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Au
commencement du XVe siècle, au moment où les serfs
commençaient à disparaître, rien ne pouvait
faire supposer que l’esclavage allait se montrer de nouveau dans
le monde chrétien. C’est pourtant ce qui eut lieu, et il
est à remarquer que ce honteux événement s’accomplit
dans des pays qui se piquaient d’observer avec le plus de ferveur
les enseignements du Christ. Les musulmans, chassés de l’Espagne
après la bataille de Ceuta, en 1415, allèrent chercher
un asile dans différentes parties de l’Afrique. Les Portugais
les y poursuivirent jusque sur les côtes d’Arguin et, en 1440,
ils en amenèrent quelques-uns à Lisbonne, où
ils les réduisirent en servitude. L’appât du gain tenta
les aventuriers, et d’autres enlèvements eurent lieu. Les
parents de ces prisonniers, ne pouvant les racheter, offrirent,
en 1442, de les échanger contre des esclaves nègres,
et de cet échange naquit l’infâme trafic qu’on a depuis
appelé la Traite des noirs. Les Espagnols et les
Anglais suivirent bientôt l’exemple des Portugais et, en quelques
années, tout le littoral de l’Afrique, depuis l’embouchure
du Sénégal jusqu’à l’extrémité
de l’Angola, devint un immense marché d’esclaves pour la
plupart des nations européennes. Toutefois, dès 1462,
la papauté essaya de s’opposer à ce honteux commerce,
mais ses efforts furent impuissants. La découverte du nouveau
monde ouvrit un immense débouché à la traite.
Dès 1502, les Espagnols transportèrent des cargaisons
de nègres aux Antilles pour remplacer la population indigène
que leurs mauvais traitements avaient presque anéantie, et
peu à peu ils étendirent le même système
à leurs autres colonies d’Amérique. Dans le principe,
le commerce des nègres avait été simplement
toléré ; mais, en 1517, Charles-Quint le consacra
officiellement en accordant à un seigneur flamand le privilège
de transporter 4.000 noirs dans les grandes Antilles. A la fin du
XVIe siècle, la traite était organisé sur la
plus vaste échelle. Tous les Etats européens qui possédaient
des colonies en Amérique, l’Espagne, le Portugal, l’Angleterre,
la Hollande, la France, se livrèrent avec ardeur à
ce commerce abominable, qu’encourageaient d’ailleurs les gouvernements
respectifs de ces pays. Ainsi, par exemple, chez nous, on accordait
des primes aux négriers, et ces primes s’élevaient
chaque année à deux millions de livres en moyenne.
Les ports principaux de l’Europe et de l’Amérique expédiaient
incessamment des navires fins voiliers qui se rendaient sur les
côtes d’Afrique pour y chercher des cargaisons d’esclaves.
Ils se procuraient ces malheureux, tantôt au moyen de descentes
à main armée, tantôt, et ce système finit
par prévaloir, en vertu de traités avec les petits
souverains du pays qui vendaient leurs prisonniers de guerre, souvent
même leurs sujets et leurs parents, pour quelques objets de
rebut ou des barils de mauvaises liqueurs alcooliques. On n’évalue
pas à moins de cent mille le nombre des Africains qui allaient
chaque année en Amérique combler le déficit
que causaient l’influence du climat et les mauvais traitements des
maîtres. Les horreurs qui accompagnaient la traite des noirs
ont été maintes fois décrites. La traversée
d’Afrique en Amérique surtout donne lieu à des scènes
de cruauté qui font frémir. Il a été
constaté que 25 pour 100 au moins des nègres embarqués
périssent pendant le trajet, à cause de la capacité
insuffisante des navires. Entassés les uns contre les autres,
enchaînés deux à deux par les mains et par les
pieds, privés d’air, manquant d’aliments et d’eau pure, infectés
par leurs propres déjections, les malheureux noirs sont atteints
