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J'accompagne Macdonald dans
son ambassade au Danemark
Les
généraux en chef qui venaient de rentrer en France lors de la paix,
avaient dû descendre des hauteurs du commandement et ils ne pouvaient
s'accoutumer à cette espèce de déchéance: ils supportaient impatiemment
la suprématie rapidement ascendante d'un seul d'entre eux, naguère
leur émule et leur égal. Ils critiquaient, ils blâmaient tout à
haute voix, le Concordat principalement. Cet esprit de révolte commençait
à s'étendre jusque dans la garde consulaire que commandait Lannes.
L'orgueil mécontent de ces généraux s'enflait; il s'appuyait de
la clientèle de guerriers nombreux, dont la gloire, presque toute
septentrionale, se sentait étrangère à la gloire méridionale, sans
doute préférée des guerriers vainqueurs sous Bonaparte. De là aussi
deux camps rivaux, deux armées presque ennemies, et, à la suite
des dangers d'une guerre extérieure enfin domptés, la nécessité
de prévenir les dangers intérieurs de cette rivalité jalouse, et
d'une guerre sourde et intestine.
Ce
fut dans ce but que, avec Moreau surtout, honneurs rendus, éloges
prodigués, alliances de famille même, dit-on, tous les moyens conciliants
et généreux furent employés; mais l'on à déjà vu la résistance de
ce général. Avec les autres, tels que Bernadotte, Saint-Cyr, Augereau
et Macdonald, Napoléon se servit des moyens plus efficaces. Des
missions de diverses natures les disséminèrent, les unes guerrières,
les autres à la fois guerrières et diplomatiques. On envoya Bernadotte
commander l'armée de l'Ouest, et Saint-Cyr, en Espagne, la division
française lancée contre le Portugal. Lannes et Brune partirent,
l'un pour l'ambassade de Lisbonne, l'autre pour celle de Constantinople.
Quant à Macdonald, que sa parole libre et railleuse, que son caractère
indépendant et fier, et que son intelligence avec Moreau rendaient
gênant, dès avant sa rentrée en France dans les premiers mois de
1801, il fut destiné au Danemark.
Le
Danemark tenait la clef de la Baltique. Placé aux avant-postes de
la neutralité armée des rois du Nord menacée par la flotte anglaise,
et déterminé à se défendre, il nous demandait un général. La mission
de Macdonald à cette Cour lointaine lui fut donc représentée comme
bien moins diplomatique que militaire. Macdonald irait porter, à
cette extrémité de l'Europe, la gloire des armes françaises Ses
aides de camp, son état-major et ses officiers d'artillerie et du
génie l'y accompagneraient. Macdonald n'accepta cette mission que
sous la condition d'en être rappelé dès qu'elle cesserait d'être
guerrière. En conséquence, partant aussitôt de Trente pour Paris,
par Vérone, Milan et Turin, il me laissa l'ordre, comme au plus
jeune de ses aides de camp, de ramener en France son quartier général
et deux compagnies d'infanterie et de cavalerie qui escorteraient.
Le sort ainsi me favorisa : dès ma première année de service j'avais
fait connaissance avec nos généraux les plus renommés, j'avais vu,
à grandes et petites journées, le sud est de la France, la Suisse,
l'Allemagne méridionale et toutes les Alpes; j'allais voir le nord
de l'Italie; j'avais assisté à une grande bataille, à la guerre
de plaines, à celle de montagnes; enfin, je ne revenais à Paris
que pour en repartir, et pour voir encore, sous un double aspect,
l'est de la France et l'Europe septentrionale.
En
arrivant à Milan, je rendis visite au général Moncey qui y commandait
en chef. Je lui trouvai tout l'extérieur de sa position. C'était
un homme du plus grand air : taille élevée, figure noble, formes
graves et majestueuses. Mais ces dehors renfermaient, avec un noble
cœur, un esprit inquiet, s'embarrassant d'une foule de considérations;
trop dépendant des autres par trop d'estime de leurs louanges ou
de leurs critiques; supposant trop de mérite à celui qu'il avait
en face; en sorte que, s'ajoutant aux difficultés, il se combattait
lui-même aussi dans son adversaire.
Dans
la seconde quinzaine de mai, un an après mon premier départ, je
rentrais à Paris, je me retrouvais dans ma famille. Le retour de
la belle saison, coïncidant avec le mien, avait éloigné de Paris
mon ancienne société. Ce fut pour moi une difficulté, de moins.
L'épreuve d'ailleurs eût été courte, car en arrivant je reçus l'ordre
d'être prêt à repartir. Je sus que Macdonald, à son retour de Trente,
passant par Nevers, y avait appris l'assassinat de Paul Ier le désastre
de la flotte danoise brûlée par Nelson dans la rade de Copenhague,
et la soumission forcée qui en avait été la conséquence; qu'alors,
jugeant sa mission sans objet, il s'en était cru dégagé; mais que
Napoléon avait persévéré, qu'il avait prétexté la possibilité de
relever de ce double échec la neutralité armée des rois du Nord
; et que, pour le décider à se rendre en Danemark, il l'avait flatté,
après un court séjour dans ce poste obscur, de l'ambassade de Pétersbourg.
