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Notice historique sur le général Marbot

 

par Cuvillier-Fleury* (1854)

     
   * Critique littéraire du Journal des Débats.  
 

 

Nouvelles études historiques et littéraires: par Cuvillier-Fleury, Paris 1855. pp. 344 - 356.

 
 

Le général Marbot.

— 22 novembre 1854. —

Le nom de Marbot avait été doublement inscrit dans l'histoire de la Révolution et de l'Empire. Le père du général qui vient de mourir (1), ancien aide de camp de M. Schomberg, député de la Corrèze à l'Assemblée constituante, avait commandé la première division militaire, présidé le Conseil des Anciens, et il était mort des suites d'une blessure qu'il avait reçue au siège de Gênes. Ce fut pendant cette campagne, si fatale à son père, que Jean-Baptiste-Marcellin de Marbot fit le premier apprentissage de la guerre, comme simple soldat au 1er régiment de hussards. Il était né le 18 août 1782, au château de La Rivière (Corrèze), et il n'avait que dix-sept ans quand il entra au service. Un mois plus tard, à la suite d'un brillant fait d'armes, il fut nommé sous-lieutenant ; et c'est ainsi que s'ouvrit pour lui, entre cette perte irréparable qui lui enlevait son plus sûr appui et cette promotion rapide qu'avait méritée son courage, la rude carrière où il devait s'illustrer.

 
 
 

Marbot appartenait à cette génération qui n'avait que très peu d'années d'avance sur le grand mouvement de 89, et pour laquelle la révolution précipitait pour ainsi dire la marche du temps ; car il faut bien le remarquer ici : parmi ceux qui, voués au métier des armes, devaient porter si haut et si loin la gloire du nom français, tous n'avaient pas eu le même bonheur que le jeune Marbot. L'ancien régime faisait payer cher aux plus braves le tort d'une origine obscure et d'une parenté sans blason. On attendait quelquefois quinze et vingt ans une première épaulette. Plusieurs quittaient l'armée faute d'obtenir un avancement mérité. Ce fut ainsi que Masséna prit son congé le 10 août 1789, après quatorze ans de service comme soldat et sous-officier. Moncey mit treize ans à gagner une sous-lieutenance. Soult porta six ans le fusil. Bernadotte ne fut sous-lieutenant qu'après avoir passé dix ans dans le régiment de Royal-Marine. Il mit à peine le double de ce temps-là, une fois la révolution commencée, pour devenir de sous-lieutenant roi de Suède (2). Marbot, soldat en 1799, était déjà capitaine en 1807. On lui avait tenu compte des canons qu'il avait enlevés aux Autrichiens, dans une brillante charge de cavalerie, pendant la seconde campagne d'Italie ; on lui avait su gré de l'énergique activité de ses services comme aide de camp du maréchal Augereau pendant la bataille d'Austerlitz.Ce fut donc comme capitaine qu'il fit la campagne d'Eylau. Pendant la bataille de ce nom, et au moment le plus critique de cette sanglante journée, Augereau lui donna l'ordre de se rendre en toute hâte sur l'emplacement qu'occupait encore le 14e de ligne, cerné de tous côtés par un détachement formidable de l'armée russe, et d'en ramener, s'il le pouvait, les débris. Mais il était trop tard. Pourtant Marbot, grâce à la vitesse de son cheval, et quoique plusieurs officiers du maréchal, porteurs du même ordre, eussent rencontré la mort dans cette périlleuse mission, Marbot pénètre jusqu'au monticule où, pressés de toutes parts par un ennemi acharné, les restes de l'infortuné régiment tentaient leur dernier effort et rendaient leur dernier combat. Marbot accourt ;il demande le colonel ; tous les officiers supérieurs avaient péri. Il communique à celui qui commandait à leur place, en attendant de mourir, l'ordre qu'il avait reçu. Cependant les colonnes russes, débouchant sur tous les points et bloquant toutes les issues, avaient rendu toute retraite impossible... « Portez notre aigle à l'Empereur, dit à Marbot, avec d'héroïques larmes, le chef du 14e de ligne, et faites-lui les adieux de notre régiment en lui remettant ce glorieux insigne que nous ne pouvons plus défendre.... » Ce qui se passa ensuite, Marbot ne le vit pas : atteint par un boulet qui le renversa sur le cou de son cheval, puis emporté par l'animal en furie hors du carré où le 14e achevait de mourir jusqu'au dernier homme, l'aide de camp d'Augereau fut renversé quelques moments après, puis laissé pour mort sur la neige, et il eût été confondu dans le même fossé avec les cadavres qui l'entouraient, si un de ses camarades ne l'eût miraculeusement reconnu et ramené à l'état-major,

