Dans
sa réfutation, M. Logie désarticule mon raisonnement, en isole les
éléments, ne voit pas la liaison qu’ils ont entre eux et en passe
certains sous silence.
La thèse que je défends est fondée sur la constatation que
Napoléon, dans son bulletin du 20 juin, et le général Drouot, dans
son discours du 23, ainsi que tous les récits écrits par
des officiers français immédiatement après la bataille, désignent
sous le vocable “Mont-Saint-Jean” ce qui est en fait la ferme de
la Haie-Sainte et le carrefour du chemin d’Ohain. Erreur de lecture
de carte a posteriori,
au moment de la rédaction de ces récits ? Non, car l’ordre dicté
par Napoléon à 11 heures prouve que l’erreur a déjà été commise
sur le terrain, le 18 juin.
La relation du général Foy, du 23 juin, qui commet la même erreur,
donne la clé de l’énigme : tout est décalé dans la lecture
que font les Français de la carte, sur l’axe de la chaussée de Bruxelles.
L’examen de la carte montre pourquoi : une erreur au moment
de la gravure de la carte a fait passer la chaussée à droite de
la ferme de Mont-Saint-Jean, rendant possible une confusion avec
la ferme de la Haie-Sainte.
Enfin, les Anglais avaient déjà constaté cette erreur commise par
les Français, comme il ressort de la note écrite dans l’ouvrage
de Booth.
On voit donc que, contrairement à ce que dit M. Logie, ce n’est
pas sur l’erreur de la carte que je fonde ma thèse, mais sur le
bulletin et sur le discours de Drouot, ainsi que sur l’ordre dicté
à onze heures. L’erreur de gravure explique pourquoi l’erreur a
pu être commise.
Cette
affirmation,
écrit M. Logie, qui dit à tort que j’établis ma thèse sur l’erreur
de la carte, relève de la
pétition de principe. Ce serait vrai, si on ne veut pas voir
que dans les textes cités, il est mis Mont-Saint-Jean pour la Haie-Sainte.
“Même si Napoléon
a commis des erreurs à Waterloo, il était encore capable de lire
correctement une carte” écrit M. Logie. N’est-ce pas là véritablement
une pétition de principe ? Alors que tout montre que Napoléon s’est
trompé en lisant la carte, M. Logie croit que Napoléon n’est pas
sujet à se tromper. Qui ne s’est jamais trompé en lisant une carte
? Surtout quand la carte est entachée d’une erreur,
ce qui est manifestement le cas ici. Même les hommes providentiels,
les sauveurs suprêmes sont sujets à l’erreur, et leurs erreurs,
par la logique même du despotisme, peuvent avoir des conséquences
incalculables.
M.
Logie aurait aussi bien pu écrire : "Napoléon était quand
même encore capable de gagner une bataille".
“Pareille
erreur est d'autant plus improbable que l'Empereur avait à sa disposition
le guide Decoster chargé de répondre à ses interrogations quant
à la configuration du terrain.”
J’admets que cette erreur était “improbable”. Mais la défaite
complète de l’armée française l’était tout autant. L’histoire est
remplie de faits improbables qui ont entraîné des catastrophes.
Il était improbable que le Titanic coule, et improbable qu’un Concorde
s’écrase un jour. Est-il impossible d’envisager que le guide Decoster
(dont les sympathies pour Napoléon et l’armée française restent
à démontrer) n’ait pas voulu, ou pas pu corriger Napoléon dans ses
erreurs ? Henry Houssaye lui-même écrit : “Selon
les traditions locales, Decoster, soit imbécillité, soit mauvais
vouloir, aurait donné pendant toute la journée de faux renseignements.”
Ce n’est pas parce que l’hypothèse d’une erreur est improbable qu’elle
n’est pas possible, et qu’il faille la rejeter d’un revers de la
main.
M. Logie écrit encore :
Les
colonnes de d'Erlon avaient pour mission d'enfoncer la position
anglaise en marchant vers le hameau de Mont-Saint-Jean, mais leur
objectif premier n'était pas la prise de celui-ci dérobé à leur
vue.
Il y a ici contradiction manifeste entre l’ordre de Napoléon
et l’interprétation qu’en donne M. Logie.
L’ordre dit nettement :
“Au moment où l’Empereur
en donnera l’ordre au Maréchal
Ney, l’attaque commencera pour s’emparer du village de Mont-Saint-Jean,
où est l’intersection des routes ; (...) les compagnies de sapeurs
du 1er corps seront prêtes pour se barricader sur le champ à Mont-Saint-Jean.“
Quoi de plus positif qu’un ordre militaire ? Je ne lis pas
: "l'attaque commencera en direction de Mont-Saint-Jean"
mais "l'attaque commencera pour s'emparer du village".
J’en demande pardon à M. Logie, l’objectif premier était bien la
prise du village, mais il n’était pas situé où Napoléon le pensait.
