|
A
S. Exc. M. le duc d’Otrante.
Monsieur
le Duc,
Les
bruits les plus diffamants et les plus mensongers se répandent
depuis quelques jours dans le public, sur la conduite que j’ai tenue
dans cette courte et malheureuse campagne : les journaux les répètent
et semblent accréditer la plus odieuse calomnie. Après
avoir combattu pendant 25 ans, et versé mon sang pour la
gloire et l’indépendance de ma patrie, c’est moi que l’on
ose accuser de trahison, c’est moi que l’on signale au peuple, à
l’armée même, comme l’auteur du désastre qu’elle
vient d’essuyer !
Forcé de rompre le silence, car s’il est toujours pénible
de parler de soi, c’est surtout lorsque l’on a à repousser
la calomnie, je m’adresse à vous, M. le duc, comme président
du gouvernement provisoire, pour vous tracer un exposé fidèle
de ce dont j’ai été témoin.
(...)
Le
18, la bataille commença vers une heure, et quoique le Bulletin
qui en donne le récit ne fasse aucune mention de moi, je
n’ai pas besoin d’affirmer que j’y étais présent.
[Bulletin]
M le lieutenant général Drouot a déjà
parlé de cette bataille, dans la chambre des pairs [Discours
de Drouot] ; sa narration est exacte, à l’exception toutefois
de quelques faits importants qu’il a tus ou qu’il a ignorés,
et que je dois faire connaître. Vers sept heures du soir,
après le plus affreux carnage que j’aie jamais vu, le général
Labédoyère vint me dire de la part de l’empereur,
que M. le maréchal Grouchy arrivait à notre droite,
et attaquait la gauche des Anglais et des Prussiens réunis
; cet officier général, en parcourant la ligne, répandit
cette nouvelle parmi les soldats, dont le courage et le dévouement
étaient toujours les mêmes, et qui en donnèrent
de nouvelles preuves en ce moment, malgré la fatigue dont
ils étaient exténués. Cependant quel fut mon
étonnement, je dois dire mon indignation, quand j’appris,
quelques instants après, que non seulement M. le maréchal
Grouchy n’était pas arrivé à notre appui, comme
on venait de l’assurer à toute l’armée, mais que quarante
à cinquante mille Prussiens attaquaient notre extrême
droite, et la forçaient de se replier ! Soit que l’empereur
se fût trompé sur le moment où M. le maréchal
Grouchy pouvait le soutenir, soit que la marche de ce maréchal
eût été plus retardée qu’on ne l’avait
présumé par les efforts de l’ennemi, le fait est qu’au
moment où l’on nous annonçait son arrivée,
il n’était encore que vers Wavre, sur la Dyle : c’était
pour nous comme s’il se fût trouvé à cent lieues
de notre champ de bataille.
Peu de temps après, je vis arriver quatre régiments
de la moyenne garde, conduits par l’empereur en personne, qui voulait,
avec ces troupes, renouveler l’attaque et enfoncer le centre de
l’ennemi ; il m’ordonna de marcher à leur tête avec
le général Friant : généraux, officiers,
soldats, tous montrèrent la plus grande intrépidité
; mais ce corps de troupes était trop faible pour pouvoir
résister longtemps aux forces que l’ennemi lui opposait,
et il fallut bientôt renoncer à l’espoir que cette
attaque avait donné pendant quelques instants. Le général
Friant a été frappé d’une balle à côté
de moi ; moi-même, j’ai eu mon cheval tué, et j’ai
été renversé sous lui. Les braves qui reviendront
de cette terrible affaire me rendront, j’espère, la justice
de dire qu’ils m’ont vu à pied, l’épée à
la main, pendant toute la soirée, et que je n’ai quitté
cette scène de carnage que l’un des derniers, et au moment
où la retraite a été forcée.
