Charles-Joseph Panckoucke, fils d'un libraire de Lille, vint s'établir
à Paris en 1764. Erudit, littérateur,
et entrepreneur de génie, il joua un grand rôle dans l'histoire
littéraire de son temps. Lié avec Voltaire qu'il édita, il sympathisait,
tant par caractère que par tradition de famille, avec les doctrines
de Diderot et d'Alembert. C'est lui qui publia l'Encyclopédie
Méthodique par ordre de matière, qui fut le prolongement de
la grande Encyclopédie.
En 1773, il
lança le Journal historique et politique, qui était censé
venir de Genève. Les gazettes imprimées à l'étranger étaient lues
avec avidité, car elles n'étaient pas soumises à la censure. L'administration,
pourtant, n'était pas bien sévère, puisqu'elle fermait les yeux,
moyennant quelques compensations financières, sur les astuces permettant
de tourner les règlements. Le journal de Genève était de
tendance nettement "encyclopédique". Pour faire
bonne mesure, Panckoucke lança un autre journal, "de politique
et de littérature", censé venir de Bruxelles, et il en
confia la rédaction à Linguet, ennemi juré des philosophes. Ces
deux journaux, de tendances opposées, étaient fabriqués à l'hôtel
de Thou, rue des Poitevins n° 18 à Paris.
C'est là qu'aboutissaient non seulement les papiers
publics de toute l'Europe, mais aussi des "correspondances
sûres" dont le réseau avait été patiemment tissé, et qui permettait
d'informer le public de tout ce qui se faisait, de tout ce qui se
projetait, de tout ce qui se disait sur le continent. C'est là aussi
que se retrouvaient les collaborateurs de l'Encyclopédie
Méthodique. Il suffira de citer Laharpe, Condorcet, Chamfort,
Marmontel, Berquin, Suard, Morellet, Peuchet,
pour comprendre la qualité de l'outil que Panckoucke était parvenu
à se créer.
En 1784, il
devint propriétaire du Mercure de France dont il confia
la partie politique au genevois Mallet
du Pan, et trois ans plus tard il prit à bail la vénérable Gazette
de France.
Au moment de la réunion des Etats Généraux, en
1789, il n'existait que trois
journaux politiques autorisés à Paris : la Gazette de France,
le Mercure et le Journal de Paris. Les deux premiers
étaient dans les mains de Panckoucke, mais seul le troisième était
quotidien, ce qui lui donnait un avantage certain pour rendre compte
des débats qui, tous les jours, aiguillonnaient la curiosité du
public. C'est pourquoi Panckoucke imagina de créer un quotidien
qui serait le bulletin officiel de l'Assemblée. Mais celle-ci n'étant
pas encore constituée, la proposition était prématurée ; quelques
jours plus tard, par suite de l'explosion de la presse qui accompagna
la constitution de l'Assemblée nationale, puis la prise de la Bastille,
elle était devenue complètement hors de saison. Les idées personnelles
de Panckoucke n'étaient pas en accord avec les positions défendues
par ses journaux : Mallet du Pan,
dans le Mercure se montrait très attentiste ; quant à la Gazette,
organe officiel du gouvernement, elle fut le seul journal à n'avoir
jamais annoncé la prise de la Bastille.
Il n'y a pas que sur le plan politique que la
Révolution posa des problèmes à l'entrepreneur de presse : cinquante
nouveaux journaux, dont la plupart étaient quotidiens, ivres de
liberté, faisaient sans censure, et sans rien payer, ce que les
autres journaux n'avaient fait précédemment qu'avec les plus sévères
entraves et à prix d'argent. Voilà qui constituait une concurrence
difficile à soutenir, d'autant plus que quelques uns d'entre eux
usaient de procédés que Panckoucke jugeait contre toute bienséance
: promettre trois mois d'abonnement gratis à ceux qui renonçaient
aux anciens journaux, tenter de corrompre les commis de l'hôtel
de Thou pour avoir les noms des abonnés, ou débaucher auteurs et
imprimeurs. D'autre part, Panckoucke continuait à payer aux hommes
de lettres les pensions dont, sous l'Ancien Régime, les journaux
privilégiés étaient chargés en échange de leur "exclusif".
De ce fait, il se voyait accusé de ne pas prendre assez l'esprit
national, puisque ces redevances portaient sur des privilèges, et
qu'en continuant d'en acquitter les obligations, il laissait soupçonner
qu'il avait encore espoir de les conserver. C'était, à l'époque,
une accusation grave.
Dans le numéro du 21 novembre 1789 du Mercure
parurent des observations de Panckoucke, par lesquelles il entendait
se défendre des calomnies dirigées contre lui : Moi, partisan
de la censure! J'ai mille fois maudit ce régime insupportable,
assurait-il. Et rien ne pouvait mieux prouver son attachement aux
idées nouvelles que l'annonce d'un nouveau journal, dans la ligne
de la Révolution. Ce journal, qui s'appellerait "la Gazette
Nationale ou le Moniteur Universel", devait être le premier
de son genre en France. Panckoucke avouait en avoir trouvé le modèle
dans les papiers-nouvelles d'Angleterre, que les Anglais regardaient
comme le plus sûr rempart de leur liberté. Cinq grandes divisions
étaient prévues:
l° L'Assemblée nationale ;
2° La politique intérieure et extérieure ;
3° L'administration ;
4° La littérature, les sciences et arts ;
5° Les annonces et avis généralement quelconques.
