|
Lettre
sur Alger.
D'Alger...
Ne
vous attendez pas, mon ami, à recevoir des observations sur le gouvernement
de ce pays : ce n'est pas que je n'en aie quelques unes à vous communiquer
; mais je vous dirai, comme Cicéron à Atticus : Mihi
quædam occurunt, sed ea coram..... (J’ai bien quelque chose
à dire ; mais je le réserve pour le tête-à-tête. )
Les
états d'Alger sont habités par différentes races d'hommes, aussi
distinctes par leur figure, leurs mœurs, leur langage, que par leur
origine. On y voit des Arabes, sujets du dey, et d'autres qui ne
le sont pas. Tous se distinguent des habitants du pays par un langage
différent, par une fierté et une rudesse de mœurs extraordinaires,
et surtout par un goût extrême d’indépendance. Leurs troupeaux font
toutes leurs richesses. Rarement sortent-ils des bois ou descendent-ils
des montagnes ; et, lorsqu’ils paraissent dans la plaine, ce n’est
jamais qu’en prenant les plus grandes précautions pour se mettre
à l’abri de toute surprise. Ils ont un chef particulier, qu’ils
appellent sheick, et qui
est, à
la fois, leur juge, leur docteur et leur
général. Cette classe d’arabes devient tous les jours moins nombreuse
: la politique des deys s’attache à empêcher leur accroissement,
et dans cette vue, on ménage extrêmement les Arabes
sujets,
afin de leur
ôter toute idée de se joindre aux indépendants.
On
ne compte guère plus de 150 noirs vendus chaque année comme esclaves
dans le pays. Les négresses sont employées par leurs maîtres aux
travaux domestiques. Quelquefois elles deviennent leurs maîtresses,
et même leurs épouses, ce qui pourtant est extrêmement rare. Il
arrive aussi que la première éducation des enfants leur est confiée,
mais les parents ont presque toujours lieu de s’en repentir.
Les
nègres ne sont pas très malheureux chez les Algériens ; ils jouissent
d'une assez grande liberté, et la loi les mettrait à l’abri de tous
mauvais traitements, si elle était exécutée
; mais cela est impossible. Ni les chrétiens, ni les juifs, ne peuvent
avoir pour esclave un nègre qui s’est fait mahométan. D’ailleurs,
il est des circonstances solennelles, telles qu’une fête, un mariage,
surtout une mort, où les nègres obtiennent gratuitement leur liberté.
On
distingue parmi les chrétiens esclaves deux classes différentes,
les esclaves prisonniers et
les esclaves volontaires.
Les premiers, en sortant du vaisseau, sont, avant tout, conduits
au dey, qui choisit parmi eux ceux qui lui conviennent ; les autres
sont vendus sur la place publique à l’enchère.
Les
personnes marquantes de l'équipage pris, le capitaine, le chirurgien,
etc., sont traités communément avec plus d'égards que les autres
; cependant ils travaillent comme eux dans les ateliers de la marine,
et la nuit, on les renferme avec eux dans les bagnes. Les femmes
et les enfants restent ordinairement attachés au service intérieur
du palais, ou sont achetés par des particuliers qui les emploient
chez eux aux mêmes fonctions. Les prisonniers de première distinction
appartiennent de droit au dey, qui, presque toujours, leur permet
de s’établir chez quelque chrétien libre.
Les
esclaves volontaires sont
tous déserteurs d'Oran et de Masalquivir. Il y a parmi eux des hommes
de toutes les nations ; et l'on peut dire qu’ils en sont la lie.
