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Une
autre vérité vérifiable est qu’ils présentent
de grosses différences entre eux. Ils ne racontent pas la
bataille de la même façon.
A propos du moment où Napoléon a appris l’arrivée
des Prussiens, à propos de la position du 6e corps, par exemple,
on a des versions entièrement différentes et inconciliables.
Donc, soit Napoléon s’est trompé de bonne foi, parce
qu’il était distrait, ou indifférent, soit il a sciemment
modifié la présentation des choses, et il a donc "arrangé"
l’histoire.
Si on accepte la première hypothèse (peu vraisemblable),
on est en droit de se poser la question : lesquels des récits
sont-ils faux ? à quel moment Napoléon n’était-il
plus dans la plénitude de la possession de ses facultés
mentales ? En juin 1815 ? Dans ce cas, bien des problèmes
historiques trouveraient leur solution. Il aurait donc dit la vérité
à Sainte-Hélène, et il n’y aurait donc plus
de raison de mettre en doute son récit de 1820. Oui mais,
dans ce cas, il aurait du avouer qu’il s’était trompé
en 1815, et il ne le fait pas… Donc, on ne peut pas lui faire confiance
sur son récit de 1820 non plus.
Personnellement,
je ne prends pas Napoléon pour un naïf. C’est une des
plus grandes intelligences politiques de l’histoire. Pour lui, tout
est politique. La vérité en tant que telle ne l’intéresse
pas. Ce qui compte, c’est l’impact que peut avoir un récit
au moment où il le rédige, et au moment où
il sera lu.
Il dit la vérité dans la limite où elle peut
lui servir, (dans tout discours politique, il faut qu’il y ait une
part de vérité à la base, évidemment).
Nous savons par le témoignage de son secrétaire Fleury
de Chaboulon (voir un extrait de son témoignage)
que pour le bulletin de l’armée,
dicté à Laon le 20 juin, il a voulu « dire toute
la vérité à la France ».
A ne pas prendre au pied de la lettre, bien sûr. Napoléon
est battu, mais pas abattu. Il n’a pas abdiqué le pouvoir.
Donc son récit a une portée politique : "nous
avons essuyé un revers, ça peut arriver, mais ce n’est
pas de ma faute ; la situation est grave mais pas désespérée,
il faut se ressaisir, donnez-moi les pleins pouvoirs et on va réparer
tout ça".
Donc il raconte la bataille comme elle s’est passée (il y
a 60.000 témoins qui rentrent en France en même temps
que lui), sans déguiser l’ampleur du désastre. Mais
il est normal, à la fois sur le plan humain et sur le plan
politique que, s’il est conscient d’une faute qu’il a pu commettre,
il ne va pas la clamer, pour ne pas affaiblir le capital confiance
dont il a encore besoin pour continuer la lutte.
Voilà
le contexte dans lequel a été dicté le bulletin,
qui est le premier récit complet sur la bataille de Waterloo
publié en France. C’est donc un document capital. A lire
et à relire sans cesse, en tentant de se mettre au niveau
de celui qui l’a rédigé (enfin, je veux dire, à
sa place, parce que son niveau, c’est un peu élevé…).
Après, il y a les récits de Sainte-Hélène.
Ici, le contexte est tout différent.
Napoléon reste toujours LE plus grand politique.
Ce n’est pas un vulgaire général à la retraite
qui dicte ses mémoires pour passer ses soirées et
se rappeler le bon vieux temps. Il est l’Empereur Napoléon,
et toute l’histoire de ses démêlés avec Hudson
Lowe le prouve. Il est le fondateur d’une dynastie. Et il fera tout
pour que sa dynastie revienne au pouvoir.
Sur quoi est fondée la légitimité du pouvoir
qui lui a été confié, et qu’il a perdu à
la suite de revers militaires ? Sur sa supériorité,
sur son génie.
Il lui faut donc, pour lui, pour son fils, pour sa dynastie, démontrer
que ses revers militaires, que Waterloo surtout ne sont pas dus
à un affaiblissement de sa supériorité et de
son génie.
Or, si ses qualités physiques ont pu décliner à
la suite des fatigues de la guerre, sa prodigieuse intelligence,
elle, est restée intacte. Et il dispose maintenant de données
dont il ne disposait pas au moment où il a rédigé
le bulletin : il a pu prendre connaissance de tout le dispositif,
du plan de campagne, et même des erreurs de ses adversaires.
Avantage inappréciable pour un génie tel que lui.
Et il ne fera pas faute de s’en servir.
De plus, cerise sur le gâteau, il est doué d’un véritable
génie littéraire. Quand il écrit, par exemple
:"la forêt de Soignes apparaissait comme un incendie
; l'horizon était resplendissant du feu des bivouacs, le
plus profond silence régnait", ou "la
terre paraissait orgueilleuse de porter tant de braves",
c’est stupéfiant. On dirait du Hugo. Qui voudrait douter
des paroles de quelqu'un qui écrit comme ça ? Le lecteurest
emporté par le récit, il voit la scène, elle
se grave dans l’esprit, il vibre, et… l’esprit critique est anesthésié.
La puissance,
la magie du verbe de Napoléon sont tels que, après
la publication des œuvres de Sainte-Hélène, ce sont
les récits de Napoléon qui seront la base, la trame
et même l’étalon vérité de tous les récits
et toutes les études sur Waterloo.