"Par la politique intérieure et extérieure
du royaume, précisait le prospectus, nous entendons tout
ce qui est du ressort des affaires étrangères, tout ce qu'embrassent
la Gazette de France, les journaux politiques et les gazettes des
différents États de l'Europe. Cet article sera un des plus piquants
et des plus complets de cette feuille nationale, par les sources
où nous aurons la liberté de puiser & les secours que l'on a
bien voulu nous promettre. Jusqu'à présent il n'y a pas eu en France
de papier-nouvelles qui présentât ces objets tous les jours. La
politique dont on s'attachera à suivre tous les fils pour chaque
événement important, sera terminée par les nouvelles les plus intéressantes
de la capitale et des provinces. (...) Cette feuille, outre
les événements journaliers, contiendra en entier les actes publics,
les diplômes, les traités et toutes les pièces intéressantes qui
méritent d'être conservées."
Malgré la parution du Moniteur, Panckoucke continua
à être en butte aux sarcasmes des nouveaux journalistes, tel Camille
Desmoulins qui, dans le n° 7 des Révolutions de France et de Brabant,
le décrivait ainsi : "Ce M. Panckoucke est véritablement
le dieu Janus des journalistes. Quand il tient son papier in-octavo,
son Mercure, c'est le visage de l'abbé Sabbatier "sic oculos,
sic ille manus, sic ora ferebat" ; mais quand il a pris son
papier in-folio, sa gazette nationale, c'est le patriote le plus
chaud, c'est un brave à trois poils, qui veut voler au secours des
Brabançons, et l'aristocratie n'a point de fléau plus redoutable.''
En février 1790, Panckoucke réunit au Moniteur
le Bulletin de l'Assemblée nationale, rédigé par un certain
Maret. Ce bulletin était le meilleur compte rendu des séances. Cette
fusion fit la fortune du Moniteur. Compter parmi ses collaborateurs
un homme comme Maret, futur ministre secrétaire d'Etat de Napoléon
et duc de Bassano, était une assez bonne assurance pour Panckoucke,
ce dont il ne pouvait évidemment pas se douter.
Dès 1790, les collections du journal étaient
recherchées. Le succès allant croissant, des abonnés de plus en
plus nombreux exprimaient le regret de ne pas posséder les premiers
numéros. Aussi en l'an IV l'éditeur Agasse, beau-fils et associé
de Panckoucke, entreprit-il de donner une nouvelle édition historique
du journal, et il imagina de le compléter en le faisant commencer
à la date du 5 mai 1789, jour de l'ouverture des Etats Généraux.
C'est-à-dire qu'il fit fabriquer des numéros apocryphes, ce qui
ne fut pas sans conséquences. En effet, le Moniteur ayant
fini par s'imposer comme source principale de l'histoire de la Révolution,
on ne compte plus le nombre d'historiens qui ont pris comme témoignage
original et fiable, pour les premiers mois de la Révolution, ce
qui n'était qu'une compilation sujette à caution. Le vrai Moniteur
commença à paraître le 24 novembre 1789. Ce n'est qu'à partir de
cette date qu'il constitue une source historique irremplaçable.
La
réédition du Moniteur réalisée en l'an IV par Agasse, et
dans laquelle ont été insérés des numéros et des textes apocryphes,
mais qui avaient l'avantage de présenter l'historique complet de
la Révolution depuis l'ouverture des Etats-Généraux, a porté un
coup fatal aux collections originales du journal, dont très peu
ont été conservées. On lit avec consternation dans Les grands
Journaux de France, par J. Brisson et F. Ribeyre (l 863) : "Il
n'est pas besoin d'ajouter qu'il faut regarder comme inutiles les
numéros de la première édition". Quant à Hatin, il n'hésita
pas à écrire : "Les trente-huit premiers numéros du Moniteur,
qui avaient paru depuis le 24 novembre jusqu'à la fin de l'année,
ne contenaient qu'une simple notice des États Généraux et de l'Assemblée
constituante, d'une très courte étendue, souvent très imparfaite.
On les réimprima dans l'Introduction, avec des changements de rédaction,
et sous la forme dramatique adoptée en 1790 pour les séances, en
sorte qu'il faut regarder comme inutiles les numéros de la première
édition." (Histoire de la Presse en France, t. V, p 114.).
On ne trouve les Moniteurs originaux ni à la Bibliothèque
royale de Belgique, ni à la Bibliothèque nationale de France. La
Bibliothèque historique de la Ville de Paris conserve le premier
volume du Moniteur original (24 novembre 1789 - 30 juin
1790).
L'histoire du Moniteur se confond dès
lors avec celle de la Révolution. Le talent de ses rédacteurs, leur
aptitude à toujours suivre les fluctuations de la politique et à
être les porte paroles de la tendance dominante valurent tout naturellement
au Moniteur de devenir le journal officiel lorsque la liberté
de la presse aura vécu, après le coup d'Etat du 18 Brumaire.
Mais en cela il ressemble à quelques uns des
plus zélés serviteurs de Napoléon, qui commencèrent leur carrière
politique en farouches républicains, et la terminèrent sous le vernis
plus rassurant de comte, duc ou prince.
A partir du 27 décembre 1799, le Moniteur
est le journal officiel, et le Premier Consul, puis l'Empereur,
lui fournira souvent des articles censés défendre
ou expliquer sa politique (voir Bonaparte
journaliste).
Sous le Consulat et l'Empire, chaque numéro
du Moniteur porte la suscription suivante :
"A dater du 7 nivôse an 8, les Actes
du Gouvernement et des Autorités constituées, contenus
dans le Moniteur, sont officiels."
Voir : Recueil intégral des articles du Moniteur
Universel sur les événements survenus dans les provinces belgiques
et le pays de Liège, entre le 24 novembre 1789 et le 18 janvier
1791.
Extraits du Moniteur universel :
janvier 1790
juin 1790
août 1793