 
 
 

Le général Marbot racontait parfois, et avec une émotion communicative, ce dramatique épisode de nos grandes guerres ; et c'est bien le lieu de faire remarquer ici tout ce qu'il mettait d'esprit, de verve, d'originalité et de couleur dans le récit des événements militaires auxquels il avait pris part : il n'aimait guère à raconter que ceux-là. Précision du langage, vigueur du trait, abondance des souvenirs, netteté lumineuse et véridique, don de marquer aux yeux par quelques touches d'un relief ineffaçable les tableaux qu'il voulait peindre, rien ne manquait au général Marbot pour intéresser aux scènes de la guerre les auditeurs les plus indifférents ou les plus sceptiques. Son accent, son geste, son style coloré, sa vive parole, cette chaleur sincère du souvenir fidèle, tout faisait de lui un de ces conteurs si attachants et si rares qui savent mêler au charme des réminiscences personnelles tout l'intérêt et toute la gravité de l'histoire.
Le général Marbot a laissé plusieurs volumes de Mémoires manuscrits qui ne sont entièrement connus que de sa famille ; rare et curieux travail, dont sa confiante amitié nous donnait parfois, dans des causeries intimes, comme un avant-goût plein de nouveauté et de saveur. Depuis Eylau jusqu'à Waterloo, les services de Marbot ont assez d'éclat pour qu'il ne soit pas nécessaire de les rappeler longuement. De l'état-major d'Augereau, Marbot passe en 1808 à celui du maréchal Lannes, en 1809 à celui du maréchal Masséna. Il fait, sous ces deux chefs illustres, les deux premières campagnes d'Espagne, blessé le 1er novembre 1808 d'un coup de sabre à Agreda, puis d'un coup de feu qui lui traverse le corps au siège de Saragosse. La même année, il reçoit un biscaïen à la cuisse et un coup de feu au poignet à Znaïm, au moment même où une trêve vient d'être signée, et où il est envoyé entre les deux armées ennemies avec mission de faire cesser le feu. Marbot, comme on a pu le remarquer, est blessé partout, et partout on le retrouve. L'ambulance ne le retient jamais si longtemps que le champ de bataille. Sa vigoureuse constitution le sauve des suites de ses blessures. Sa convalescence même est héroïque. Son courage et sa vocation tirent parti même des mauvaises chances. Blessé ou non, les maréchaux, commandant en chef des corps d'armée dans des positions difficiles, veulent tous avoir Marbot dans leur état-major, et on comprend que ce n'est pas seulement l'intrépide sabreur que les maréchaux recherchent; c'est aussi l'officier sérieux, instruit, d'excellent conseil, l'homme de bon sens, l'esprit avisé et plein de ressources, l'intelligence au service du courage et le calme dans la décision; c'est tout cela qui désigne sans cesse le jeune Marbot à la confiance et au choix des généraux; et c'est ainsi qu'il passe les dix premières années de sa vie militaire, faisant la guerre sous les yeux des plus illustres lieutenants de Napoléon, à la grande école, celle du commandement supérieur, ayant vu de près, dans plusieurs campagnes mémorables, le fort et le faible de ce grand art si plein de prodiges et de misères, de concert et d'imprévu, de hautes conceptions et de méprisable hasard, ayant saisi son secret, et capable pour sa part de nous le donner dans cette confidence posthume dont il a laissé à de dignes fils la primeur et l'héritage.
En 1812, le capitaine Marbot quitte définitivement l'état-major des maréchaux. Nous le retrouvons à la tête d'un régiment de cavalerie (le 23e de chasseurs), qu'il commande avec supériorité pendant toute la campagne de Russie ; et à la Bérézina c'est lui qui protège, autant que la mauvaise fortune de la France le permet alors, le passage de nos troupes, et qui contribue à refouler les forces ennemies qui écrasaient leurs héroïques débris. Blessé tout à la fois d'un coup de feu et d'un coup de lance à Jacobowo pendant la retraite, il revient peu de mois après, et à peine guéri, recevoir en pleine poitrine la flèche d'un Baskir sur le champ de bataille de Leipsick. Au combat de Hanau, le dernier que nos troupes livrèrent sur le sol de l'Allemagne, le colonel Marbot retrouve sa chance, il est blessé par l'explosion d'un caisson; et enfin à Waterloo, dans une charge de son régiment, il reçoit d'une lance anglaise, et après des prodiges de valeur, une nouvelle blessure, mais non pas encore la dernière.
L'aveugle et fanatique réaction qui emporta un moment le gouvernement restauré après les Cent-Jours fit inscrire le nom de Marbot sur la liste de proscription du 24 juillet 1815. La réaction lui devait cela. Marbot se réfugia en Allemagne; et c'est là, sur ce théâtre de nos longues victoires, qu'il composa ce remarquable ouvrage (3) qui lui valut, quelques années après, de la part de l'empereur Napoléon mourant sur le rocher de Sainte-Hélène, cet immortel suffrage de son patriotisme et de son génie: « Au colonel Marbot: je l'engage à continuer à écrire pour la défense de la gloire des armées françaises, et à en confondre les calomniateurs et les apostats ! (4) »

