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06/11/2002
Gazette Nationale ou Le Moniteur
Universel.
Vendredi 11 juin 1790.
Copie d'une lettre adressée à M.
le duc de Liancourt, président du comité de mendicité.
J'ai, monsieur, mis en liberté de la prison de l'hôtel de
la Force, samedi dernier, deux personnes arrêtées comme mendiants et désignées
sur l'ordre pour être envoyées au dépôt de Saint-Denis.
De ces personnes, l'une était un domicilié de Paris, mais pauvre, arrêté par la
maréchaussée, près Saint-Germain où il allait pour ses affaires ; l'autre, une
femme du Bourbonnais, qui s'en retournait chez elle avec un passeport, et qu'on
arrêta sur les pas d'une église où elle se reposait.
J'ai toujours cru que l'intention de l'Assemblée nationale, dans son règlement
provisoire sur la mendicité, était non seulement qu'on n'arrêtât point,
qu'on n'envoyât point dans un dépôt de mendicité les domiciliés, mais
encore qu'on ne constituât prisonniers que ceux qui mendieraient avec
insolences, menaces ou nuisance publique, suffisamment et clairement constatées.
C'est cette idée, dont je ne me départirai jamais, qui m'a déterminé à mettre en
liberté les deux particuliers dont je viens d'avoir l'honneur de vous parler. Le
respect pour la liberté individuelle est le premier devoir de l'autorité
publique, et il vaut encore mieux être exposé à l'importunité des mendiants que
d'avoir à se reprocher une conduite désavouée de la loi ; sauf à punir
rigoureusement ceux qui, sous le prétexte de la mendicité se livreraient au
brigandage ou à la dépravation.
L'on n'a point oublié les excès commis il y a vingt ou trente ans, par les
officiers de police charges de l'arrestation des mendiants simples. Je me
rappelle d'avoir vu au faubourg Saint-Jacques un père de arraché des bras de ses
enfants et conduit dans ce même dépôt de Saint-Denis, où l'on envoyait si
légèrement les deux malheureux que j'ai rendus à la liberté. De tout ceci je
conclus, monsieur, qu'il est indispensable que le comité de mendicité fasse un
règlement que les officiers de police et la maréchaussée soient rigoureusement
tenus d'observer, sous les peines convenables. Le plus grand malheur qui puisse
naître dans un Etat c'est que la différence des propriétés ou de la conduite
morale exposent les sujets a différents genres de police, j'allais presque dire
de loi.
C'est parce que le pauvre est ignorant et impuissant qu'il faut l'entourer de
tout côté de la loi ; qu'il faut s'opposer au dédain, à la légèreté, au régime
volontaire que sa nullité physique semble, autoriser à son égard.
La pauvreté, la mendicité même sont deux états qui n'ont rien de commun avec le
brigandage, quoiqu'il soit vrai de dire qu'ils y mènent quelquefois, comme la
prostitution mène au vol, quoiqu'elle ne soit qu'un délit moral qui ne connaît
de surveillance et de châtiments que ceux de la conscience.
Un Etat libre a ses accidents, ses inconvénients, et il est presque impossible
d'anéantir l'un sans détruire l'autre ; il faut choisir, et ne point chercher à
lier des extrêmes qui sont incompatibles, dont l'un établirait, supposerait une
liberté générale, lorsque l'autre la détruirait en détail.
Je résume : Il faut punir de prison et de travaux forcés le brigandage,
l'insolence, la nuisance publique de ceux qui se disent: mendiants ; déterminer
la conduite des officiers de police à cet égard, et prendre garde que la
mendicité simple a besoin de secours et de consolation, mais jamais de rigueur
et de chaînes.
Je suis avec ces sentiments et ceux d'un profond respect et d'une haute
considération pour vos lumières et votre humanité, etc.
PEUCHET.