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Cette disposition
était rendue nécessaire par ce qui était l'objectif avoué de la
création de la milice bourgeoise
: le désarmement de la populace. En effet, n'étaient enregistrés
et ne recevaient donc la cocarde uniforme bleu et rouge que les
citoyens domiciliés et connus.
On voit donc qu'il
existait simultanément, le 13, deux cocardes différentes, celle
de la garde bourgeoise, rouge et bleu, et la verte portée par tous
les autres citoyens. Un témoin, député de la noblesse de Marseille,
écrit dans l'après-midi du 13: « On désarme les polissons, on
arrête ceux qui ont des effets volés, mais il faut avoir une cocarde
verte au chapeau pour n'être pas insulté. » Mais bientôt, on
le sait, la cocarde verte fut proscrite, lorsqu'on se rendit compte
que le vert était également la couleur de la livrée du comte d'Artois.
C'est alors que
la cocarde tricolore, destinée désormais à assurer le rôle protecteur
de la cocarde verte, fut créée pour le peuple de Paris, à l'exclusion
des miliciens, qui conserveront leurs couleurs jusqu'à la fin du
mois. A quel moment précis le fut-elle ? Le registre de correspondance
de Bailly (B.N. Manuscrits) contient un document capital : la copie
d'une lettre adressée au maire de Paris par M. de Gouvion, major-général
de la garde nationale, le 28 mars 1790. On y lit : « C’est d'après
un arrêté d'une assemblée des électeurs, le 14 ou 15 juillet dernier,
que les trois couleurs ont été fixées. "
Pour déterminer
avec plus de précision encore la date exacte de la création du tricolore,
il faut recourir aux deux seuls textes retrouvés qui parlent distinctement
des trois modèles de cocarde. Le premier est une lettre d'un négociant
nommé Failly, écrite le 23 juillet 1789: « On arrêtait [le
lundi 13] tous ceux qui étaient armés sans être en patrouille,
on les désarmait et, s'ils ne nommaient pas leur district, on les
conduisait provisoirement en prison. On donna d'abord pour passeport
la cocarde verte, mais, le soir, réfléchissant que cette couleur
était la livrée du comte d'Artois, on la prit rose, bleu et blanc.
»
L'autre texte est
la Quinzaine mémorable, chronique
d'un Parisien du 12 au 30 juillet, parue dès les premiers jours
d'août. L'auteur écrit, à la date du 14 juillet, avant 8 heures
du matin : «Grands et petits de tout état ont arboré, par ordre
de la ville, la cocarde bleu, rouge et blanc."
La conclusion qui
se dégage de ces documents est que la cocarde tricolore est née
dans la nuit du 13 au 14 juillet, à une heure difficile à déterminer.
Par quel mystère a-t-on bien pu opposer, pendant près de deux siècles,
les deux thèses évoquées plus haut, aussi manifestement fausses
l'une que l'autre ?
Il faut d'abord
prendre en compte le désordre inséparable de tout état d'insurrection :
«Désordre, tumulte,
confusion, embarras » sont des mots qui reviennent sans cesse
dans les pages du procès-verbal de séance et délibérations de l'assemblée
générale des électeurs de Paris, consacrées à ces chaudes journées.
A côté des trois cocardes principales, on retrouve dans les témoignages
un grand nombre de variantes de combinaisons des couleurs : cocardes
vert et blanc, bleu et blanc, rouge et blanc, vert et rouge, paraissent
avoir été portées dans certains districts.
Mais il y a plus
: le texte de l'arrêté qui a instauré la cocarde tricolore n'est
pas connu. Pourtant, cet arrêté a existé : Gouvion en fait mention,
la Quinzaine mémorable en fait mention, et un arrêté de l'Assemblée
des représentants de la Commune, en date du 4 octobre 1789, porte
«que les arrêtés précédemment rendus, qui sont en tant que de
besoin confirmés, continueront d'être exécutés » et « déclare
que la cocarde aux couleurs rouge, bleu et blanc est la seule que
les citoyens doivent porter ».
Si cet arrêté, d’une
si grande importance n’a été publié dans aucun journal ni, fait
plus troublant encore, dans le procès-verbal des électeurs, c'est
que nous touchons ici au domaine du sacré.
Rapidement, la cocarde
tricolore est devenue pour les Français ce que le journal de Brissot
appelle, le 24 octobre, « le signe sacré de notre rédemption
». Et l'on sait que dans les moments de grande exaltation mystique,
religieuse ou patriotique, il n'est pas sage de toucher au caractère
sacré des symboles, ainsi que l'ont d'ailleurs éprouvé les gardes
du corps du roi en octobre 1789. Rappelons que c'est « l'insulte
faite à la cocarde nationale » qui a été l'occasion de l'expédition
des Parisiens à Versailles le 5 octobre, expédition qui a eu pour
résultat le retour du roi à Paris, rupture définitive avec la monarchie
de droit divin.