Déjà même, Macdonald faisait à grands frais les préparatifs nécessaires
à une destination aussi importante. En même temps le Premier Consul,
qui ne négligeait aucun détail, s'était rappelé la brillante renommée
que mon père avait laissée à la Cour de la grande Catherine: il
avait voulu que je fusse attaché diplomatiquement à cette ambassade.
Le ler juin je reçus ma nomination; et bientôt après, comme aspirant
et aide de camp je partis avec Macdonald.
Ce
voyage fut pour Macdonald un triomphe continuel dont nous prîmes
plus que notre part. Partout la foule se pressait sur nos pas; partout
Macdonald se montra généreux jusqu'à la prodigalité, surtout pour
les Français malheureux qu'il rencontra. Nous vîmes Leipsick, Dresde,
et Pilnitz, célèbre point de départ de la guerre de la Révolution.
Nous fûmes présentés à l'Electeur, excellent prince, mat d'un caractère
méthodique, et si soumis à l'étiquette, qu'elle le suivait même,
disait-on, dans l'intérieur de son palais, jusque dans les bras
de l'Electrice ! Nous en plaisantions alors: dans notre légèreté
native et révolutionnaire, notre défaut de méthode riait de ce que
ces peuples en avaient de trop ; aujourd'hui, plusieurs de nous
pensent peut-être que nous eussions tous gagnés à être moins dissemblables,
regrettant pour nous une bonne part de ces mœurs sages, constantes,
régulières, dont la différence des caractères nationaux ne nous
permet guère l'imitation.
Berlin
ensuite nous arrêta plusieurs jours. J'y recueillis, des Princes,
des Princesses de cette Cour, et plus explicitement d'un grand nombre
de leurs entours, des témoignages de l'estime profonde que tous
conservaient à mon père, a son histoire du feu Roi de Prusse, quelque
véridique qu'elle fût, et de leurs regrets de ce que ce prince eût
suivi des conseils opposés à ceux que mon père lui avait apportés
dans sa dernière mission diplomatique. On se souvient que cette
mission avait précédé la guerre de 1792, qu'elle n'avait pu empêcher.
Quant
au mauvais succès de leur première campagne, l'un des anciens aides
de camp de ce monarque défunt s'efforça de l'excuser. Selon lui
les ordres donnés au duc de Brunswick n'avaient pas été suivis.
Frédéric-Guillaume II avait voulu que, à Valmy, on ne s'en tint
pas à une simple canonnade. Son avis avait été d'attaquer, de livrer
franchement bataille. Mais le duc de Brunswick, se souvenant trop
que le roi avait été son élève, n'avait point eu égard à ses instructions.
Cet officier m'avoua aussi que, trompé par nos émigrés, on ne s'était
attendu qu'à une simple marche militaire, pendant laquelle toutes
nos populations, et notre armée elle-même, accouraient se joindre
aux drapeaux prussiens! Il expliquait ainsi, et la fatale proclamation
du duc, et le désappointement de ce général, et le découragement
qui en avait été le résultat.
Notre
séjour en Danemark fut pourtant de six mois entiers. Mais à chaque
dépêche, Macdonald renouvela la demande de son rappel, et à la dernière
il l'exigea si impérieusement, qu'il fallut bien y condescendre,
Quant
à moi ce séjour me fut profitable; il eut même sur mon avenir une
influence heureuse, inattendue et décisive.
Pendant
le jour, chez Macdonald, et partout ailleurs, à table, en société,
je recherchai les personnages les plus remarquables, les écoutant,
les attaquant même de questions autant que me le permettait mon
jeune âge: je m'efforçais ainsi de rassembler le plus de notions
possible sur le pays, les choses et les hommes au milieu desquels
je me trouvais. Puis le soir, avant de me mettre à mon précis, je
grossissais, j'enrichissais avec joie mon cahier de notes de tout
le butin que je venais de recueillir.
Je
fis plus: mon trésor une fois commencé, je devins avide; je redoublai
d'efforts pour l'augmenter. J'osai porter mon ignorance jusque chez
les savants les plus distingués. Des professeurs, un Français, entre
autres, et le célèbre Nybourg lui-même, m'accueillirent avec indulgence.
Pâle, faible, malade à force de travail, ce savant avait déjà la
vue affaiblie; la moindre lumière l'éblouissait. C'était donc quand
la nuit suspendait ses travaux que j'allais rechercher son entretien.