d’affreuses maladies : comment alors s’étonner d’une telle
mortalité ? Plusieurs se suicident de désespoir. D’autres
sont jetés tout vivants à la mer, soit lorsqu’ils
se trouvent atteints de maladies incurables qui les empêchent
d’être de vente, soit lorsqu’on juge nécessaire d’alléger
le navire, dans une tempête par exemple ; soit enfin quand
le négrier, poursuivi par un croiseur, veut anéantir
toute trace de son crime : dans ce dernier cas, on jette quelquefois
à la mer la cargaison tout entière. A l’arrivée
du bâtiment en Amérique, il meurt encore, pendant la
crise de l’acclimatation, 20 pour cent des nègres embarqués,
de sorte qu’au bout d’une année, c’est au plus s’il survit
les trois huitièmes des infortunés arrachés
à leur famille et à leur patrie. Alors commence, pour
ceux qui ont résisté à ces misères effroyables,
une nouvelle série de souffrances. Le nègre qui, dans
son pays, se livrait à l’inaction ou se bornait, pour satisfaire
aux besoins les plus simples, à l’exercice de quelques industries
faciles, va creuser péniblement la terre, sous un soleil
brûlant, stimulé par le fouet dès que ses forces
épuisées refusent un service inaccoutumé. Voilà
pour son corps. Quant à son âme, le maître l’a
reçue inculte, grossière, dénuée de
toute idée religieuse vraie ; mais il se garde bien de la
tirer de son état d’ignorance et d’abrutissement, car elle
deviendrait impatiente du joug. Nous ne dirons pas les tortures
et les supplices infligés aux esclaves africains, l’exploitation
de la femme noire par son maître : nous renvoyons pour cela
aux ouvrages qui nous ont révélé toutes ces
turpitudes, commises cependant par des hommes qui se disent civilisés,
bien plus, qui osent se prétendre chrétiens.
Enfin, les principes du christianisme prirent peu à peu le
dessus, et la plaie de l’esclavage, qui ne démoralise pas
moins le maître que l’esclave, commença de soulever
la réprobation publique. Ce furent les Quakers de l’Amérique
du Nord qui donnèrent le signal en 1751,
où ils renoncèrent généralement, pour
tous les membres de leur secte, à toute espèce de
droits sur leurs esclaves. La traite fut défendue dès
1778 par l’Etat de Virginie, et, en 1780,
1787 et 1788, les Etats de Pennsylvanie, de Massachusetts et de
Connecticut. L’Europe ne resta pas insensible à ces tentatives
de réforme. Depuis longtemps il était de principe,
en France, qu’un nègre esclave devenait libre en touchant
le sol de notre pays : le même droit fut reconnu en 1772 par
l’Angleterre aux esclaves de ses colonies. En 1787, il se fonda
à Londres, sous le nom d’Amis des noirs, une société
abolitionniste qui fit souvent retentir le parlement de ses pétitions
en faveur des esclaves, et, l’année suivante, Pitt présenta
à la Chambre des communes une motion pour l’abolition de
la traite, motion qui fut repoussée. La même année
Brissot, à Paris, organisa, sous le même nom, une société
abolitionniste, dont Condorcet, Clavière, Grégoire,
Lafayette et Mirabeau furent les membres
les plus actifs. En 1792, le roi
de Danemark, par son ordonnance du 16 mars, décréta
l’abolition de la traite dans ses colonies, à partir de 1803.
Moins de deux ans après, le 4 février 1794,
la Convention, sur la proposition de Levasseur, de la Sarthe, décrétait
l’abolition même de l’esclavage dans toutes les colonies françaises.
Malheureusement, le Consulat rétablit l’ancien ordre de choses,
mesure qui toutefois échoua à Saint-Domingue, et nous
coûta, indépendamment des flots de sang versés,
la perte de la plus belle des grandes Antilles. Quelques années
plus tard, l’Angleterre reprit l’initiative dans la voie de réforme
qui devait aboutir à l’abolition de l’esclavage des noirs.