Si un témoignage est en contradiction avec les Mémoires,
c’est le témoignage qui est écarté comme non
fiable, puisqu’il ne s’accorde pas avec ce qui est devenu l’histoire
officielle, sacro-sainte (et le mot n’est pas trop fort, puisque
Vaulabelle, par exemple, écrit qu’il emprunte religieusement
les passages de Napoléon.
Même le critique le plus sévère de Napoléon,
Charras, reprend mot à mot la description
du dispositif et de la mise en place de Napoléon.).
L’Anglais Siborne, par exemple, la bible des Anglo-Saxons, reprend
littéralement des Mémoires de Napoléon
tout l’épisode de la découverte des Prussiens sur
les hauteurs de St Lambert, de la capture du hussard prussien, du
détachement de Domon et Subervie, du déplacement du
6e corps, et il le raconte en style direct, comme si il y avait
assisté lui-même. Il n’y a qu’une petite note, p. 245,
qui signale que, d’après les témoignages prussiens,
la cavalerie de Domon et de Subervie n’a pas bougé au moment
où Napoléon le prétend ; et quant au déplacement
de Lobau, il observe dans la même note que, d’après
les observations des Prussiens et des Anglais « this is
decidedly incorrect. »
Mais ces éléments ne suffisent pas pour que Siborne
mette en doute le récit de Napoléon, qui continue
à faire la trame de son récit. D’ailleurs, pourquoi
pas ? Il est unanimement admis que la bataille de Waterloo est une
énigme, et l’on continue donc, d’un commun accord, à
travailler sur les mêmes bases. Si elle n’était plus
énigmatique, ce ne serait plus Waterloo.
Pour le même épisode de l’approche des Prussiens, si
on consulte par exemple le livre de J. Logie, « La Dernière
Bataille » (1998), on trouve à la page 137 la
version de Napoléon, intégrale, avec trois références
seulement, mais toutes trois puisées à la même
source : Mémoires historiques de Napoléon 1815,
page 143, page 148, page146 !
Alors que cette version, qui ne s’accorde ni avec le terrain, ni
avec la montre, est en contradiction formelle avec les témoignages
anglais et prussiens, mais aussi avec de nombreux témoignages
français, comme ceux de Durutte, de Combes-Brassard,
de Janin, de Dupuy…
il ne reste que la version de Napoléon. Tout le reste est
balayé. Et le mystère demeure.
La bataille de Waterloo est une énigme, écrivait
Hugo…
Pour me résumer,
la conclusion à laquelle je suis arrivé est celle-ci
: toute l’histoire de la bataille de Waterloo est basée sur
des données fausses, élaborées avec habileté
et finesse par un des plus grands génies de l’histoire.
Par contre, nous disposons de trois récits successifs et
différents de Napoléon : |
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Si
on les analyse, si on les compare entre eux, ce qui n’a jamais été
fait auparavant, on a une chance de percer le mystère de
Waterloo. Et le bulletin du 20 juin 1815,
négligé par les historiens, est probablement celui
qui contient la plus grande part de vérité.
Mais il ne correspond pas à la topographie du champ de bataille...
Et si l’explication
était que Napoléon s’était trompé sur
le champ de bataille ? Vérification faite : la carte présente
une erreur de gravure au niveau de Mont-Saint-Jean. Ca, c’est une
vérité démontrable, c’est un fait (voir l'Erreur
de lecture de carte).
D’autre part, le terrain est particulièrement trompeur :
le comte de Ferraris, qui a levé la carte l’avait noté
dans ses commentaires :
" ... les
éminences, les ravines, les eaux, les chemins creux et les
habitations entourées de haies et de vergers qui en constituent
le local, sont favorables aux opérations de l'infanterie,
qui pourrait y être soutenue par de la cavalerie en flanc
et dans les intervalles des bataillons, sur des campagnes rases
; cependant avec cette précaution de ne l’y faire avancer
vivement, qu'après avoir reconnu de près les obstacles
contre lesquels on risquerait de heurter et qui dans l'éloignement
se dérobent à la vue et même font illusion."
(Mémoire concernant la feuille F8 de la carte de cabinet
des Pays-Bas Autrichiens "dont le lieu principal est Braine
la Leud au duché de Brabant" - 1778.)
Si le caractère
trompeur d’un terrain est subjectif et relatif, la note de Ferraris,
elle, est bien réelle.
Peut-on alors tenir pour une vérité absolue que Napoléon
s’est trompé en lisant la carte ? Absolue, non. Mais à
partir de là, un grand nombre de mystères trouvent
leur explication, un grand nombre de témoignages qui étaient
incompréhensibles retrouvent un sens.
A la base de tout travail historique sérieux, il y la critique
des sources. Cela n’avait jamais été fait de façon
approfondie pour Waterloo, peut-être parce qu’il s’agit d’histoire
militaire. Et l’histoire militaire est (trop) longtemps restée
entre les mains des militaires, pour qui le respect de l’autorité
et de la tradition sont des valeurs primordiales (peut-être
de façon légitime : vous imaginez une armée
dans laquelle on cultiverait l’esprit critique ? :-o)
Je le répète
: je ne prétends pas détenir LA vérité,
ni détenir le monopole de la vérité. J’ai constaté
une erreur de méthode historique et j’ai attaqué le
problème sous un autre angle.
C'est une aventure passionnante |
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