La Restauration était trop intelligente pour garder longtemps rancune à la gloire de l'Empire. Elle pouvait la craindre, mais elle l'admirait. La lettre de Vérone, dans laquelle le sage roi Louis XVIII avait rendu un si grand témoignage au héros d'Arcole et des Pyramides, était toujours le fond de sa politique à l'égard des serviteurs du régime impérial. Le général Rapp était un aide de camp du roi. Les maréchaux de Napoléon commandaient ses armées. Marbot fut rappelé de l'exil et nommé au commandement du 8e régiment de chasseurs à cheval. Déjà, en 1814, et très peu de temps après le rétablissement de la monarchie des Bourbons, le colonel Marbot avait été appelé à commander le 7e de hussards, dont M. le duc d'Orléans était alors le colonel titulaire. Cette circonstance avait décidé en lui le penchant qui le rapprocha depuis de la famille d'Orléans, et qui plus tard l'engagea irrévocablement dans sa destinée. Homme de cœur et d'esprit comme il l'était, attaché plus encore peut-être par sa raison que par sa passion à ces principes de 89 et à ces conquêtes de la France démocratique que la Charte de 1814 avait consacrés, — esprit libéral, cœur patriote, Marbot s'était senti tout naturellement entraîné vers un prince qui avait pris une part si glorieuse en 1792 aux premières victoires de l'indépendance nationale et qui, le premier aussi, en 1815, avait protesté du haut de la tribune de la pairie contre la réaction et les proscripteurs. Aussi, quand le duc de Chartres fut en âge de compléter par des études militaires la brillante et solide éducation qu'il avait reçue à l'Université, sous la direction d'un professeur éminent, ce fut au colonel Marbot que fut confiée la mission de diriger le jeune prince dans cette voie nouvelle ouverte à son intelligence et à son activité ; et tout le monde sait que le disciple fit honneur au maître. Dès lors le général Marbot (le roi l'avait nommé maréchal de camp après la révolution de Juillet) ne quitta plus le duc d'Orléans jusqu'à sa mort, et il le servit encore après, en restant attaché comme aide de camp à son jeune fils. Devant le canon d'Anvers en 1831 ; plus tard, en 1855, pendant la courte et pénible campagne de Mascara où il commanda l'avant-garde ; en 1839, pendant l'expédition des Portes-de-Fer ; en 1840, à l'attaque du col de Mouzaïa, — partout Marbot garda sa place d'honneur et sa part de danger auprès du prince, et il reçut sa dernière blessure à ses côtés, « ... C'est votre faute si je suis blessé !, dit-il en souriant au jeune duc, comme on le rapportait à l'ambulance. — « Comment cela? dit le prince. — Oui, monseigneur; n'avez-vous pas dit au commencement de l'action : Je parie que si un de mes-officiers est blessé, ce sera encore Marbot ? Vous avez gagné !... »
Je montre là, sans y insister autrement, un des côtés de la physionomie militaire de Marbot : il avait, dans un esprit très sérieux, une pointe d'humeur caustique très-agréable. Il était volontiers railleur sans cesser d'être bienveillant. Une singulière finesse se cachait dans ce qu'on pouvait appeler quelquefois chez lui son gros bon sens. J'ajoute que les dons les plus rares de l'intelligence, la puissance du calcul, la science des faits et le goût des combinaisons abstraites s'alliaient en lui à une imagination très inventive, à une curiosité très littéraire et à un génie d'expression spontanée et de description pittoresque qui n'était pas seulement le mérite du conteur, comme je l'ai dit, mais qui lui assuraient partout, dans les délibérations des comités, dans les conseils du prince et jusque dans la Chambre des Pairs, sur les questions les plus générales, un légitime et sérieux ascendant. D'un