"NOTICE SUR LE 85e DE LIGNE 
      PENDANT LA CAMPAGNE DE 1815"
      PAR CHAPUIS,
      Capitaine de grenadiers au 85e de 
      ligne, ex-colonel de la 4e légion de la Garde nationale de Paris.
      (...) Le 85e régiment de ligne faisait partie avec le 
      95e de ligne, de la douzième brigade (général Brue), de la 4e division 
      (général Durutte) du 1er corps d'armée (général Drouet d'Erlon).
      Comme vous l'avez dit, ce régiment n'était composé 
      que de deux bataillons, formant ensemble le chiffre peu élevé de près de 
      neuf cents hommes ; mais ce que vous ignorez, c'est que ces mêmes hommes 
      commandés par le brave colonel Masson, venu du 3e régiment de Tirailleurs 
      de la Garde, peu de jours avant l'entrée en campagne, étaient des soldats 
      éprouvés et résolus à se battre jusqu'à la dernière extrémité. Sortis la 
      plupart, à la paix de 1814, des pontons anglais, dans lesquels un long et 
      infernal supplice avait été leur partage, ils aspiraient après le moment 
      où ils se trouveraient en face de leurs bourreaux.
      Si, à Waterloo, ils ne purent tirer une juste 
      vengeance de la cruelle agonie qu'on leur avait fait endurer, c'est que le 
      destin ne le voulut pas ; car, pendant la lutte, leur conduite fut 
      admirable : ils y succombèrent presque tous ; mais, en tombant, leurs 
      dernières paroles indiquaient qu'ils avaient compris que le combat était 
      un combat à mort. Dans aucun temps, dans aucun lieu, les soldats du 85e ne 
      montrèrent un plus beau courage. 
      Pourquoi faut-il que la fatalité soit venue paralyser 
      de si grands efforts et un si noble dévouement ? (...)
      Le 17, la 4e division quitta Wagnelé pour rejoindre 
      les trois autres divisions du 1er corps, lesquelles s'étaient dirigées 
      dans la soirée du 16 vers les Quatre-Bras. Cette réunion ne put 
      s'effectuer, la 4e division ayant reçu l'ordre de s'arrêter en arrière du 
      quartier général de l'Empereur.
      Retardés dans notre marche par la pluie, la boue et 
      les nombreuses colonnes qui s'avançaient toutes vers le même point, nous 
      arrivâmes si tard à la position qu'on nous avait désignée, qu'il fut 
      impossible aux soldats de se mettre à l'abri du mauvais temps.
      Battus par une pluie continuelle, sans feu aucun, la 
      nuit fut des plus cruelles ; aussi chacun de nous vit arriver le jour avec 
      satisfaction ; mais le rappel en nous réunissant sous les armes, nous 
      prouva, par le morne silence qui régnait dans les rangs, que nous avions 
      perdu de notre énergie, et que quelques heures de repos seraient 
      nécessaires pour nous mettre en état de paraître devant l'ennemi.
      Une halte ayant été ordonnée, nous vînmes prendre la 
      position que vous avez indiquée dans votre narration. 
      Tout ce que vous dites à ce sujet, Monsieur le 
      directeur, est parfaitement exact, seulement j'ajouterai qu'en quittant 
      cette position du télégraphe pour rejoindre les trois autres divisions du 
      1er corps, les officiers du 85e eurent beaucoup de peine à empêcher les 
      soldats de crier vive l'Empereur ! lorsqu'ils passèrent devant lui. Pour 
      ne point indiquer à l'ennemi, dont nous étions rapprochés, la place qu'il 
      occupait, l'ordre avait été donné de garder le plus profond silence en 
      défilant ; aussi, nos soldats regrettaient vivement qu'on leur défendît de 
      manifester les sentiments qu'ils éprouvaient, car c'était la première fois 
      que la plupart de ceux du 85e pouvaient contempler le grand capitaine pour 
      lequel on avait tant d'admiration et de dévouement.
      (...)
      Au port d'armes pendant que tous ces hommes 
      combattaient vaillamment corps à corps, le feu du 85e avait cessé ainsi 
      que cela s'exécute à l'exercice.
      Ce roulement des tambours, ce coup de baguette pour faire rentrer les 
      officiers à leur place de bataille, démontrent clairement ce que valait 
      notre colonel, et combien nous pouvions compter sur lui. Avec un homme 
      d'un courage moins éprouvé, au lieu d'une belle résistance nous pouvions 
      être écrasés, car il faut songer que les divisions du 1er corps 
      étaient ramenées dans le plus grand désordre, et que nos soldats durent 
      croiser la baïonnette pour empêcher tous ces hommes démoralisés de 
      détruire les éléments de force que nous avions conservés, lesquels étaient 
      perdus dans les autres régiments par la faute qu'on avait commise. Cet 
      instant, où un corps d'armée cherche son salut dans une retraite 
      précipitée, pendant qu'un poignée de soldats affronte avec succès des 
      dangers dont ils sont environnés, fut pour le 85e un de ces beaux moments 
      qui rendent désormais un régiment invincible et le placent si haut dans 
      l'opinion de l'armée, que tout en enviant son bonheur on cherche à 
      l'imiter.
