne pouvoir donner l'information que
l'on désirait ; et qu'il n'avait rien à communiquer
à ce sujet. Ce fut alors que le ministère anglais
sollicita l'échange du capitaine Wright par l'intermédiaire
de l'ambassadeur d'Espagne. Le ministre des affaires étrangères
Talleyrand répondit que le capitaine Wright était
un homme affreux (4) ; qu'on ne daignerait pas le traiter comme
prisonnier de guerre, persuadé qu'aucun officier français
ne consentirait à être échangé contre
lui. Il proposait néanmoins de l'envoyer dans quelque port
neutre, où il serait mis à la disposition du gouvernement
britannique. On croit qu'au moment même où ces propositions
fallacieuses étaient faites, le capitaine Wright avait cessé
d'exister. On n'en fut instruit dans le public que par le paragraphe
suivant inséré dans la Gazette de France du 29 octobre
1804, et répété par les autres journaux. «
Le capitaine Wright de la marine anglaise, détenu au Temple,
qui avait débarqué sur la côte de Tréport
Georges et ses complices, s'est tué dans sa prison , après
avoir lu dans le Moniteur la nouvelle de la destruction de l'armée
autrichienne. » On ne crut pas généralement
à cette mort volontaire, et encore moins au motif qui y aurait
donné lieu ; et l'on pensa qu'elle remontait aux mêmes
causes qui avaient amené la catastrophe du duc d'Enghien
et la mort problématique de Pichegru ; le bruit s'accrédita
même que c'étaient encore des mameloucks de la garde
qui avaient reçu l'ordre secret découper la gorge
au capitaine Wright dans sa prison. Le public parut d'autant plus
touché de la destinée de ce malheureux officier, qu'on
n'avait pu lui imputer d'autre tort que d'avoir obéi aux
ordres de son gouvernement. Ce point délicat d'histoire contemporaine
ne pouvait être abordé ni éclairci sous le régime
impérial. Ce n'est qu'après la chute de Buonaparte
qu'il est devenu le sujet d'une controverse assez vive. Enfin, au
mois de septembre 1815, l'avocat Henoult déclara, dans une
lettre publique qui fut répandue dans toute l'Europe, qu'il
allait rétablir les faits sous leur vrai jour. « J'étais,
dit-il, prisonnier au Temple quand cet assassinat politique eut
lieu. La veille du jour où le capitaine Wright fut trouvé
la gorge coupée, Savary, à cette époque général
et aide-de-camp de Napoléon , dont on l'appelait le bras
droit, vint faire avec quelques soldats une inspection rigoureuse
de cette terrible prison ; inspection dont il était chargé
spécialement, et indépendamment de Fouché,
ministre de la police. Retirez -vous dans vos chambres, fut l'ordre
que Savary donna aux prisonniers. On fit des perquisitions dans
celle du capitaine comme dans les autres. L'objet de cette enquête
était de découvrir une prétendue correspondance
avec l'Angleterre, dont on ne trouva aucune preuve. Le jour suivant,
une nouvelle perquisition eut lieu , mais seulement dans la chambre
du capitaine Wright : elle était faite par trois officiers
de police que deux soldats escortaient. Sans doute ces vexations
irritèrent au plus haut point ce brave officier , et nous
l'entendîmes crier de toutes ses forces, et appeler la vengeance
du ciel sur Buonaparte et sur la cruelle tyrannie de sa police.
Vers minuit des assassins entrèrent dans sa chambre, et lui
coupèrent la gorge avec un rasoir ; on supposa que c'étaient
les mêmes qui avaient étranglé Pichegru. »
Une aussi grave accusation a donné lieu de la part de M.
le duc de Rovigo (Savary), qui était alors au pouvoir des
Anglais dans l'île de Malte, à une réfutation
(5) fondée d'abord sur ce que Fouché seul avait l'inspection
supérieure du Temple, et enfin sur la preuve de l'alibi ;
c'est-à-dire sur ce que lui, Savary, ayant suivi Napoléon
en Allemagne, en 1805, avait assisté à la bataille
d'Austerlitz, et avait été chargé d'une mission
auprès de l'empereur Alexandre avant et après la bataille,
avait même été vu le 28 ou 29 novembre auprès
de ce monarque par l'ambassadeur d'Angleterre lord Leveson-Gower.
