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 Waterloo   >   Relations  >

Dernière modification: 03/02/2004

En février 1838, à la demande du capitaine Mauduit, directeur du Journal "La Sentinelle de l'Armée", le colonel Chapuis, qui était alors colonel de la 4e légion de la Garde Nationale de Paris, écrivit une "Notice sur le 85e de ligne pendant la campagne de 1815". Chapuis était en 1815 capitaine de grenadiers au 85e de ligne, un des régiments de la 4e division (Durutte) du 1er corps (Drouet d'Erlon). Dans sa relation, Chapuis mettait gravement en cause la conduite du général Durutte, particulièrement son indécision dans la journée du 16 juin.

Chapuis est un inconditionnel de l'Empereur, qu'il qualifie de "homme placé à une distance si incommensurable de tous les autres, que les siècles futurs, ne pouvant croire à sa réalité, le diviniseront, comme le font déjà les Arabes des déserts de l'Afrique". (!)

En 1863 parut une nouvelle édition de la Notice sur le 85e, sous forme de brochure. Chapuis écrivit alors une préface qui nous dépeint son état d'esprit à ce moment-là, fortifié encore dans son admiration inconditionnelle pour Napoléon par la lecture des ouvrages de Thiers. Pour celui-ci, comme pour Chapuis : "jamais, dans aucune autre campagne, l'Empereur ne se montra plus de force physique, plus d'activité et plus de génie, que dans celle de 1815".

La cause du désastre, qui ne pouvait absolument pas être recherchée du côté de l'Empereur, incombait entièrement à ses lieutenants, le maréchal Ney et surtout le maréchal Grouchy : "Il était manifeste que la Providence nous avait condamnés, et qu'elle avait choisi le maréchal Grouchy pour nous punir" (Thiers cité par Chapuis).

Cet état d'esprit nous invite évidemment à prendre avec prudence le témoignage de Chapuis. Mais il s'agit d'un officier subalterne qui n'a vu qu'un petit coin du champ de bataille, et qui, à ce titre, nous donne des renseignements précieux sur les mouvements de la division Durutte… et sur l'état d'esprit de l'armée.

"NOTICE SUR LE 85e DE LIGNE

PENDANT LA CAMPAGNE DE 1815"

PAR CHAPUIS,

Capitaine de grenadiers au 85e de ligne, ex-colonel de la 4e légion de la Garde nationale de Paris.

(...) Le 85e régiment de ligne faisait partie avec le 95e de ligne, de la douzième brigade (général Brue), de la 4e division (général Durutte) du 1er corps d'armée (général Drouet d'Erlon).

Comme vous l'avez dit, ce régiment n'était composé que de deux bataillons, formant ensemble le chiffre peu élevé de près de neuf cents hommes ; mais ce que vous ignorez, c'est que ces mêmes hommes commandés par le brave colonel Masson, venu du 3e régiment de Tirailleurs de la Garde, peu de jours avant l'entrée en campagne, étaient des soldats éprouvés et résolus à se battre jusqu'à la dernière extrémité. Sortis la plupart, à la paix de 1814, des pontons anglais, dans lesquels un long et infernal supplice avait été leur partage, ils aspiraient après le moment où ils se trouveraient en face de leurs bourreaux.

Si, à Waterloo, ils ne purent tirer une juste vengeance de la cruelle agonie qu'on leur avait fait endurer, c'est que le destin ne le voulut pas ; car, pendant la lutte, leur conduite fut admirable : ils y succombèrent presque tous ; mais, en tombant, leurs dernières paroles indiquaient qu'ils avaient compris que le combat était un combat à mort. Dans aucun temps, dans aucun lieu, les soldats du 85e ne montrèrent un plus beau courage.

Pourquoi faut-il que la fatalité soit venue paralyser de si grands efforts et un si noble dévouement ? (...)

Le 17, la 4e division quitta Wagnelé pour rejoindre les trois autres divisions du 1er corps, lesquelles s'étaient dirigées dans la soirée du 16 vers les Quatre-Bras. Cette réunion ne put s'effectuer, la 4e division ayant reçu l'ordre de s'arrêter en arrière du quartier général de l'Empereur.

Retardés dans notre marche par la pluie, la boue et les nombreuses colonnes qui s'avançaient toutes vers le même point, nous arrivâmes si tard à la position qu'on nous avait désignée, qu'il fut impossible aux soldats de se mettre à l'abri du mauvais temps.

Battus par une pluie continuelle, sans feu aucun, la nuit fut des plus cruelles ; aussi chacun de nous vit arriver le jour avec satisfaction ; mais le rappel en nous réunissant sous les armes, nous prouva, par le morne silence qui régnait dans les rangs, que nous avions perdu de notre énergie, et que quelques heures de repos seraient nécessaires pour nous mettre en état de paraître devant l'ennemi.

Une halte ayant été ordonnée, nous vînmes prendre la position que vous avez indiquée dans votre narration.

Tout ce que vous dites à ce sujet, Monsieur le directeur, est parfaitement exact, seulement j'ajouterai qu'en quittant cette position du télégraphe pour rejoindre les trois autres divisions du 1er corps, les officiers du 85e eurent beaucoup de peine à empêcher les soldats de crier vive l'Empereur ! lorsqu'ils passèrent devant lui. Pour ne point indiquer à l'ennemi, dont nous étions rapprochés, la place qu'il occupait, l'ordre avait été donné de garder le plus profond silence en défilant ; aussi, nos soldats regrettaient vivement qu'on leur défendît de manifester les sentiments qu'ils éprouvaient, car c'était la première fois que la plupart de ceux du 85e pouvaient contempler le grand capitaine pour lequel on avait tant d'admiration et de dévouement.

