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Nous
arrivâmes à minuit au tournant d'un chemin, près
d'une espèce de ferme couverte en chaume et pleine d'officiers
supérieurs. Ce n'était pas loin de la grande route,
car on entendait défiler la cavalerie, l'artillerie et les
équipages comme un torrent. Le capitaine venait à
peine d'entrer à la ferme, que plusieurs d'entre nous se
précipitèrent dans le jardin à travers les
haies. Je fis comme les autres, et j'empoignai des raves. Presque
aussitôt tout le bataillon suivit ce mouvement, malgré
les cris des officiers; chacun se mit à déterrer ce
qu'il put avec sa baïonnette, et, deux minutes après,
il ne restait plus rien. Les sergents et les caporaux étaient
venus avec nous; lorsque le capitaine revint, on avait déjà
repris les rangs.
Ceux qui volent et pillent en campagne méritent d'être
fusillés, mais que voulez-vous? les villages qu'on rencontrait
n'avaient pas le quart de vivres qu'il aurait fallu pour nourrir
tant de monde.
Les Anglais avaient déjà presque tout pris. Il nous
restait bien encore un peu de riz, mais le riz sans viande ne soutient
pas beaucoup. Les Anglais, eux, recevaient des boeufs et des moutons
de Bruxelles; ils étaient bien nourris et tout luisants de
bonne santé. Nous autres, nous étions venus trop vite,
les convois de vivres étaient en retard; et le lendemain,
qui devait être la terrible bataille de Waterloo, nous ne
reçûmes que la ration d'eau-de-vie.
Enfin, en partant de là, nous montâmes une petite côte,
et malgré la pluie, nous aperçûmes les bivouacs
des Anglais. On nous fit prendre position dans les blés entre
plusieurs régiments qu'on ne voyait pas, parce qu'on avait
l'ordre de ne pas allumer de feu, de peur d'effaroucher l'ennemi
s'il nous voyait en ligne, et de le décider à continuer
sa retraite.
Représentez-vous des hommes couchés dans les blés,
sous une pluie battante, comme de véritables Bohémiens,
grelottant de froid, songeant à massacrer leurs semblables,
et bien heureux d'avoir un navet, une rave ou n'importe quoi pour
soutenir un peu leurs forces.
Cela ne nous empêchait pas de claquer des dents, et de voir
en face de nous les Anglais, qui se réchauffaient et se gobergeaient
autour de leurs grands feux, après avoir reçu leur
ration de boeuf d'eau-de-vie et de tabac. Je pensais :
« C'est nous, pauvres diables, trempés jusqu'à
la moelle des os, qui sommes forcés d'attaquer ces hommes
remplis de confiance en eux-mêmes, et qui ne manquent ni de
canons, ni de munitions, ni de rien.; qui dorment les pieds au feu,
la panse bien garnie, pendant que nous couchons dans la boue ! »
Toute la nuit ce spectacle me révoltait. Buche disait:
« La pluie ne me fait rien, j'en ai supporté bien d'autres
à l'affût; mais au moins j'avais une croûte de
pain, des oignons et du sel. "
Il se fâchait. Pour ma part, j'étais attendri sur mon
propre sort et je ne disais rien.
Entre deux et trois heures de la nuit, la pluie avait cessé.
Buche et moi, nous étions dos à dos dans le creux
d'un sillon, pour nous réchauffer, et la grande fatigue avait
fini par m'endormir.
Une chose que je n'oublierai jamais, c'est le moment où je
me réveillai, vers les cinq heures du matin : les cloches
des villages sonnaient matines sur cette grande plaine ; et, regardant
les blés renversés, les camarades couchés à
droite et à gauche, le ciel gris, cette grande désolation
me fit grelotter le coeur. Le son des cloches qui se répondaient
de Planchenois à Genappe, à Frichemont, à Waterloo
me rappelait Phalsbourg; je me disais :
" C'est aujourd'hui dimanche, un jour de paix et de repos.
M. Goulden a mis hier son bel habit au dos de la chaise, avec une
chemise blanche. Il se lève maintenant, et pense à
moi.... Catherine aussi se lève dans notre petite chambre
; elle est assise sur le lit et pleure; et la tante Grédel
aux Quatre-Vents pousse ses volets ; elle a tiré de l'armoire
son livre de prières pour aller à la messe. »
Et j'entendais les cloches de Dann, de Mittelbronn, de Bigelberg
bourdonner dans le silence. Je me figurais cette bonne vie tranquille
.... J'aurais voulu fondre en larmes ! Mais le roulement commençait,
un roulement sourd comme dans les temps humides, quelque chose de
sinistre. Du côté de la grande route, à gauche,
on battait la générale, les trompettes de cavalerie
sonnaient le réveil. On se levait, on regardait par-dessus
les blés. Ces trois jours de marche et de combats, le mauvais
temps et l'oubli des rations avaient rendu les hommes plus sombres.