On comprendra que je préfère m’en tenir au texte de Napoléon
plutôt qu’à l’interprétation de M. Logie.
Monsieur
Logie écrit aussi :
L'état
major français ne pouvait non plus se méprendre sur le dispositif
de Wellington : un rideau de troupes couronnait les crêtes, en appui
de l'artillerie placée en avant de la ligne.
Est-ce
parce qu’il veut à tout prix me donner tort que M. Logie se met
en contradiction avec ce qu’il a lui-même écrit dans “la Dernière
bataille “ :
"La disposition du terrain
était avantageuse pour la défensive : en avant des crêtes occupées
par l'armée alliée s'étendait une sorte de glacis en pente douce
que l'artillerie, placée sur la hauteur, pouvait balayer, tandis
qu'en arrière la déclivité du sol permettait de placer à contre-pente
le plus gros des troupes hors de vue et partiellement à l'abri des
feux de l'artillerie. (J. Logie, La Dernière Bataille, p 87.)
Si le plus gros des troupes était “hors de vue”, pourquoi
écrire que l’état-major adverse ne pouvait se méprendre sur le dispositif
de Wellington ?
D’ailleurs, le général Foy, témoin qualifié, écrivait, le 23 juin
:
Son
canon [celui
de l’ennemi] était en position
avant le nôtre ; on ne voyait à côté que quelques tirailleurs. Suivant
l’excellente coutume des Anglais, leurs masses d’infanterie et de
cavalerie étaient masquées par le mouvement du terrain ; ils ne
les montrent que quand ils veulent les employer.
M.
Logie dit que je justifie ma théorie à partir de quelques textes.
C’est une façon de présenter les choses. Je signalerai qu’il s’agit
de tous les textes connus écrits immédiatement après la bataille,
et qu’ils sont de la plume de Napoléon, des maréchaux Soult et Ney,
des lieutenants-généraux Drouot, Jérôme Bonaparte, Foy, et Rogniat
(commandant du génie), de Gourgaud, premier officier d’ordonnance
de l’Empereur, et Levavasseur, aide de camp du maréchal Ney. Quelques
textes, oui, (tous les textes connus) mais pas écrits par n’importe
qui (ceux qui étaient le moins en droit de se tromper). Tous accusent
une mauvaise lecture de la carte. Aucun autre texte écrit pendant
ou peu après la bataille, à ma connaissance, ne montre que la perception
de l’espace était correcte.
Quant au problème d’Hougoumont, M. Logie entend me réfuter
sur base de la relation de Reille. Mais il donne sa source : "relation
de Reille citée par Houssaye" !
Or la citation donnée par Houssaye est plus que fragmentaire. J’ai
moi-même donné l’entièreté du passage de Reille concernant la bataille
de Waterloo dans les “Carnets de la Campagne” (n°1, Hougoumont,
page 78). Il y aurait d’abord lieu de s’interroger sur la validité
du témoignage de Reille . Celui-ci, qui commandait le 2e corps d’armée,
est directement responsable de l’échec subi par ses troupes devant
Hougoumont et le capitaine de Mauduit, lui-même combattant de Waterloo,
mettait gravement en cause la responsabilité de Reille.
L’appel au témoignage de Reille, dans la version tronquée donnée
par Houssaye, me semble donc un argument bien faible et peu défendable
sur le plan de la méthode historique. Ceci dit, si on lit attentivement
la relation de Reille, derrière ses déclarations embarrassées, on
ne trouve que la confirmation de ce que j’avance :
"La
9ème division
descendit sur le bois d’Hougoumont, sa 1ère brigade s’avança et
voulut s’emparer de la ferme de ce nom, qui avait été retranchée,
au lieu de se tenir dans le fond derrière le bois, en entretenant
en avant une bonne ligne de tirailleurs ; l’ordre en fut donné plusieurs
fois mais d’autres attaques furent tentées inutilement par l’autre
brigade, et cette division fut toute la journée occupée en entier
à cette opération."
Si les troupes ont pu s’acharner toute la journée sur la
ferme en dépit des ordres supérieurs, c’est que le commandement
ignorait ce qui se passait derrière ce bois.
“Dans ce cas, peu
importait la présence ou non du château-ferme derrière le bois”
écrit M. Logie. Quand on connaît l’importance qu’a eue le château-ferme
dans la bataille, on peut en déduire que si Reille et Napoléon n’y
attachaient pas d’importance, c’est parce qu’ils en ignoraient l’existence,
ou qu’ils en ont au moins sous-estimé l’importance.
D’ailleurs,
ajoute
M. Logie, les cartes montrent
l’existence du bois, mais signalent également la présence de bâtiments...