La plupart, sortis de leur pays pour se soustraire à la justice
des lois, devenus depuis soldats en Espagne, ont été condamnés pour des crimes nouveaux
à passer le reste de leurs jours dans la forteresse d’Oran, d’où
ils s’échappent, quand ils le peuvent, préférant l’esclavage d’Alger
à l’horreur des cachots espagnols. J’ai trouvé parmi eux, dit notre
voyageur, des Allemands, des Français, des Italiens, quelques Anglais,
des Suisses, des Portugais, des Polonais, des Prussiens, mais de
ceux-ci en petit nombre. Je n’y ai vu aucun Hollandais, ni Danois,
ni Suédois, ni Russe. Tous ces hommes, devenus plus vils encore dans l’esclavage,
ont acquis au plus haut degré toute l’impudence
et le calme de la scélératesse, surtout ceux qui sont parvenus à
un âge avancé. Les jeunes conservent du moins les apparences du
remords, et laissent entrevoir quelque désir de pouvoir, en recouvrant
la liberté, expier, par une conduite moins coupable, les crimes
dont ils se sont souillés.
On
a beaucoup exagéré les mauvais traitements que les esclaves ont
à essuyer. Il est faux qu'on exige d'eux des travaux au-dessus de
leurs forces et leur nourriture n'est pas trop mauvaise. Ce qu’il
y a de plus cruel pour eux, est d’être renfermés toutes les nuits
dans les bagnes, où l’air empesté et la malpropreté de toute espèce
rendent le séjour souvent mortel et toujours très malsain. Ceux
des esclaves que leur
éducation et leurs sentiments distinguent
des autres, éprouvent, outre cela, le dégoût de se trouver confondus
parmi les plus vils scélérats. Ceci ne regarde que ceux qui, devenus
esclaves publics, sont employés dans les ateliers
de la marine.
La
conditions des esclaves vendus à des particuliers est beaucoup moins
malheureuse. Quelquefois des chrétiens
libres
obtiennent, en consignant comme caution une certaine somme, la permission
de prendre chez eux quelques esclaves dont ils font leurs domestiques.
Ceux de ces domestiques qui ont de l’intelligence parviennent à
amasser quelques fonds, au moyen desquels ils deviennent aubergistes
ou marchands de vin ou d’eau-de-vie dans les villes, et finissent
quelquefois par se faire une fortune assez considérable.
Il
est rare que les esclaves volontaires recouvrent leur liberté, à
moins que le gouvernement de leur nation ne les rachète en masse.
Ce fut ainsi qu’en 1784 celui de France
délivra
tous les esclaves français. Quelques-uns ont essayé de se soustraire
à l’esclavage par la désertion ; mais il est presque sans exemple
qu’aucune tentative de ce genre ait réussi.
Au
reste, le nombre des esclaves de toutes classes est aujourd'hui
bien moins considérable à Alger qu’il ne l’était autrefois. En 1788,
on n’y en comptait que 800 : il est vrai que 700 ou environ venaient
de périr, à cette époque, victimes de la peste. (la suite dans une
des prochaines feuilles).
Suite
des lettres d'un voyageur, sur les états d'Alger.
Les
juifs sont en assez grand nombre dans ce pays ; ils y vivent comme
partout dans la plus profonde abjection. Pour les distinguer du
reste des habitants, on exige que l'étoffe dont ils se revêtissent
soit d'une couleur particulière, extrêmement foncée. Il leur est
défendu de paraître à cheval dans les villes ; ils ne peuvent acquérir
aucune propriété en terres. Un Maure peut impunément les maltraiter
; la loi leur interdit toute défense, à moins cependant qu'ils n'aient
obtenu à prix d'argent la protection d'un naturel puissant du pays
ou de quelque consul. Les affaires qui les concernent comme juifs,
sont réglées par un magistrat choisi entre eux, qu'ils appellent
roi.
Ils
ont un usage bien étrange relativement au mariage : les enfants
sont promis par les parents, dès le berceau, et mariés à l'âge de
quatre ou cinq ans ; trois ou quatre ans après, ils vivent ensemble
comme époux.
On
compte aujourd'hui environ neuf à dix mille Turcs dans les domaines
d'Alger ; ils sont les nobles du pays et possèdent toutes les charges.
Aussi cherchent-ils à tenir les naturels dans un état d'ignorance
et d'avilissement qui assure leur soumission. Pour être réputé Turc,
il faut être né dans les états du grand-seigneur, de parents mahométans.