      Ce beau moment, nous le dûmes à deux chefs dignes 
      l'un de l'autre, le colonel Masson et notre général de brigade Brue. Ce 
      dernier avait suivi avec le 95e, le deuxième régiment de sa brigade, le 
      mouvement offensif de la 4e division. Lors du mouvement rétrograde, il 
      entra dans notre carré au moment où nous allions commencer le feu, et il 
      contribua puissamment par son énergie entraînante au beau succès que nous 
      venions d'obtenir. 
      Avec deux hommes de la trempe de ceux que je nomme, 
      avec bon nombre de soldats sortis naguères des pontons anglais, on peut 
      croire à tout ce qu'il y avait de courage, de dévouement et de moyens de 
      résistance dans un carré faible numériquement, mais aussi solide que la 
      redoute vivante de Marengo.  (...)
      Notre général de brigade comprit que dans l'état 
      critique où se trouvait le 1er corps, il y avait une si impérieuse 
      nécessité à ne point faire rétrograder le seul régiment resté intact, 
      qu'il refusa hautement, à deux reprises différentes, d'obéir à l'ordre du 
      général Durutte de rejoindre la division.
      Établi près de la batterie, et l'arme au pied, le 
      85e, pendant plusieurs heures, éprouva des pertes tellement sensibles 
      qu'une compagnie de grenadiers eut 22 tués ou blessés.
      En voyant tomber ces hommes horriblement mutilés par 
      les boulets, on pouvait croire que le moral de ceux qui restaient debout 
      en serait ébranlé, mais pas un ne faiblit.
      Admirablement commandés, nos soldats restèrent 
      toujours à la hauteur du courage dont notre général et notre colonel nous 
      donnaient un si bel exemple. Aussi, dans ces heures pénibles, il y eut des 
      actes d'une telle fermeté, qu'on aurait peine à croire à tant d'héroïsme 
      et tant d'abnégation. (...)
      Les tirailleurs anglais, et ensuite les tirailleurs 
      prussiens, s'étant avancés assez près pour nous inquiéter, les compagnies 
      de notre régiment furent les unes après les autres envoyées contre eux. Le 
      tour de la compagnie de grenadiers que je commandais étant arrivé, nous 
      marchâmes à l'ennemi jusqu'à demi-portée. Là nous employâmes tout ce que 
      nous avions de bonne volonté et d'énergie pour remplir dignement la 
      mission qu'on nous avait confiée. Je crois que nous n'y manquâmes point, 
      et que si la réussite ne couronna pas nos efforts, c'est qu'il fallait 
      autre chose que du courage, puisque nous fîmes tout ce qu'il était 
      humainement possible de faire, et que la compagnie de grenadiers se montra 
      aussi bien en tirailleurs qu'elle avait été remarquable sous le canon. 
      Chargée à la fin de la journée par la cavalerie 
      ennemie, elle succomba presque toute entière, et ce que le boulet ou la 
      balle avait épargné, fut sabré et foulé aux pieds des chevaux.
      (...)
      Comme ce que je pourrais vous dire, Monsieur le 
      Directeur, sur ces moments et sur ceux qui les ont suivis, est étranger au 
      régiment dont je faisais partie, il vous suffira, je pense, de savoir que, 
      deux mois après cette déplorable et funeste journée du 18, je rejoignis 
      l'armée de l'autre côté de la Loire, pour assister au licenciement des 
      débris du 85e, l'un de ces régiments d'Italie, d'Égypte, et du fameux 3e 
      corps, devenu pour la campagne de Russie, 1er corps de la grande armée 
      commandé depuis la formation du camp de Boulogne, 1803, jusqu'en 1814, par 
      le maréchal Davoust ; régiment, dont les bons exemples se transmettaient 
      de génération en génération, lesquelles passaient vite, car les existences 
      étaient courtes dans le 85e ; régiment formant une famille si unie, que sa 
      séparation ne put se faire sans verser de nombreuses larmes ; larmes bien 
      pardonnables à des soldats qui, dans la bonne comme dans la mauvaise 
      fortune, avaient appris à s'estimer et à s'aimer.
      (...)
      Recevez, Monsieur le Directeur, l'assurance de ma 
      parfaite considération, etc. etc.
      Paris, le 1er février 1838