|
Au milieu
de ce terrible hiver, si précoce et si froid, le peuple ne
trouve pas de consolation dans l'almanach de Liége, car l'hiver,
Mathieu Laensbergh l'affirme, sera long : les "prédictions
générales sur les variations du tems" donnent,
en prenant pour repère chaque phase de la lune : "gelée
- froidure - neige & gelée - froid sensible",
pour le mois de janvier ;
"dégel et frimats - neige - gelée - pluie",
pour février ;
"fâcheux - bise- variable – pluie", pour
mars ;
et encore de la gelée pour le premier quartier d'avril !
Le développement des prédictions pour le mois de février
est particulièrement affligeant :
"Le cours de ce mois nous offrira le triste tableau de
la misère & de la désolation, auxquelles aura
été réduit grand nombre de personnes par la
rigueur d'un hiver mémorable dans nos annales. (...) Affreuse
inondation qui causera de terribles dégâts".
Le libraire Hardy note dans son journal, à la date du. 28
décembre 1788 : "gelée très forte,
certains thermomètres indiquent 10 degrés au-dessous
du terme de congélation. D'après quoi l'on commençait
à craindre de voir s'effectuer la funeste prédiction
de certains almanachs qui n'annonçaient le dégel réel
suivi et complet que pour la fin de janvier ou le commencement de
février l 789 avec grande inondation."
Et s'il n'y avait que le temps ! Mais même les "pronostications
particulières" et la "prédiction
générale sur quelques événemens"
annoncent que 1789 sera une année exceptionnelle à
bien
des égards :
"Que
de choses merveilleuses, surprenantes, soudaines, extraordinaires,
imprévues, révoltantes, sinistres aux uns, heureuses
pour d'autres, enfin de toute espèce, genre et nature, l'unique
& incomparable Mathieu Laensbergh présage devoir arriver
dans les quatre parties du monde pendant la révolution de
cette année. Pour commencer, il semblera qu'un esprit de
démon se plaise à exhaler son souffle empoisonné
pour mettre le trouble &; la mésintelligence dans tous
les états: Egit discordia Cives. Préparatifs guerriers.
Débâclement redoutable. »
Ces prédictions, on s’en doute, ne manquent pas d'inquiéter
la population. Et il n'y a que les esprits forts qui ne se laissent
pas impressionner, ceux qui, armés de la "sublime philosophie",
ne voient dans tout cela rien que de très ordinaire. De ceux-là
est Beffroy de Reigny, dit le"Cousin Jacques", l'auteur
du "Courrier des .Planètes" qui dévoile,
dans son numéro 60 (du 16 avril 1789) les dessous de l'Almanach
de Liége.
" Mathieu Laensbergh a prédit tout cela, dit-on
; et dès que Mathieu Laensbergh, qui est mort il y a 50 ans,
l'a prédit, "cela devait arriver. M. de Voltaire a dit
tout ce qu'un homme sensé pouvait dire sur ces sortes de
prédictions ; mais voici une anecdote à ce sujet,
dont il n'a pas pu parler,
par la raison qu'elle est arrivée six ou sept ans après
sa mort. M. l’abbé de J., chanoine et grand vicaire de N…,
se trouvant à Liège pour quelques jours, au retour
des eaux de Spa, alla voir la veuve Bourguignon, celle-là
même qui tient le privilège du fameux almanach. Après
la connaissance faite, elle lui dit: M. l'abbé, vous êtes
Français ; le clergé de cette nation est le plus instruit
de l'Europe; vous me paraissez un homme d'esprit et de sens ; vous
avez du style et de la facilité ; vous pourriez me rendre
un grand service.
-Comment donc, Madame Bourguignon?
-Je n'ai plus de prédictions pour l'année prochaine
; l'homme qi m'en faisait est mort le mois passé; je suis
fort embarrassée, car vous savez que c'est aux prédictions
de mon almanach que je dois son succès.
-Je vous entends, Madame Bourguignon. »
Aussitôt l'abbé prend une plume, et en moins de deux
heures, il fait des prédictions non seulement pour l'année
suivante, mais pour 1788 et pour 1789… "Puisque j'étais
en train de prédire, disait l'abbé de J ..., en racontant
cela lui-même à qui voulait l'entendre, j'aurais prédit
à l'infini ; j'aurais fourni des prédictions pour
cent ans... ma plume ne s'arrêtait pas….
