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Dans l'état actuel de la société, les armées
sont nécessaires, mais la guerre, dont la préparation
est un patriotique devoir, n'en est pas moins par elle-même
un fléau qu'il ne faut cesser de maudire. Si on la regarde
de près, si on cherche les chiffres, si on scrute la réalité
des faits, et à l'heure actuelle, hélas, rien n'est
plus facile, l'imagination demeure confondue, la raison s'affole.
le cœur se soulève d'horreur. |
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Cette pyramide
de têtes de morts, de crânes dénudés et
lisses, aux orbites vides, dorés par le soleil, polis par
le vent, lavés par les intempéries, Vereschagine,
le grand peintre des horreurs de la guerre, la rencontra, en je
ne sais plus quelle solitude de l'Inde.
C'était tout ce qui restait d'un grand combat, de puissantes
armées. La fantaisie de deux chefs avait suffi à décider
l'hécatombe.
Chacun de ces débris représentait un être humain
fauché dans sa force, dans sa fleur ; chacune de ces sphères
osseuses avait contenu un cerveau, l'essaim des rêves précis
ou obscurs que tout homme porte en soi. Les corbeaux avaient pris
la chair, les songes, et, a tire d'ailes étaient partis dans
la rafale.
Quelqu'un avait ordonné de concentrer les restes; et les
voyageurs traversant la plaine, soit par piété, soit
par obéissance, s'appliquaient à rejeter au tas tout
fragment isolé.
Les oiseaux
noirs continuaient de hanter le site - la bonne auberge! - où
si longtemps ils avaient festiné. A peine s'ils accordaient
'quelque attention aux vivants de passage.
Vereschagine fit halte, tira son album. Il était sénsible
à ces macabres spectacles plus qu'un autre peut-être,
en raison de souvenirs personnels.
Lorsqu'après trois mois de siège Plevna s'était
rendue, le peintre avait pu approcher de la ville, s'acheminer vers
l'endroit où son frère très chéri était
tombé en combattant.
J'eus beau chercher, a-t-il écrit, je ne vis
que des crânes grimaçants et des squelettes recouverts
par-ci, par-là, de lambeaux d'étoffe, et dont les
mains paraissaient se tendre vers un point quelconque de l'horizon,
Comment reconnaître mon frère? J'ai examiné
avec attention les restes d'uniformes, les crânes, les orbites,
et je n'y pus tenir; mes larmes coulaient à torrents, et
longtemps je ne pus maîtriser mes sanglots.
De ne pas retrouver celui à qui l'attachaient les liens du
sang, de cette tragique impuissance à démêler
sa race d'entre les étrangers, sa fraternité s'élargit,
s'étendit...
Et dans la jungle, devant ce tumulus effroyable, l'artiste évoquait
son propre deuil : le charnier de Plevna ! Alors, il fit une esquisse,
l'intitula : « Apothéose de la Guerre », et dédia
l'oeuvre : « A tous les grands Conquérants du passé,
du présent et de l'avenir ».
Depuis, c'est l'introduction à presque toutes les publications
traitant du fléau que la discorde humaine a jugé bon
d'ajouter aux calamités naturelles et relativement inéluctables.
D'ailleurs, les faits sont plus effrayants que les images... Prenons-en
quelques-uns. S'agit-il de la Grande Armée aux abois, en
retraite dans les neiges slaves, réduite, en six mois, de
700.000 à 33.000 soldats? S'agit-il des campagnes napoléoniennes,
des huit millions de victimes (dont trois de Français) que
fit Bonaparte en seize années de victoires ?
Ou bien des 800.000 combattants disparus dans la campagne de Crimée
; des 300.000 de la guerre d'Italie; des 300.000 du duel prusso-autrichien,
que conclut Sadowa; des 500.000 de la guerre de Sécession
; des 800.000 de la campagne de France, en 1870 ; des 400.000 de
la guerre turco-russe ? Ou bien encore du demi-million d'existences
que dépensèrent les luttes civiles de l'Amérique
du Sud ; des trois millions de vies que coûtèrent aux
nations européennes la conquête coloniale, de celle
des Indes à celle de Madagascar ?
(à suivre...)
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