Mais ces objections ne se trouvent-elles pas affaiblies devant l'examen
sévère de l'histoire ? En supposant la réalité
de cet assassinat politique, il n'a pu être commis sans la
volonté expresse de Napoléon, et même sans un
ordre secret de sa part ; or, l'agent qui en aurait été
porteur ne se serait nullement trouvé en conflit avec Fouché
qui, en sa qualité de ministre de la police générale,
et dépositaire de tous les secrets d'Etat, eût été
obligé d'y prêter les mains. Dans ce cas l'accès
du Temple, à toute heure, ne pouvait être interdit
à un aide-de-camp de Napoléon, chargé d'ailleurs
de sa police secrète. L'alibi n'est pas non plus prouvé
assez victorieusement. Le duc de Rovigo l'établit sur sa
présence à Austerlitz, lors de la mort du capitaine
Wright. Mais cette mort ne coïncide nullement avec la date
de la bataille livrée le 2 décembre 1805. Elle se
rapporte à la capitulation de Mack à Ulm qui eut lieu
le 20 octobre, et fut annoncée par le Moniteur du 24 après
la lecture duquel, selon la Gazette de France, déjà
citée (et tous les journaux alors étaient officiels),
le capitaine Wright se serait tué. Sa mort, annoncée
le 29 par la Gazette , avait eu lieu dans la nuit du 27 au 28 octobre
; par conséquent plus d'un mois s'écoula jusqu'à
la bataille d'Austerlitz. Ainsi une mission secrète pour
Paris, donnée à Ulm ou ailleurs, aurait pu être
remplie en huit ou dix jours au plus, et un aide-de-camp actif,
accoutumé à exécuter rapidement les ordres
de Napoléon, aurait pu assister ensuite aisément à
la bataille d'Austerlitz. D'un autre côté, il y a aussi
lieu de s'étonner que le duc de Rovigo, en rapportant la
lettre de l'avocat Henoult pour la réfuter, en ait supprimé
le P. S. conçu en ces termes : « Je vous donnerai de
plus amples renseignements sur ces meurtres d'état. »
Henoult tint parole et publia, peu de jours après, à
Liège , sous la date du 5 octobre, une seconde lettre qui
n'a pas été réfutée, et qui contient
de terribles inductions sur le genre de mort du capitaine : «
Le capitaine Wright, y est-il dit, était emprisonné
étroitement dans un de ces donjons, que dans le langage de
la tyrannie on appelle secret, et qui présente à l'imagination
tout ce qu'il y a de plus terrible. Il ne voyait pas une âme,
excepté un individu, le porte-clef, qui le visitait trois
fois par jour. Son secret était situé dans un petit
carré détaché, où était aussi
renfermé un vieux jésuite d'environ quatre-vingts
ans ; homme de qualité et d'érudition qu'il honorait
de son estime et de sa confiance. Le capitaine, ainsi qu'on l'a
déjà établi, eut le cou coupé avec un
rasoir, entre minuit et minuit et demi. Vers sept heures du matin,
le porte-clef de cet infortuné officier éveilla tout
le Temple par ses cris répétés à diverses
reprises : Le capitaine anglais s'est tué. Le geôlier
se rendit sur les lieux , et permit aux prisonniers d'entrer dans
la chambre du mort. J'entrai à mon tour, ainsi que cent vingt-huit
de mes compagnons d'infortune. Le capitaine était étendu
sur son lit, couvert de sang, et le fatal rasoir était sur
le parquet. On voyait sur sa table de nuit un Moniteur de la veille,
qui contenait les détails d'une victoire signalée
remportée par les Français. Vous voyez, dirent les
porte-clefs, qui sans doute étaient endoctrinés par
Savary, que notre victoire a poussé le capitaine anglais
à un acte de désespoir. Personne ne dit mot, et pas
un des spectateurs, pas même les porte-clefs, n'ajoutèrent
foi à cette fable. Le public se ressouviendra particulièrement
qu'il avait été fait une défense sévère
de procurer les papiers publics au capitaine Wright ; qu'il n'avait
point de rasoir, le barbier du Temple le rasant deux fois la semaine,
accompagné et inspecté par l'un des geôliers.
