|
Waterloo,
suite du Conscrit de 1813, par Erckmann-Chatrian. In-12 de 374 pages.
Paris, Hetzel et Lacroix, éditeurs.
Nous avons exprimé, dans le dernier volume de la Revue, toute
l'admiration que nous inspirait le Conscrit de 1813 ; il
nous semblait que ce chef-d'œuvre, devenu si vite et à si
juste titre vraiment populaire, ne serait jamais égalé
par d'autres romans du même genre, et nous étions bien
près de déplorer que MM. Erckmann et Chatrian se fussent
avisés d'écrire une suite à cet ouvrage. Les
suites ne sont, d'ordinaire, qu'une exploitation plus ou moins habile
d'un premier succès. D'autre part, le sujet de la campagne
de 1815 était hérissé de difficultés
de toute espèce, l'appréciation historique de ces
événements était encore faite très diversement,
la critique n'avait pas dit son dernier mot, nonobstant la polémique
engagée entre M. Thiers et le colonel Charras ; enfin, il
y avait là tant de préjugés et d'erreurs, malheureusement
trop populaires, qu'un roman aspirant à la popularité
devait tomber dans ces mêmes erreurs et ces mêmes préjugés,
s'en rendre complice et, de toute manière, s'y fourvoyer.
Notre surprise a été bien douce. Nous hésitions,
nous tremblions en ouvrant le Waterloo; il nous en eût coûté
de rabattre quelque peu de l'estime, de la sympathie profonde que
nous avions pour les deux auteurs. Disons-le bien vite : non seulement
toutes nos appréhensions étaient vaines, mais nous
avons éprouvé une sorte de remords de nos doutes et
de nos défiances. C'est avec une supériorité
incontestable de talent, de bon sens et de moralité que MM.
Erckmann et Chatrian ont traité ce formidable sujet. Sans
doute les travaux récents de critique historique leur sont
venus en aide, et l'on pourrait même affirmer que sans le
Waterloo de Charras, le Waterloo d'Erckmann-Chatrian eût été
impossible. Mais il s'agissait toujours de faire avec ces discussions
et ces controverses, avec ces partis pris déjoués,
avec ces préventions battues eu brèche, avec ces traditions
controuvées et ces amours-propres nationaux obstinés,
implacables, une œuvre qui eût ce cachet d'unité, de
simplicité, de franchise et de conviction, qui entraîne
et commande la popularité.
Ainsi, tout est exact, tout est vrai, et, chose plus importante
ici, tout est vraisemblable. Les faits se sont passés de
cette manière et non d'une autre, chaque lecteur en sera
convaincu, bien mieux peut-être qu'à la suite des savantes
polémiques engagées sur les assertions vagues et hasardées
du Mémorial de Sainte-Hélène. Il n'y a pas
moyen, pour ainsi dire, de douter de la sincérité
de Joseph Bertha. C'est le triomphe de l'art du romancier.
Les scènes intimes qui précèdent et accompagnent
le mariage du conscrit sont d'un charme exquis et forment un poignant
contraste avec les sombres tableaux que va dérouler la nouvelle
guerre. La réaction politique et religieuse qui se déchaîna
pendant la première restauration est si bien caractérisée,
que nous entrons dans les sentiments de l'époque même,
et que nous saluons, avec tous les gens sensés d'alors, le
retour de Napoléon comme l'avènement d'un temps meilleur.
L'histoire a pu s'étonner de voir la France applaudir successivement
et dans un court espace, au départ de l'empereur et à
l'arrivée de Louis XVIII, puis au départ de Louis
XVIII et au retour de l'empereur, puis encore au retour de Louis
XVIII et au second départ de l'empereur. Pour les hommes
qui ont vécu à cette époque ces contradictions
ne sont qu'apparentes : le peuple, également malheureux sous
les divers gouvernements, confondait ses espérances avec
ses souvenirs, prenait ses illusions pour des regrets, et, cherchant
toujours un bien-être impossible, n'aboutissait, après
bien des efforts, qu'à se retourner sur son lit de douleur.
Tout cela se comprend lorsqu'on lit Waterloo. Puis vient le récit
de la campagne de 1815, que l'on peut se figurer après celui
qu'ont tracé les mêmes auteurs de la campagne de 1813.
Il nous a semblé qu'il y avait encore progrès dans
la manière si individuelle de MM. Erckmann et Chatrian. Le
point de vue du témoin narrateur est complété
par des renseignements qui lui sont venus depuis et qu'il cite de
la manière la plus naturelle. La tuerie de Ligny est là
tout entière, dans toute son horreur, plus des détails
d'une vérité saisissante. Waterloo enfin est esquissé
de main de maître, et l'on jurerait que les auteurs ont assisté
à ce grand événement. Tout y est au moins nettement
indiqué, et l'on y voit poindre jusqu'à ces jugements
erronés qui passèrent bientôt à l'état
de tradition inattaquable. Les affirmations pseudo-historiques sur
l'attente du corps de Grouchy, sur la panique, sur la trahison,
s'y rencontrent réfutées par elles-mêmes en
quelque sorte et dans leur véritable jour.
C'est là, pour le dire en résumé, une œuvre
éminemment utile, une œuvre de haut enseignement, un traité
de philosophie, de morale et de politique selon le bon sens : et
ce n'en est pas moins une œuvre d'art, dans l'acception la plus
brillante de ce terme.
E.
V. B*
|
|
|
|