On ne parlait pas comme à Ligny ; chacun regardait et réfléchissait
pour son propre compte.
On voyait aussi que ce serait une plus grande bataille, parce qu'au
lieu d'avoir des villages bien occupés en première
ligne, et qui font autant de combats séparés, ici
c'était une grande plaine élevée, nue, occupée
par les Anglais; derrière leurs lignes, au haut de la côte,
se trouvait le village de Mont-Saint-Jean, et beaucoup plus loin,
à près d'une lieue et demie, une grande forêt
qui bordait le ciel.
Entre les Anglais et nous, le terrain descendait doucement et se
relevait de notre côté ; mais il fallait avoir l'habitude
de-la campagne pour voir ce petit vallon, qui devenait plus profond
à droite et se resserrait en forme de ravin. Sur la pente
de ce ravin, de notre côté, derrière des haies,
des peupliers et d'autres arbres, quelques maisons couvertes de
chaume indiquaient un hameau; c'était Planchenois. Dans la
même direction, mais bien plus haut et derrière la
gauche de l'ennemi, s'étendait une plaine à perte
de vue, parsemée de petits villages.
C'est en temps de pluie, après un orage, que ces choses se
distinguent le mieux; tout est bleu sombre sur un fond clair. On
découvrait jusqu'au petit village de Saint-Lambert, à
trois lieues de nous sur la droite.
A notre gauche, et derrière la droite des Anglais, se voyaient
aussi d'autres petits villages dont je n'ai jamais su le nom.
Voilà ce que nous découvrions au premier coup d'oeil
dans ce grand pays plein de magnifiques récoltes encore en
fleur, et chacun se demandait pourquoi les Anglais étaient
là, quel avantage ils avaient à garder cette position.
Alors on observait mieux leur ligne, à quinze cents ou deux
mille mètres de nous et l'on voyait que la grande route que
nous avions suivie depuis les Quatre-Bras, et qui se rend à
Bruxelles, cette route large, bien arrondie et même pavée
au milieu, traversait la position de l'ennemi à peu près
au centre; elle était droite, et l'on pouvait la suivre des
yeux jusqu'au village de Mont-Saint-Jean, et même plus loin,
jusqu'à l'entrée de la grande forêt de Soignes.
Les Anglais voulaient donc la défendre, pour nous empêcher
d'aller à Bruxelles.
En regardant bien, on voyait que leur ligne de bataille se courbait
un peu de notre côté sur les deux ailes, et suivait
un chemin creux qui coupait la route de Bruxelles en croix. Ce chemin
était tout à fait creux à gauche de la route,
à droite il était bordé de grandes haies de
houx et de petits hêtres, comme il s'en trouve dans ce pays.
Là, derrière, étaient postées des masses
d'habits rouges, qui nous observaient de leur chemin couvert ; le
devant de leur côte descendait en pente comme des glacis :
c'était très dangereux.
Et sur leurs ailes, qui se prolongeaient d'environ trois quarts
de lieue, était de la cavalerie innombrable. On voyait aussi
de la cavalerie sur le haut du plateau, dans l'endroit où
la grande route, après avoir passé la colline, descend
avant de remonter vers Mont-Saint-Jean ; car on comprenait très
bien qu'il se trouvait un creux entre la position des Anglais et
ce village, pas bien profond, puisque les plumets de la cavalerie
s'apercevaient, mais assez profond pour y tenir de grandes forces
en réserve à l'abri de nos boulets.
J'avais déjà vu Weissenfelz, Lutzen, Leipzig et Ligny
: je commençais à comprendre ce que les choses veulent
dire, pourquoi l'on se place d'une manière plutôt que
d'une autre, et je trouvais que ces Anglais s'étaient très
bien arrangés dans leur chemin pour défendre la route,
et que leurs réserves, bien abritées sur le plateau,
montraient chez ces gens beaucoup de bon sens naturel.
Malgré cela, trois choses me parurent alors avantageuses
pour nous. Ces Anglais, avec leur chemin couvert et leurs réserves
bien cachées, étaient comme dans une grande fortification.