(...)

Au port d'armes pendant que tous ces hommes combattaient vaillamment corps à corps, le feu du 85e avait cessé ainsi que cela s'exécute à l'exercice.
Ce roulement des tambours, ce coup de baguette pour faire rentrer les officiers à leur place de bataille, démontrent clairement ce que valait notre colonel, et combien nous pouvions compter sur lui. Avec un homme d'un courage moins éprouvé, au lieu d'une belle résistance nous pouvions être écrasés, car il faut songer que les divisions du 1er corps étaient ramenées dans le plus grand désordre, et que nos soldats durent croiser la baïonnette pour empêcher tous ces hommes démoralisés de détruire les éléments de force que nous avions conservés, lesquels étaient perdus dans les autres régiments par la faute qu'on avait commise. Cet instant, où un corps d'armée cherche son salut dans une retraite précipitée, pendant qu'un poignée de soldats affronte avec succès des dangers dont ils sont environnés, fut pour le 85e un de ces beaux moments qui rendent désormais un régiment invincible et le placent si haut dans l'opinion de l'armée, que tout en enviant son bonheur on cherche à l'imiter.

Ce beau moment, nous le dûmes à deux chefs dignes l'un de l'autre, le colonel Masson et notre général de brigade Brue. Ce dernier avait suivi avec le 95e, le deuxième régiment de sa brigade, le mouvement offensif de la 4e division. Lors du mouvement rétrograde, il entra dans notre carré au moment où nous allions commencer le feu, et il contribua puissamment par son énergie entraînante au beau succès que nous venions d'obtenir.

Avec deux hommes de la trempe de ceux que je nomme, avec bon nombre de soldats sortis naguères des pontons anglais, on peut croire à tout ce qu'il y avait de courage, de dévouement et de moyens de résistance dans un carré faible numériquement, mais aussi solide que la redoute vivante de Marengo.  (...)

Notre général de brigade comprit que dans l'état critique où se trouvait le 1er corps, il y avait une si impérieuse nécessité à ne point faire rétrograder le seul régiment resté intact, qu'il refusa hautement, à deux reprises différentes, d'obéir à l'ordre du général Durutte de rejoindre la division.

Établi près de la batterie, et l'arme au pied, le 85e, pendant plusieurs heures, éprouva des pertes tellement sensibles qu'une compagnie de grenadiers eut 22 tués ou blessés.

En voyant tomber ces hommes horriblement mutilés par les boulets, on pouvait croire que le moral de ceux qui restaient debout en serait ébranlé, mais pas un ne faiblit.

Admirablement commandés, nos soldats restèrent toujours à la hauteur du courage dont notre général et notre colonel nous donnaient un si bel exemple. Aussi, dans ces heures pénibles, il y eut des actes d'une telle fermeté, qu'on aurait peine à croire à tant d'héroïsme et tant d'abnégation. (...)

Les tirailleurs anglais, et ensuite les tirailleurs prussiens, s'étant avancés assez près pour nous inquiéter, les compagnies de notre régiment furent les unes après les autres envoyées contre eux. Le tour de la compagnie de grenadiers que je commandais étant arrivé, nous marchâmes à l'ennemi jusqu'à demi-portée. Là nous employâmes tout ce que nous avions de bonne volonté et d'énergie pour remplir dignement la mission qu'on nous avait confiée. Je crois que nous n'y manquâmes point, et que si la réussite ne couronna pas nos efforts, c'est qu'il fallait autre chose que du courage, puisque nous fîmes tout ce qu'il était humainement possible de faire, et que la compagnie de grenadiers se montra aussi bien en tirailleurs qu'elle avait été remarquable sous le canon.

Chargée à la fin de la journée par la cavalerie ennemie, elle succomba presque toute entière, et ce que le boulet ou la balle avait épargné, fut sabré et foulé aux pieds des chevaux.

(...)

Comme ce que je pourrais vous dire, Monsieur le Directeur, sur ces moments et sur ceux qui les ont suivis, est étranger au régiment dont je faisais partie, il vous suffira, je pense, de savoir que, deux mois après cette déplorable et funeste journée du 18, je rejoignis l'armée de l'autre côté de la Loire, pour assister au licenciement des débris du 85e, l'un de ces régiments d'Italie, d'Égypte, et du fameux 3e corps, devenu pour la campagne de Russie, 1er corps de la grande armée commandé depuis la formation du camp de Boulogne, 1803, jusqu'en 1814, par le maréchal Davoust ; régiment, dont les bons exemples se transmettaient de génération en génération, lesquelles passaient vite, car les existences étaient courtes dans le 85e ; régiment formant une famille si unie, que sa séparation ne put se faire sans verser de nombreuses larmes ; larmes bien pardonnables à des soldats qui, dans la bonne comme dans la mauvaise fortune, avaient appris à s'estimer et à s'aimer.

(...)

Recevez, Monsieur le Directeur, l'assurance de ma parfaite considération, etc. etc.

Paris, le 1er février 1838

 

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