Ces faits notoires sont à la connaissance de tous les prisonniers.
Saisi d'horreur à cet affreux spectacle, je me rendis dans
l'appartement du jésuite, situé au côté
opposé, à quelques pas de distance de celui du capitaine.
— Quels crimes se commettent dans cette prison, dit-il, en élevant
les mains et les yeux vers le ciel ! — Oui, mon père, répliquai-je,
ils sont énormes et excèdent toute mesure. Étant
aussi près du lieu de la scène, vous avez probablement
entendu tout ce qui s'est passé. Pour moi, j'en ai entendu
une bonne partie, ou plutôt j'ai vu les antécédents
de cette catastrophe. — Quels étaient-ils? — Je vais vous
les rapporter. M'étant éveillé vers minuit,
car le sommeil est léger dans les prisons d'état,
j'ai entendu très-distinctement s'ouvrir et ensuite se fermer
la porte du guichet ; j'ai entendu aussi quelques hommes qui marchaient
dans la cour ; j'ai cru entendre, de plus, ouvrir et fermer la porte
qui conduit à la tour. J'avoue que je fus saisi d'alarme
; car c'est ordinairement vers cette heure que les geôliers
venaient extraire quelque infortuné, pour le conduire devant
une commission militaire secrète : de là il était
fusillé. Mes craintes n'étaient pas déraisonnables
; car beaucoup d'individus avaient péri de cette manière
pendant la nuit. Elles cessèrent cependant quand je m'aperçus
que les hommes que j'avais entendus ne venaient pas de mon côté.
Emporté alors par ma curiosité, je mis la tête
à la fenêtre grillée de ma chambre. Les assassins
revinrent lentement, vers minuit et demi ; mais la nuit était
sombre : il me fut impossible de les compter. Le guichet fut ouvert
et fermé de nouveau. Le jésuite, à son tour
, me dit que vers la même heure il avait entendu ouvrir la
porte de son carré ; trois ou quatre hommes, marchant sur
leurs mains et sur leurs pieds, à ce qu'il lui sembla, ouvrirent
et fermèrent la porte du capitaine. Quelques minutes après,
il l'entendit rouvrir et refermer de nouveau. Enfin il entendit
aussi fermer la porte du carré. Quant à la mutilation
(6) de ce brave officier, que le journal de Gand a rapportée,
et que la Gazette générale des Pays-Bas a répétée,
sur son autorité, ce n'est qu'une pure fiction, qui sera
rejetée par tous les écrivains judicieux. J'ai vu,
ainsi que les prisonniers du Temple, le corps mort nu; et il n'y
avait point de mutilation, excepté au cou, où l'on
voyait une profonde incision , de quatre pouces environ. Un procès
verbal du prétendu suicide fut dressé et envoyé
à Londres, avec le Moniteur, aussi faux que le procès-verbal.
» On a vu que Wright avait un pressentiment du sort qui l'attendait;
ce qu'on explique par la persuasion où il était, et
qu'il ne dissimulait point, que Buonaparte lui avait voué
une haine mortelle. Aux renseignements qui précèdent,
l'auteur de cet article croit devoir ajouter ceux qu'il tient directement
de sir Sidney-Smith , qui représente le capitaine Wright,
dont il était l'ami, comme doué des plus hautes qualités,
et comme très regrettable pour ses vertus militaires. Selon
l'amiral, les premières personnes qui entrèrent dans
la chambre de Wright, le jour de sa mort, le virent avec le drap
sur le menton, ce qui, d'après son genre de mort, leur parut
un indice qu'il ne s'était pas tué lui-même.
L'amiral tient encore du prince de Polignac, alors renfermé
au Temple, qu'on n'avait aperçu la veille aucune altération
dans l'humeur ni dans les traits du capitaine. Sir Sidney-Smith,
étant parvenu à se procurer les papiers de son ami,
qu'il a rendus à sa famille, y a trouvé son journal
écrit de sa main très exactement, et conduit jusqu'à
la veille même de son trépas, et rien n'y annonce le
projet d'un suicide. B—p. (de Beauchamp).
|
|
|
|