On s’étonnera de trouver sous la plume de M. Logie un tel argument,
puisqu’il affirme ce qui n’est pas : les cartes, en effet ne montrent
pas le bois. Celui-ci d’ailleurs n’existait pas au moment de la
levée de la carte (1771-1778) et les cartes chorographiques ont
été réalisées d’après celle-ci. J’ai donné ces trois cartes dans
les Carnets de la Campagne n°1, et le lecteur pourra lire dans la
légende : “Hougoumont n’est
plus indiqué comme étant un château, mais paraît être un hameau”.
Et en effet, il ressort des écrits de Foy et de Gourgaud que les
Français -au niveau du commandement- prirent pour un hameau ce qui
était une position fortifiée, et qu’ils sous-estimèrent l’importance
de l’obstacle. On n’attaque
pas de la même façon un village ou un château. Les hommes sur place
durent se rendre compte de la difficulté de l’entreprise, mais l’information
ne remonta pas aux échelons supérieurs : ni Jérôme, ni Foy ne sont
entrés dans le bois, ainsi qu’il ressort de leurs écrits, et Napoléon
semble n’avoir pas eu connaissance de ce qui se passait vraiment
à Hougoumont. Tous les témoignages sont concordants. Et rendons
au professeur Bernard ce qui lui revient : je ne suis pas le premier
à parler de “la faillite
de la liaison et des transmissions” !
“Au surplus, écrit
M. Logie, dès l'échec de
la première attaque menée par la brigade Baudouin, le commandement
français avait constaté de visu, l'existence des bâtiments au-delà
du bois, ce qui amena leur bombardement, certes tardif, et leur
destruction presque complète.”
Nous
ne trouvons trace de ceci ni dans le bulletin de l’armée dicté par
Napoléon, ni dans la lettre de Ney, ni dans la relation de Reille,
ni dans les lettres de Jérôme ou de Foy, et je crois qu’il s’agit
là de toute la chaîne de commandement français. M. Logie devrait
nous dire sur quoi il s’appuie pour émettre cette affirmation avec
autant d’assurance. Que Hougoumont ait été bombardé, cela ne fait
pas de doute, mais par des obusiers, alors que ce qu’il aurait fallu,
c’était des pièces de 12, capables de renverser les murs, et donc
de rendre la position intenable. Le fait est que Hougoumont n’a
pas été pris, parce que l’artillerie adéquate n’a pas été utilisée.
Pour
finir, M. Logie écrit : “on
voit mal les conséquences que ces confusions, à supposer qu'elles
aient existé, auraient pu avoir sur le déroulement de la bataille.”
On
ne peut réécrire l’histoire. Mais l’erreur d’estimation était d’une
portée de canon. Un général qui, de nos jours, se tromperait d’une
portée de missile dans la lecture de ses cartes aurait peu de chances
de mener à bien la mission qui lui serait confiée.
Enfin,
j’ai signalé dans mon étude que l’auteur de “The battle of Waterloo
... by a near observer”, avait déjà relevé ces faits..
M.
Logie finit son article en insinuant qu’il ne s’agirait pas d’une
découverte, puisque je dis que l’ouvrage de Booth le signalait déjà
en 1816. Curieux procédé. Si c’était l’ouvrage de Booth qui m’avait
mis sur la piste (ce n’est pas le cas), je l’aurais dit, car cela
ne change rien au fond. Il n’y a rien de répréhensible à être attentif
à tous les indices qui peuvent apporter un éclairage nouveau. La
remarque de Booth confirme la pertinence de mon analyse, de même
que celle du capitaine Gore qui signale le même fait en 1817 dans
sa traduction de la carte de Craan. Est-il vraiment utile de préciser
que n’avais pas encore trouvé ce dernier renseignement lorsque j’ai
rédigé mon article, et que ce n’est donc pas lui non plus qui m’a
inspiré ?
Est
ce parce que j’ai écrit “Il
est étonnant de constater que cette judicieuse observation sur la
confusion commise par les Français n’a éveillé l’attention d’aucun
des stratèges qui se sont penchés sur l’histoire de la bataille”,
que M. Logie s’est senti piqué ? Il ne m’en voudra pas si je dis
que je ne pensais pas à lui en parlant des stratèges.
Bernard
Coppens
Le commissaire russe auprès de Wellington, le lieutenant
général Pozzo di Borgo, écrit dans son rapport du 19 juin : “Il
(Wellington) plaça ses batteries le long de la sommité de la position,
occupa la cense et le jardin et disposa son armée le long du coteau
protégé par la hauteur contre la vue et le feu d'artillerie de l'ennemi.”
“Aux
généraux du deuxième corps doit donc revenir une bonne part de responsabilité
des malheurs du 18 juin. (...) où donc était le comte Reille pour
que de pareilles fautes aient pu se commettre sous son commandement
?” (Les Derniers jours de la Grande Armée, tome 2, p.323)
Le texte
original porte bien 9e
division, mais c’est de la 6e,
celle de Jérôme Bonaparte, qu’il s’agit.