Or l'arrêté imposant
aux citoyens le port de la cocarde tricolore qui, nous l'avons vu,
est de la nuit du 13 au 14 juillet, était forcément signé du nom
de celui qui présidait la comité permanent : le prévôt de marchands
de Flesselles, en qui tous les Parisiens virent le plus abominable
des traîtres lorsque le bruit courut, immédiatement après la pris
de la Bastille, qu'on avait trouvé dans les poches du gouverneur
de la forteresse une lettre écrite de la main de Flesselles portant
ces quelques mots : " J'amuse les Parisien avec des cocardes
et des promesses tenez bon jusqu'au soir & vous aurez du renfort."
Que cette lettre
ait existé ou non, son contenu colporté et le fait qu'il ait valu
à Flesselles une mort immédiate et ignominieuse indiquent que celui-ci
avait joué un rôle déterminant dans le choix du nouvel insigne.
Pouvait-on laisser, au bas d’un texte qui instituait la cocarde
–texte investi d’une charge émotionnelle dont nous ne nous faisons
plus qu’une faible idée – un nom qui inspirait une telle horreur ?
Un dernier point
reste à examiner : pour quelle raison la couleur blanche a-t-elle
été ajoutée au bleu et au rouge de la ville de Paris ? L'explication
la plus communément avancée est que le blanc était la couleur du
roi. Cette affirmation, pourtant, a le défaut de reposer sur un
anachronisme :
Prenons le classique
Traité des marques nationales, de Beneton de M o r a n g
e , ouvrage paru en 1739. On y lit une dissertation sur les couleurs
qui composent la livrée du roi, et qui se termine de la manière
suivante :
«J'ai montré
que ces trois couleurs ont été successivement celles qui ont désigné
les Français : savoir le bleu, sous les deux premières races de
nos rois; le rouge, sous la troisième jusqu'à Charles VI, et le
blanc, depuis Charles VII jusqu'à présent; ainsi pour composer une
livrée pour nos rois qui fut capable d'indiquer l'ancienneté de
la monarchie, on n'a eu qu'à rassembler les couleurs qui, en différents
temps, l'ont désignée. »
A longueur de page
se trouve démontré dans cet ouvrage que la couleur nationale des
Français était alors le blanc, tandis que les
couleurs personnelles du roi étaient le bleu, le blanc et le
rouge.
Que nous sommes
loin de la symbolique simpliste des images d'Épinal !
C'est donc la cocarde
aux couleurs du roi que Flesselles avait donnée aux Parisiens le
14 juillet (cocarde d'ailleurs appelée « royale et bourgeoise »
par la Gazette de Leyde).
Excellent symbole,
il faut en convenir, puisque tout en rassemblant les trois couleurs
successivement désignatives de la nation française, il exprimait
tout à la fois l’union des trois ordres par la présence de trois
couleurs, l’union de Paris et de la nation, et l’union des Français
avec leur souverain, ce qui était la doctrine politique reçue alors
avec enthousiasme et presque sans partage.
On ne pouvait trouver
mieux !
C’est ce qui explique
que Louis XVI, qui savait évidemment très bien que c'étaient là
ses couleurs, ait accepté de si bonne grâce la nouvelle cocarde.
Alors que Louis XVIII aurait répondu, lorsqu'on lui proposa en 1814
de conserver le drapeau tricolore : « Je ne veux point faire à la
France l'affront de lui imposer mes couleurs ; reprenons le
drapeau blanc qui est le sien. "
Sous Charles VII,
les Français avaient été contraints d'abandonner le rouge et de
prendre le blanc, lorsque les Anglais eurent délaissé le blanc et
pris le rouge, pour afficher les prétentions de leur roi sur la
couronne de France. En 1789, le refus des tenants de l'Ancien Régime
de porter des couleurs - fussent-elles celles du roi – qui avaient
été adoptées par leurs adversaires amena rapidement une inversion
de symbolique : les couleurs personnelles
du roi devinrent couleurs nationales, et même symbole de la
Révolution, alors que la couleur nationale devint celle du parti
du roi.
Un des plus étonnants et des plus méconnus
paradoxes de cette époque... renversante.
_________________________________
Une étude plus développée de l'histoire
de la cocarde se trouve dans la Patience
n°7, comprenant un grand nombre de pièces justificatives.
La Garde nationale de Paris fait l'objet
de la Planche H1 (Patience n° 8). |
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