Et ce sont les rêveries de cet abbé, poursuit le Cousin
Jacques, qui ont alarmé réellement les trois quarts
de Paris ; des personnes sensées mêmes s'y sont laissé
prendre… »
Et le Cousin Jacques termine l'anecdote par cette conclusion : "Comme
si, quant au moral, il fallait être un grand prophète
pour deviner que le luxe effréné, l'éducation
oubliée, la religion outragée, les mœurs discréditées,
l'égoïsme à son comble, doivent nécessairement
amener dans un état une foule de désastres."
Reconnaissons au passage que si l'abbé de J … n'avait pas
grand mérite "quant au moral", il a été
assez heureusement inspiré en ce qui concerne la météorologie.
Pour le reste,
que l'anecdote rapportée par le "Courrier des Planètes"
soit authentique ou non, il faut admettre que tous les observateurs
attentifs sentaient que l'année 1789 verrait de grands changements,
parce qu'ils étaient devenus inévitables, et qu'il
n'était pas nécessaire de regarder les étoiles
pour en être convaincu.
Mallet du Pan, chroniqueur de la partie politique du Mercure
de France conclut son court "résumé
des événements politiques de l'année 1788"
dans le numéro du 5 janvier 1789, par la phrase suivante
:
"La plupart de ces faits ne seront même entièrement
développés que dans le cours de l'année suivante
; et au lieu de les raconter, il faudrait se borner à dire
: le temps présent est gros de l'avenir".
Et l'auteur
anonyme de la "Correspondance secrète"
(collection de lettres retrouvées à la Bibliothèque
Impériale de Saint-Pétersbourg et publiée en
1866 par M. de Lescure) écrivait dans son bulletin du 23
décembre 1788 :
"les
gens honnêtes sont très alarmés sur les événements
de l'année 1789. »
Il n'est pas
jusqu'au comte d'Artois et au prince de Condé qui n'aient
poussé des cris d'alarme en cette fin décembre :
"Sire, l'Etat est en péril; une révolution
se prépare dans les principes du gouvernement"
faisaient-ils écrire au Roi dans le "Mémoire
des Princes du Sang".
Même le "Magasin des Modes", dans son numéro
du 1er janvier 1789, parle de révolutions ; mais il est vrai
qu'il s'agit des révolutions des modes françaises...
Il n'y a que "l'Almanach de Vincennes, ou le joli Sorcier"
qui se montre résolument optimiste : « Je m'imagine
qu'on sera content de 1789, par la raison que les Etats-Généraux
auront consolidé la Monarchie, en lui donnant plus que jamais,
la Nation pour appui. … »
Mais le ton légèrement caustique de la suite montre
que nous avons plutôt affaire à un moraliste qu'à
un devin.
Pour être fixé sur la confiance qu’il convient d’attribuer
aux prédictions de Maître Mathieu Laensbergh, il suffit
de les soumettre au feu de l'épreuve ; et aucune année
ne semble plus propice que cette année 1789 pour vérifier
la perspicacité du mathématicien liégeois.
Comme il serait trop long de transcrire ici toutes les pronostications
pour 1789, retenons-en une choisie tout à fait au hasard
bien évidemment…
Prenons, par exemple, le mois de juillet :
"Si la gloire n'est due qu'à Dieu, &.. n'est
faite que pour les sots, qu'on ne soit point surpris que le nombre
de ces derniers s' augmente tous les jours ! Le débordement
subit & hors de saison d'une rivière, dérangera
beaucoup les opérations d'un grand général.
Poudre d'or, jettée aux yeux de gens de justice, qui leur
causera un déplorable aveuglement. Bizarres, mais tristes
& alarmants effets du. tonnerre. La maladie & la famine
qui accableront de nombreuses armées, moissonneront plus
de soldats, que la plus sanglante bataille. Récolte ravagée.
Heureuse trouvaille. Malignité effroyable. Perte sensible."
Faut-il croire
Mathieu Laensbergh ?
|
|
|
|