commerce très sûr, d'une loyauté à toute épreuve, sincère et vrai en toute chose, Marbot avait, dans la discussion, une allure, non pas de guerrier ou de conquérant, — personne ne supportait mieux la contradiction, — mais de raisonneur convaincu et déterminé, qui pouvait se taire, mais qui ne se rendait pas. Il avait, si on peut le dire, la discussion intrépide comme le cœur ; il marchait droit à la vérité, comme autrefois à la bataille. Il affirmait quand d'autres auraient eu peut-être intérêt à douter ; il tranchait des questions qu'une habileté plus souple eût réservées, et il n'y avait à cela, je le sais, aucun risque sous le dernier règne. L'époque, le lieu, l'habitude des controverses publiques, l'esprit libéral et curieux du prince qu'il servait, tout autorisait et encourageait chez Marbot cette franchise civique du vieux soldat. D'ailleurs comment l'arrêter ? Elle lui était naturelle comme sa bravoure et elle découlait de la même source. Le livre que l'Empereur avait si magnifiquement récompensé par deux lignes de sa main, plus précieuses que le riche legs qu'il y avait joint, ce livre aujourd'hui épuisé, sinon oublié, est pourtant ce qui donnerait à ceux qui n'ont pas connu le général Marbot l'idée la plus complète de son caractère, de son esprit et de cet entrain qui n'appartenait pas moins à sa raison qu'à son courage. Le livre est presque tout entier technique, et il traite de l'art de la guerre dans ses plus vastes et dans ses plus minutieuses applications ; malgré tout et en dépit de cette spécialité où il se renferme, c'est là une des plus attachantes lectures qu'on puisse faire. Je ne parle pas de cette verve de l'auteur qui anime et relève les moindres détails ; c'est là l'intérêt qui s'adresse à tout le monde, c'est le plaisir ; l'ouvrage a d'autres mérites, je veux dire cette vigueur du ton, cette ardeur du raisonnement, ce choix éclairé et cette mesure décisive de l'érudition mise au service des théories militaires, — mais surtout cet accent de l'expérience personnelle et ce reflet de la vie pratique, lumineux commentaire de la science. Tel est ce livre du général Marbot. Il l'écrivit à trente-quatre ans. Le livre est l'homme ; et je comprends qu'il ait plu à l'Empereur et qu'il ait agréablement rempli quelques-unes de ses longues veillées de Sainte-Hélène ;il lui rappelait un de ses officiers les plus énergiques et les plus fidèles ; il ralliait dans leur gloire et ranimait dans leur audace tous ses vieux bataillons détruits ou dispersés ; il flattait, dans le vainqueur d'Austerlitz, l'habitude et le goût de ces grandes opérations de guerre offensive (5) dont la théorie intrépide et la pratique longtemps irrésistible avaient été l'instrument de sa grandeur et la gloire de son règne. Marbot flattait ces souvenirs dans l'Empereur déchu plus qu'il ne l'aurait voulu faire peut-être dans l'Empereur tout-puissant ; mais il écrivait en homme convaincu. Il défendait la guerre d'invasion comme quelqu'un qui n'avait jamais fait autre chose, avec conviction, avec vérité, par entraînement d'habitude et sans parti pris de plaire à personne. Il était l'homme du monde qui songeait le moins à plaire, quoiqu'il y eût souvent bien de l'art dans sa bonhomie, bien du cœur et bien de l'élan dans sa rudesse. Le général Rogniat avait écrit (6) que les passions les plus propres à inspirer du courage aux troupes étaient, selon lui, « le fanatisme religieux, l'amour de la patrie, l'honneur, l'ambition, l'amour, enfin le désir des richesses... Je passe sons silence la gloire, ajoute l'auteur ; les soldats entendent trop rarement son langage pour qu'elle ait de l'influence sur leur courage.... »