Le 25 mars 1807, le parlement
proclama l’abolition de la traite et, en 1814, Louis XVIII conclut
avec l’Angleterre un traité répressif de la traite,
avec réserve pour la France de la continuer encore pendant
cinq années, sous prétexte d’approvisionner ses colonies,
qui n’avaient pu se pourvoir d’esclaves pendant la guerre. A son
retour de l’île d’Elbe, Napoléon supprima la traite
sans restriction, le 29 mars 1815,
et Louis XVIII renouvela l’abolition sans réserve et pour
toujours, par un article supplémentaire conclu avec l’Angleterre
le 20 mars 1815, et par l’ordonnance royale du 8 janvier 1817, que
vint confirmer la loi du 15 avril 1818. Cette loi prononçait
la confiscation des navires pris faisant la traite et l’interdiction
de leurs capitaines. La même année, une croisière
fut établie sur la côte d’Afrique, à l’effet
de poursuivre les négriers. Enfin, la loi du 25 avril 1826
porta la peine du bannissement contre tout individu qui coopérerait
à la traite. Déjà les Etats-Unis, par un bill
de 1820, et l’Angleterre, par un acte du parlement du 31 mars 1824,
avaient déclaré que désormais la traite serait
considérée comme un acte de piraterie et punie de
mort. – Malgré toutes ces lois, et quoique tous les peuples
maritimes de l’Europe se fussent réunis pour interdire absolument
le trafic infâme des noirs, il n’en continuait pas moins sur
les côtes orientales et occidentales de l’Afrique, et les
marchands de bois d’ébène, car c’est ainsi
qu’ils appelaient les malheureux noirs arrachés à
leur pays, trouvaient des débouchés faciles et lucratifs
dans les colonies espagnoles et portugaises, et même dans
les Etats du Sud de la Confédération américaine,
où des autorités complices fermaient les yeux sur
ce hideux commerce. C’est alors que diverses sociétés
abolitionnistes proposèrent le système du droit
de visite réciproque, en vertu duquel les croiseurs
de chaque nation pourraient visiter les navires marchands des autres
pays, pour s’assurer qu’ils ne se livraient pas à la traite.
Le gouvernement anglais adopta avec empressement cette idée,
et s’efforça de la faire accepter par les autres nations.
Mais les Etats-Unis repoussèrent constamment le droit de
visite, et la France elle-même n’y consentit pas aisément.
Le premier traité de ce genre conclu avec l’Angleterre date
du 30 novembre 1831. Remplacé ou plutôt aggravé
par la convention du 22 mars 1833, il fut abrogé par la convention
de 1845, qui réduisit la visite à la simple vérification
du pavillon. Ce dernier traité fut conclu pour dix années
; mais, en 1855, il n’a pas été renouvelé :
aucune disposition même n’é été prise
pour le remplacer. Il faut avouer que les croisières entretenues
par la France et la Grande-Bretagne sur les côtes d’Afrique
n’avaient pu parvenir à empêcher absolument la traite,
qui continuait de se faire sous le pavillon des Etats-Unis. Ce trafic
exécrable ne tombera qu’avec l’abolition même de l’esclavage.
L’Angleterre la première entra dans cette voie. Le 14 mai
1833, le parlement britannique adopta une loi d’émancipation
générale des noirs, et accorda en même temps
à leurs propriétaires une indemnité de 500
millions de francs, et le 1er août 1838, tous les esclaves
des colonies anglaises, au nombre d’environ 670.000, virent à
la fois tomber leurs chaînes. En France, il ne fallut rien
moins que la révolution de 1848 pour faire proclamer cette
grande mesure. Le 27 avril, un décret du gouvernement provisoire
prononça l’abolition immédiate de l’esclavage dans
toutes les colonies françaises, et 260.000 noirs environ
furent rendus à la liberté. Depuis cette époque,
les gouvernements danois, hollandais, etc., ont également
émancipé leurs esclaves, de sorte que l’esclavage
ne subsiste plus, nous parlons des peuples chrétiens seulement,
que dans les colonies espagnoles et portugaises, au Brésil,
et dans une partie de la Confédération des Etats-Unis.
Au Brésil et dans les colonies espagnoles, dont la population
est exclusivement catholique, les noirs sont généralement
traités avec une grande humanité, tandis qu’aux Etats-Unis,
ils sont soumis au régime le plus oppressif et le plus immoral
qui ait souillé l’histoire même de l’esclavage. Mais
comme tôt ou tard la peine suit l’iniquité, l’expiation
a commencé pour ces hommes dont l’impiété ne
se borne pas à vouloir maintenir chez eux l’esclavage, mais
encore ose affirmer sa légitimité et prétend
étendre cette honte à l’Union tout entière.
Voir le beau livre d’Aug. Cochin, intitulé Abolition
de l’esclavage. |
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