Mais tout le monde sait qu'en temps de guerre on démolit
tout de suite, autour des places fortes, les bâtiments trop
près des remparts, pour empêcher l'ennemi de s'en emparer
et de s'abriter derrière. Eh bien ! juste sur leur centre,
le long de la grande route et sur la pente de leurs glacis, se trouvait
une ferme dans le genre de la Roulette, aux Quatre-Vents, mais cinq
ou six fois plus grande. Je la voyais très bien de la hauteur
où nous étions : c'était un grand carré,
les bâtisses, la maison, les écuries et les granges
en triangle du côté des Anglais, et l'autre moitié
du triangle, formée d'un mur et de hangars, de notre côté;
la cour à l'intérieur. L'un des pans de ce mur donnait
sur les champs avec une petite porte, et l'autre sur la route, avec
une porte cochère pour les voitures. C'était construit
en briques bien solides. Naturellement les Anglais l'avaient garnie
de troupes, comme une espèce de demi-lune; mais si nous avions
la chance de l'enlever, nous étions tout près de leur
centre, et nous pouvions lancer sur eux nos colonnes d'attaque,
sans rester longtemps sous leur feu.
Voilà ce que nous avions de meilleur pour nous. Cette ferme
s'appelait la Haie-Sainte, comme nous l'avons su depuis.
Plus loin, en avant de leur aile droite, dans un fond, se trouvait
une autre ferme avec un petit bois, que nous pouvions aussi tâcher
d'enlever. Cette ferme, d'où j'étais on ne la voyait
pas, mais elle devait être encore plus solide que la Haie-Sainte,
puisqu'un verger entouré de murs et plus loin un bois la
couvraient. Le feu des fenêtres donnait dans le verger, le
feu du verger donnait dans le bois, le feu du bois donnait sur la
côte, l'ennemi pouvait battre en retraite de l'un dans l'autre.
Ces choses, je ne les ai pas vues de mes propres yeux, mais quelques
anciens m'ont raconté plus tard l'attaque de cette ferme,
appelée Hougoumont.
Enfin, en avant de leur aile gauche, où descendait le chemin
de Wavre, à quelque cent pas de notre côté,
se trouvaient encore les fermes de Papelotte et de la Haye, occupées
par des Allemands, et les petits hameaux de Smohain, du Cheval-de-Bois,
de Jean-Loo. Ces hameaux, je les voyais bien alors, mais je n'y
faisais pas grande attention, d'autant plus qu'ils étaient
en dehors de notre ligne de bataille, sur la droite, et qu'on n'y
remarquait pas de troupes.
Donc chacun maintenant se figure la position des Anglais en face
de nous, la grande route de Bruxelles qui la traverse, le chemin
qui la couvre, le plateau derrière, où sont les réserves,
et les trois bâtisses de Hougoumont, de la Haie-Sainte et
de Papelotte, en avant, bien défendues. Chacun doit penser
que c'était bien difficile à prendre.
Je regardais cela vers six heures du matin, très attentivement,
comme un homme qui risque de perdre sa vie, ou d'avoir les os cassés
dans une entreprise, et qui veut au moins savoir s'il a quelque
chance d'en réchapper.
Zébédé, le sergent Rabot, le capitaine Florentin,
Buche, enfin tout le monde, en se levant, jetait un coup d'oeil
de ce côté sans rien dire. Ensuite, on regardait autour
de soi les grands carrés d'infanterie, les escadrons de cuirassiers,
de dragons, de chasseurs, de lanciers, etc., campés au milieu
des récoltes.
Alors personne n'avait plus la crainte de voir les Anglais battre
en retraite. On allumait des feux tant qu'on voulait, et la fumée
de la paille humide s'étendait dans les airs. Ceux auxquels
il restait encore un peu de riz suspendaient la marmite, les autres
regardaient en pensant :
« Chacun son tour, hier nous avions de la viande, nous nous
moquions du riz ; maintenant nous voudrions bien en avoir. »
Vers huit heures, il arriva des fourgons avec des cartouches et
des tonnes d'eau-de-vie. Chaque soldat reçut double ration
; avec une croûte de pain on aurait pu s'en contenter, mais
le pain manquait. Qu'on juge, d'après cela, quelle mine on
avait. C'est tout ce que nous reçûmes en ce jour, car
aussitôt après commencèrent les grands mouvements.