C'était là, il faut bien l'avouer, une opinion un peu métaphysique pour l'époque où le général Rogniat écrivait, et qui, fût-elle fondée (ce que je ne crois pas), n'était ni utile à répandre ni bonne à dire.
« .... Mais quoi! s'écrie le colonel Marbot dans sa réponse, quoi! ils n'entendaient pas le langage de la gloire, ces soldats qui jurèrent au général Rampon de mourir avec lui dans la redoute de Montélésimo ! ceux qui, saisissant leurs armes à la voix de Kléber, préférèrent une bataille sanglante à une capitulation honteuse! Ils n'entendaient pas le langage de la gloire les soldats d'Arcole, de Rivoli, de Castiglione et de Marengo, ceux d'Austerlitz, de Iéna et de Wagram ! Ces milliers de braves qui couraient à une mort presque certaine dans le seul espoir d'obtenir la croix de la Légion, n'entendaient pas le langage de la gloire !... Que veulent donc ces braves soldats qui s'élancent les premiers sur la brèche ou s'enfoncent dans les rangs des escadrons ennemis ? Ils veulent se distinguer, se faire une réputation d'hommes intrépides, qui attirera sur eux l'estime de leurs chefs, les louanges de leurs compagnons et l'admiration de leurs concitoyens. Si ce n'est pas là l'amour de la gloire, qu'est-ce donc?... » (7).
J'ai cité cette héroïque tirade, non pas pour donner une idée du style du général Marbot : il a d'ordinaire plus de tempérance, plus de mesure, plus d'originalité, même dans sa force ;— mais ce style à la baïonnette, qu'on aurait pu taxer de déclamation dans un temps différent du nôtre, a aujourd'hui un incontestable à-propos. Une fois en guerre, qui ne reconnaît que cette façon de juger le soldat français est à la fois la plus équitable, la plus politique et la plus vraie ? Marbot était le moins pindarique et le moins déclamateur des hommes, quoiqu'il y eût parfois bien de l'imagination dans son langage. Mais un sûr instinct lui avait montré ce qui fait battre la fibre populaire sous l'uniforme du soldat et sous le drapeau de la France ; et aujourd'hui, après quarante ans, en rapprochant de ces lignes épiques, détachées d'un vieux livre, la liste récemment présentée au général Canrobert des 8.000 braves qui se sont fait inscrire pour l'assaut de Sébastopol, n'est-ce pas le cas de répéter avec le général Marbot : Si l'amour de la gloire n'est pas là, où est-il donc ?...
Cette solidarité traditionnelle de la bravoure dans les rangs de l'armée française, aussi loin que remontent dans le passé ses glorieuses annales, est très nettement marquée dans l'ouvrage que le colonel Marbot écrivait en 1816 et qu'il publiait quelques années après. S'il l'eût écrit vingt ou trente ans plus tard, il n'eût pas seulement nommé les conquérants de l’Égypte, de l'Allemagne et de l'Italie ; il eût signalé, dans les héritiers de ces belliqueux instincts, la même flamme d'héroïsme qui animait les pères ; il les eût suivis sous les murs de Cadix, dans les champs de la Morée et à l'attaque du fort l'Empereur. Plus tard, il eût cité ces infatigables soldats qui nous ont donné l'Afrique : il les avait vus à l'œuvre. Il est mort, en faisant comme nous tous de patriotiques vœux pour le succès de nos armes, engagées si glorieusement et si loin ! Les drapeaux changent, les révolutions s'accumulent, les années s'écoulent :la bravoure française ne varie pas. Elle est dans la race et dans le sang. Marbot était plus que personne un type éminent de ce courage de nature, comme il l'appelle, qui n'a pas seulement la solidité, mais l'élan, qui n'attend pas l'ennemi, qui court à lui et le surprend, comme les zouaves à l'Alma, par ces apparitions soudaines qui font de la vitesse elle-même un des éléments de la victoire. Ce courage de l'invasion, de l'offensive, cet art, ou plutôt ce don de marcher en avant, « de tirer avantage des lenteurs de l'ennemi, de l'étonner par sa présence, et de frapper les grands coups avant qu'il ait pu se reconnaître ; » — cette sorte de courage était bien celle qui convenait à une nation prédestinée, plus qu'aucune autre, par la franchise de son génie, par l'expansion contagieuse de son caractère, par la facilité de sa langue acceptée de tous, à la diffusion de ses sentiments et de ses idées ; — et il n'est pas inutile de le rappeler, au moment où un si grand nombre de Français sont en ligne devant un redoutable ennemi. Marbot avait, avec toutes les qualités sérieuses du métier, ce courage d'avant-garde, et il était cité dans l'armée pour l'audace de ses entreprises ou de ses aventures. Un jour (c'était, je crois, au début de la campagne de Russie, et il venait d'être nommé colonel), il arrive à la tête de son régiment devant un gué qu'il avait mission de franchir. Le passage était défendu par un nombreux détachement de Cosaques, appuyés sur une artillerie imposante. Marbot fait reconnaître la position, qui est jugée imprenable. « Marchons, dit-il; mes épaulettes sont d'hier, il leur faut un baptême; en avant !.. » Et disant cela, il pique des deux. Il y eut là, pendant quelques instants, une lutte corps à corps, sabre contre sabre, et des provocations d'homme à homme, comme dans un chant d'Homère. Enfin l'ennemi céda, les canons furent pris. Marbot reçut sa quinzième blessure, mais il passa.