Cependant les Prussiens continuaient leur mouvement offensif, et
notre droite pliait sensiblement : les Anglais marchèrent
à leur tour en avant. Il nous restait encore quatre carrés
de la vieille garde, placés avantageusement pour protéger
la retraite ; ces braves grenadiers, l’élite de l’armée,
forcés de se replier successivement, n’ont cédé
le terrain que pied à pied, jusqu’à ce qu’enfin, accablés
par le nombre, ils ont été presqu’entièrement
détruits. Dès lors le mouvement rétrograde
fut prononcé, et l’armée ne forma plus qu’une colonne
confuse ; il n’y a cependant jamais eu de déroute, ni de
cris sauve qui peut, ainsi qu’on en a osé calomnier l’armée
dans le Bulletin. Pour moi, constamment à l’arrière-garde
que je suivis à pied, ayant eu tous mes chevaux tués,
exténué de fatigue, couvert de contusions, et ne me
sentant plus la force de marcher, je dois la vie à un caporal
de la garde qui me soutint dans ma marche, et ne m’abandonna point
pendant cette retraite. Vers onze heures du soir, je trouvai le
lieutenant général Lefebvre-Desnouettes ; et l’un
de ses officiers, le major Schmidt, eut la générosité
de me donner le seul cheval qui lui restât. C’est ainsi que
j’arrivai à Marchienne-au-Pont, à quatre heures du
matin, seul, sans officiers, ignorant ce qu’était devenu
l’empereur que, quelque temps avant la fin de la bataille, j’avais
entièrement perdu de vue, et que je pouvais croire pris ou
tué. Le général Pamphile Lacroix, chef de l’état-major
du deuxième corps, que je trouvai dans cette ville, m’ayant
dit que l’empereur était à Charleroi, je dus supposer
que S.M. allait se mettre à la tête du corps de M.
le maréchal Grouchy, pour couvrir la Sambre, et faciliter
aux troupes les moyens de se rallier vers Avesnes, et, dans cette
persuasion, je me rendis à Beaumont ; mais des partis de
cavalerie nous suivant de très près, et ayant déjà
intercepté les routes de Maubeuge et de Philippeville, je
reconnus qu’il était de toute impossibilité d’arrêter
un seul soldat sur ce point, et de s’opposer aux progrès
d’un ennemi victorieux. Je continuai ma marche sur Avesnes, où
je ne pus obtenir aucuns renseignements sur ce qu’était devenu
l’empereur.
Dans
cet état de choses, n’ayant de nouvelles ni de S.M., ni du
major général, le désordre croissant à
chaque instant et, à l’exception des débris de quelques
régiments de la garde et de la ligne, chacun s’en allant
de son côté, je pris la détermination de me
rendre sur-le-champ à Paris, par Saint-Quentin, pour faire
connaître le plus promptement possible au ministre de la guerre
la véritable situation des affaires, afin qu’il pût
au moins envoyer au-devant de l’armée quelques troupes nouvelles,
et prendre rapidement les mesures que nécessitaient les circonstances.
A mon arrivée au Bourget, à trois lieues de Paris,
j’appris que l’empereur y avait passé le matin à neuf
heures.
Voilà,
monsieur le duc, le récit exact de cette funeste campagne.
Maintenant,
je le demande à ceux qui ont survécu à cette
belle et nombreuse armée : de quelle manière pourrait-on
m’accuser du désordre dont elle vient d’être victime,
et dont nos fastes militaires n’offrent point d’exemple ? J’ai,
dit-on, trahi la patrie, moi qui, pour la servir, ai toujours montré
un zèle que peut-être j’ai poussé trop loin
et qui a pu m’égarer ; mais cette calomnie n’est et ne peut
être appuyée d’aucun fait, d’aucune circonstance, d’aucune
présomption. D’où peuvent cependant provenir ces bruits
odieux qui se sont répandus tout à coup avec une effrayante
rapidité ? Si, dans les recherches que je pourrais faire
à cet égard, je ne craignais presqu’autant de découvrir
que d’ignorer la vérité, je dirais que tout me porte
à croire que j’ai été indignement trompé,
et qu’on cherche à envelopper du voile de la trahison les
fautes et les extravagances de cette campagne, fautes qu’on s’est
bien gardé d’avancer dans les Bulletins qui ont paru, et
contre lesquelles je me suis inutilement élevé avec
cet accent de la vérité que je viens encore de faire
entendre dans la chambre des pairs.
J’attends de la justice de V. Exc., et de son obligeance pour moi,
qu’elle voudra bien faire inscrire cette lettre dans les journaux,
et lui donner la plus grande publicité.
Je
renouvelle à V. Exc., etc.
Le
maréchal, Prince de la Moskowa,
Signé
Ney
Paris,
le 26 juin 1815.
|
|
|
|