Les régiments se réunirent à leurs brigades,
les brigades à leurs divisions, les divisions reformèrent
leurs corps. Les officiers à cheval couraient porter les
ordres, tout était en route.
Le bataillon se réunit à la division Donzelot; les
autres divisions n'avaient que huit bataillons, elle en eut neuf.
J'ai souvent entendu raconter par nos anciens l'ordre de bataille
donné par l'Empereur; le corps de Reille à gauche
de la route, en face de Hougoumont ; d'Erlon à droite, en
face de la Haie-Sainte ; Ney à cheval sur la chaussée,
et Napoléon derrière, avec la vieille garde, les escadrons
de service, les lanciers, les chasseurs, etc. A huit heures et demie,
nos quatre divisions reçurent l'ordre de se porter en avant,
à droite de la grand-route. Nous étions de quinze
à vingt mille hommes, nous marchions sur deux lignes, l'arme
à volonté, et nous enfoncions jusqu'aux genoux. Personne
ne disait rien.
Plusieurs racontent que nous étions tout réjouis et
que nous chantions, mais c'est faux ! Quand on a marché toute
la nuit sans recevoir de ration, quand on a couché dans l'eau,
avec défense d'allumer des feux et qu'on va recevoir de la
mitraille, cela vous ôte l'envie de chanter; nous étions
bien contents de retirer nos souliers des trous où l'on enfonçait
à chaque pas ; les blés mouillés vous rafraîchissaient
les cuisses, et les plus courageux, les plus durs avaient l'air
ennuyé.
Il est vrai que les musiques jouaient les marches de leurs régiments,
et que les trompettes de la cavalerie, les tambours de l'infanterie,
les grosses caisses et les trombones mêlés ensemble
produisaient un effet terrible comme toujours. Il est aussi vrai
que tous ces milliers d'hommes en bon ordre, allongeant le pas,
le sac au dos, le fusil sur l'épaule; les lignes blanches
des cuirassiers qui suivaient les lignes rouges, brunes, vertes
des dragons, des hussards, des lanciers dont les petits drapeaux
en queue d'hirondelle remplissaient l'air; les canonniers dans l'intervalle
des brigades, à cheval autour de leurs pièces, qui
coupaient la terre jusqu'aux essieux, tout cela traversant les moissons
dont pas un épi ne restait debout, il est très vrai
qu'on ne pouvait rien voir de plus épouvantable.
Et les Anglais en face, bien rangés, leurs canonniers la
mèche allumée, étaient aussi quelque chose
qui vous faisait réfléchir.
Le père Goulden me disait bien que, dans son temps, les soldats
chantaient, mais c'est qu'ils étaient partis volontairement
et non par force. Ils se battaient pour garder leurs champs et les
Droits de l'homme, qu'ils aimaient mieux que les yeux de leur tête,
et ce n'était pas la même chose que de se faire éreinter
pour savoir si l'on aurait d'anciens nobles ou de nouveaux. Moi,
je n'ai jamais entendu chanter ni à Leipzig ni à Waterloo.
Nous marchions, les musiques jouaient par ordre supérieur
; et lorsque les musiques se turent, le plus grand silence suivit.
Alors nous étions au haut du petit vallon, à mille
ou douze cents pas de la gauche des Anglais. Nous formions le centre
de notre armée; des chasseurs s'étendaient sur notre
flanc droit avec des lanciers.
On prit les distances, on resserra les intervalles, la première
brigade de la première division obliqua sur la gauche et
se mit à cheval sur la chaussée. Notre bataillon faisait
partie de la seconde division : nous fûmes donc en première
ligne, avec une seule brigade de la première devant nous.
On fit passer toutes les pièces sur notre front; celles des
Anglais se voyaient en face, à la même hauteur. Et
bien longtemps encore d'autres divisions vinrent nous appuyer. On
aurait cru que toute la terre marchait : les anciens disaient :
« Voici les cuirassiers de Milhaud ! voici les chasseurs de
Lefebvre-Desnoëttes ; voilà là-bas le corps de
Lobau !»
De tous les côtés, aussi loin que pouvait s'étendre
la vue, on ne voyait que des cuirasses, des casques, des colbacks,
des sabres, des lances, des files de baïonnettes.
« Quelle bataille ! s'écriait Buche ; malheur aux Anglais
! »
Et je pensais comme lui, je croyais que pas un Anglais n'en réchapperait.
On peut dire que nous avons eu du malheur en ce jour; sans les Prussiens,
je crois encore que nous aurions tout exterminé.
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