Le général Marbot avait été fidèle à l'Empire jusqu'à souffrir, en mémoire de cette glorieuse époque, la proscription et l'exil. Nous avons vu comment la Restauration lui rendit à la fin justice, et comment la dynastie de Juillet lui donna sa confiance. La révolution de Février le mit à la retraite. Le général Marbot se résigna. Il accepta sans se plaindre une disgrâce qui le rattachait encore à la royauté déchue. Il avait la qualité des nobles cœurs, il était fidèle. Le souci très éclairé et très intelligent du père de famille n'avait jamais affaibli chez lui le citoyen ni le soldat. Après avoir été un des héros de l'épopée impériale, il fut un des personnages les plus considérables et les plus favorisés de la monarchie de Juillet ; et il s'en est souvenu jusqu'à son dernier jour, non sans un mélange de douloureuse amertume, quand il songeait à cette jeune branche d'un tronc royal, brisée fatalement sous ses yeux, mais avec une imperturbable sérénité de conscience, en songeant aussi qu'il n'avait jamais cessé, depuis soixante ans, de servir son pays sur tous les champs de bataille, dans toutes les rencontres sérieuses, dans l'armée, dans le parlement, dans les affaires publiques, dans l'éducation d'un prince, et jusque dans ces derniers et trop courts loisirs de sa verte vieillesse, consacrés au récit de nos grandes guerres et au souvenir de nos victoires immortelles.

 
 
  (1) Le 16 novembre 1854.
(2) Voir les Portraits militaires de M. de La Barre-Duparcq, p. 23. Paris, 1853.
(3) Remarques critiques sur l'ouvrage de M. le lieutenant-général Rogniat, intitulé : Considérations sur l'art de la guerre, par le colonel Marbot (Marcellin), Paris, 1820. Marbot écrivit aussi en 1825 un autre ouvrage qui eut alors un certain retentissement et qui le méritait; il est intitulé : De la nécessité d'augmenter les forces militaires de la France.
(4) Paragr. 2, n° 31, du testament de Napoléon. Le legs de l'Empereur à Marbot était de cent mille francs.
(5) Voir le chapitre intitulé : Des grandes opérations offensives, p. 597 et suivantes de l'ouvrage précité.
(6) Considérations sur l'art de la guerre, p. 410.
(7) Remarques critiques, etc., p. 591, 592.
 
 

 

 

 

     

 

 

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