Ceux qui sont déjà établis dans les états d'Alger cherchent à attirer
le plus grand nombre possible de leurs compatriotes dans un pays
où il leur est important d’être en force pour jouir plus sûrement
des avantages immenses que la loi leur accorde. Ils ont à cet effet
plusieurs places de recrutement : Smyrne et Alexandrie sont les
principales. C’est là surtout que tous les autres moyens de séduction
sont employés. Ceux qui y cèdent le plus communément n’y ont pas
grand mérite, étant pour la plupart des hommes souillés de crimes;
ces transfuges trouvent à leur arrivée que les effets ne répondent
pas aux promesses qu’on leur a faites. Le plus grand nombre reste
assez longtemps dans une position assez voisine de la misère. Ceux
d’entre eux qui n’ont aucune industrie et qui ne veulent pas se
contenter de la paie et de l’existence
de soldat, se répandent dans les campagnes où ils exercent un brigandage
sur lequel le gouvernement est forcé de fermer les yeux.
Les
Turcs se croient fort au-dessus des maures, des chrétiens et des
juifs ; on ne peut cependant les accuser d'intolérance. Ils sont
en général ignorants, paresseux, jaloux à l'excès, et surtout très
adonnés au plaisir, mais en même temps pleins d'honneur, de courage
et de loyauté ; l'inaction est pour eux le souverain bonheur. Étendus
nonchalamment sur des tapis, ils y passent des journées entières
dans la même position. Là, tout leur temps se partage entre le plaisir
de fumer, de prendre du café, de parfumer
leur barbe, et les délices d’un sommeil embelli de songes voluptueux,
que leur procure l’usage de l’opium. Telles sont les jouissances
du riche ; et celles du pauvre sont à peu près les mêmes : la seule
différence est que l’un les trouve chez lui, et que l’autre va les
acheter dans un café. Les plus actifs d’entre eux sont ceux qui,
pour charmer leur inutilité, vont dans les rues, jouir du plaisir
d’observer les passants. Leur amour pour les femmes tient de la
fureur ; quand ils ne sont pas auprès d’elles, leur plus grand plaisir
est d’en parler ; et la jalousie les porte souvent à commettre les
plus grands crimes. Au reste, les moyens de vigueur qu’on leur suppose
n’existent effectivement que chez quelques uns, mais à un degré
en effet très remarquable ; mais cet avantage n’est pas de longue
durée. Il est dans la nature d’abuser de la force, et en général
les Turcs jouissent de trop bonne heure de tous les plaisirs pour
en jouir bien longtemps .
Une
parcimonie qui tient de l'avarice, est le défaut le plus commun
à ce peuple ; on doit l'attribuer à l'état de misère dans lequel
les Turcs ont vécu d'abord. Une excessive économie leur devient
dans la suite presque nécessaire. J'ai dit qu'ils étaient fort tolérants
; on a vu des maîtres exiger de leurs esclaves chrétiens la plus
grande exactitude à remplir les devoirs de leur religion. Ils méprisent
fort les renégats, qui sont ici en assez grand nombre.
Il
y en a ici de deux espèces, les
chrétiens et les juifs. Les mahométans dévots
pensent que ceux-ci feraient mieux, avant de se réunir à eux pour
laver leur tâche originelle, d’embrasser préalablement le christianisme.
Il y a en général parmi les juifs plus d’hommes que de femmes qui
suivent leur religion : les motifs de ceux-ci sont le plus souvent
l’ambition ou l’intérêt, rarement la persuasion : et en effet, ceux d’entre eux
qui ont des talents et des moyens d’intrigue, finissent ordinairement
par faire une fortune brillante. L’amiral actuel de la flotte algérienne
est un renégat juif. Ceux de cette religion sont
plus communs que les renégats chrétiens. Au reste,
les uns et les autres deviennent tous les jours plus rares, les
Turcs n’étant plus en général assez dévoués à leur religion pour
lui faire le sacrifice de leur propriété, en rendant la liberté à leurs
esclaves. D’ailleurs, ils commencent à se convaincre que rarement
on renonce à sa religion par d’autre motif que l’intérêt.
|
|
|
|