Mais
il faut constater que les documents les plus suspects sont largement
repris et diffusés par tout un système éditorial, et cette répétition
même leur accorde à la longue une crédibilité qu'ils n'avaient pas
au départ. A force de voir de telles images, on ne se pose même
plus les questions les plus élémentaires sur leur origine et sur
leur utilisation. Elles font partie d'un patrimoine et se reproduisent
par génération spontanée, donnant naissance à de nouveaux épisodes
qui viennent à leur tour enrichir la légende.
L'histoire
du premier portrait de Napoléon est significative de la façon dont
l'histoire est polluée par des éléments fabriqués à des fins plus
ou moins avouables, qui se
transmettent et se multiplient à la façon des virus informatiques.
Ce
n'est malheureusement pas un exemple isolé, et l'on en trouvera
bientôt d'autres sur ce site…
Ce fameux portrait aurait été publié pour la première fois
en 1895 par Armand Dayot dans son album "Napoléon".
On
pouvait lire, sous la reproduction :
"Portrait
de Bonaparte. Fait aux deux crayons, à Brienne, par un de ses condisciples."
"Il
écrivait à côté de la reproduction : "…un
document existe et nous sommes heureux de pouvoir le reproduire
ici, qui représente Bonaparte à l'époque où il étudiait à l'école
de Brienne. Son authenticité, sinon sa fidélité absolue, est indiscutable.
Cette intéressante image peut être considérée comme le premier portrait
de Bonaparte fait d'après nature. Elle figure au musée des souverains
et est aujourd'hui la propriété de M. de Beaudicourt ; sous ce portrait
on peut lire ces mots écrits au crayon : Mio caro Buonaparte amico
Pontormini, del 1785 Tournone."
On
peut se demander sur quoi Armand Dayot se basait pour affirmer que
l'authenticité de cette pièce était "indiscutable".
Il faut croire que l'envie de publier pour la première fois une
pièce qui aurait présenté un tel intérêt historique a balayé dans
son cerveau tout esprit critique.
Car
enfin, le premier coup d'œil aurait dû lui faire déceler le faux.
La coiffure portée par le personnage représenté est la même que
celle portée par le général Bonaparte en 1796 et en 1797. Or, cet
arrangement des cheveux, si caractéristique de l'époque révolutionnaire,
est inimaginable sous l'Ancien Régime, et particulièrement dans
une école militaire, endroit où l'on est à l'évidence si pointilleux
sur ce genre de détail.
Il
est bien entendu possible qu'un condisciple particulièrement doué
ait réalisé un dessin du jeune Corse... Et il aurait fallu une bonne
part de chance, jamais à écarter évidemment, pour qu'il ait conservé
ce portrait. Mais il aurait plus que probablement représenté son
camarade en uniforme, coiffé à l'ordonnance ; et d'ailleurs on n'a
pas connaissance d'un nommé Pontornini à l'école de Brienne.
En
outre, Dayot n'a même pas remarqué que Bonaparte avait quitté l'école
de Brienne en 1784, et qu'il était en 1785 cadet gentilhomme à l'école
militaire de Paris.
Par
contre, si Armand Dayot était resté en possession de ses moyens
devant cette pièce qu'il jugeait extraordinaire, il aurait réalisé
que, dès 1796, le général Bonaparte était l'objet
d'un intérêt sans précédent, qu'il a donné lieu à d'innombrables
portraits, et qu'il a dû tenter le crayon d'une foule de personnes
qui voulaient fixer sur le papier les traits du "héros dont
la renommée remplissait le monde". Qu'un professeur de dessin
dans une petite ville ait pris un portrait gravé du général, et
ait tenté de le reproduire en faisant un portrait au crayon, est
une hypothèse plus plausible que celle du condisciple de Brienne.
Le fait que le personnage ait pris dans l'opération un air juvénile
est d'ailleurs un phénomène que les dessinateurs connaissent.
Et
on peut imaginer que ce portrait, retrouvé quelques années plus
tard dans un grenier après le décès de l'auteur, ait été acquis
par un marchand, qui aurait voulu lui donner un caractère d'authenticité
en y ajoutant une inscription.
Cette
hypothèse n'est pas la seule bien sûr, et on, peut imaginer cent
autres façons dont ce dessin a vu le jour (il pourrait s'agir du
portrait authentique et ressemblant d'un sosie de Napoléon, ou du
portrait peu ressemblant de quelqu'un qui ne lui ressemblait pas...)
Si Napoléon Bonaparte est le personnage le plus représenté au cinéma,
ne serait-il pas aussi celui qui a été le plus souvent dessiné ?
Si le cinéma est l'art du truquage par excellence, il serait naïf
de croire qu'une feuille de papier soit à l'abri de manipulations.
Et pour que l'authenticité de ce dessin soit "indiscutable",
comme l'écrivait Dayot, il aurait fallu le début d'un commencement
d'authentification, comme par exemple le parcours du dessin entre
1785 et sa publication, une allusion recueillie de la bouche de
Napoléon ou le témoignage d'un autre condisciple. Mais il n'y a
rien.
Ce
qu'il y a d'étrange avec la figure de Napoléon Bonaparte, c'est
qu'elle semble fasciner
à un point tel que l'esprit critique est mis en veilleuse, que l'intelligence
semble déconnectée, même chez des historiens par ailleurs scrupuleux.
En
1898, Arthur Chuquet publie une œuvre monumentale, en trois volumes
: "La jeunesse de Napoléon". C'est une œuvre très
documentée d'un historien scrupuleux. Mais en frontispice figure
le portrait de Pontornini. Chuquet s'est évidemment rendu compte
que la date ne correspondait pas au séjour de Bonaparte à Brienne,
aussi a-t-il corrigé la légende de la façon suivante : "Napoléon
– Lieutenant en second au Régiment de La Fère (1785). (Musée de
Versailles)".
Le
lieutenant Bonaparte ayant été affecté à Valence en octobre 1786,
Chuquet en conclut, sur foi du dessin de Pontornini, qu'il a dû
se rendre à Tournon pour s'y faire faire le portrait :
"Il
alla voir à Tournon, à quatre lieues de Valence, un sien compatriote,
un artiste du nom de Pontornini, pour causer avec lui de la patrie,
et ce Pontornini qui l'appela bientôt son caro amico, lui fit son
portrait, le premier qu'on ait de Bonaparte : profil ferme et accentué,
cheveux longs et couvrant la moitié du front, bouche fine, et dans
l'ensemble de cette physionomie d'un jeune homme de seize ans une
expression singulière de sérieux et de gravité."
Apparemment,
cet épisode n'est basé que sur l'existence de ce portrait de Pontornini.
Chuquet d'ailleurs ne cite pas ses sources. Mais il est le premier,
à ma connaissance, a avoir raconté cet épisode. (D'autres, comme
Max Gallo, n'hésiteront pas à en remettre encore
une couche.)
On
remarquera qu'à ce moment-là, la propriété du portrait n'est plus
créditée à M. de Beaudicourt,
mais au musée de Versailles. En effet, Chuquet remercie dans sa
préface Pierre de Nolhac, à l'époque conservateur du château.
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