J’entrais, à tâtons, jusques au fond de sa retraite, où j'avais
peine à le découvrir à la lueur pâle d'un seul flambeau, au milieu
d'in-folios et de manuscrits poudreux dont il était environné: sa
chambre en était comble. Nos entretiens quelquefois l'en distrayaient;
nous gagnions tous deux à ce rapprochement, moi de la science, lui
du repos: c'était ce qui nous manquait à l'un et à l'autre.
Jusque-là
les nouvelles de nos succès et de nos revers avaient eu, sur ce
peuple froid et lointain, une influence remarquable. Le gouvernement
danois avait cru devoir s'y montrer flexible. Réussissions-nous,
l'habile Bernstorf rendait quelque peu la main au peuple, détendant
le frein, la coalition reprenait-elle le dessus, il le resserrait
doucement.
Pourtant,
dans ce pays, le goût pour notre révolution avait été si vif, il
avait produit un tel aveuglement, que, pendant toute la Terreur,
Robespierre, aux yeux non seulement de la bourgeoisie danoise, mais
de plusieurs grands, et de la duchesse d'Augustembourg elle-même,
avait passé pour un grand homme ! On avait lu ses discours
avec enthousiasme, on avait maudit ses victimes comme des traîtres
justement punis - on avait plaint sa chute ! Quelque grossière que
fût cette erreur, ce peuple avait été longtemps à en revenir.
Je
retrouve aussi dans mes notes, qu'à ces remarques, et à beaucoup
d'autres devenues surannées, s'ajoutaient quelques anecdotes, moins
sérieuse., sur l'état mental du roi régnant ou plutôt qui ne régnait
pas plus sur son royaume que sur lui-même. On disait qu'il n'avait
pas perdu tout l'esprit, dont une fâcheuse habitude de son adolescence
lui avait ôté le gouvernail. Sa folie était quelquefois plaisante.
On racontait que, un jour entre autres, adossé à une chaise, et
se trouvant au milieu de sa famille, après l'avoir contemplée silencieusement,
il s'était écrié tout à coup: « En vérité, il
faut convenir que nous formons une réunion a charmante. Ma
fille a les jambes contournées;
mon fils ressemble exactement à un albinos ; mon frère est
bossu; ma belle-sœur regarde en même temps à droite et à gauche;
et moi je suis fou. » Puis, étendant ses observations aux souverains
alors régnants: « Au reste, ma grande famille, continua-t-il, n'est
guère plus saine: mon cousin Georges d'Angleterre est le plus insensé
de son royaume; mon frère Paul de Russie ne l'est pas mal à ce qu'il
me semble, mon collègue de Naples en tient aussi, ou ne vaut pas
mieux; mon petit cousin de Suède promet plus encore; et, pour en
revenir à moi, je suis le plus fou, de toute la bande » Alors, voyant
l'un de ses courtisans joindre les mains et lever les yeux au Ciel:
« Eh bien !1 que lui veux-tu ... ? laisse-le en repos, car
tu ne le tromperas pas, celui-là! " ajouta-t-il.
La
médisance s'était exercée sur la femme de son frère, prince, comme
on vient de le voir, d'une taille plus qu'exiguë, et sur un courtisan
d'une stature herculéenne. Celui-ci se sentit un soir frapper, fortement
sur l'épaule; il se retourne. " Ah ! pardon, s'écria le roi,
éclatant de rire; c'est que je vous avais pris, ma foi, pour mon
propre frère! »
Une
autre médisance accusait le prince royal de trop sacrifier à l'état
militaire, en n'apportant à cette manie dispendieuse que les vues
rétrécies d'un caporal. Il est vrai que, dans ses revues fréquentes
dont nous fûmes témoins, on voyait ce prince, fort bon d'ailleurs,
s'irriter, gourmander, battre même ses grenadiers, et, prenant rang
lui-même, sa canne à l'épaule, marquer le pas, et se donner ainsi
en spectacle de la façon la plus bizarre. Un jour donc qu'il présentait
à l'approbation de son père un plan de réforme financier dont il
lui expliquait l'économie, le roi, sans répondre, se leva et se
prit à marcher gravement, la canne à l'épaule, en disant: Droite,
gauche ! droite, gauche puis, s'arrêtant devant son fils: « C'est
cela qui coûte beaucoup trop, monsieur ». répliqua-t-il Toutefois,
comme le prince insistait, le roi céda; mais, trouvant son fils
aussi peu sensé que lui, Christian et Compagnie fut sa signature.
Le
11 octobre arriva Duroc, colonel aide de camp de Bonaparte. Sa mission
avait eu pour but Berlin, Pétersbourg surtout, puis Stockholm et
Copenhague. Aussitôt l'ardeur de grossir mon cahier d'observations
me porta à rechercher son entretien, sans autre calcul.
Le
15 octobre, jour de son départ, à quelque émotion dans ses adieux,
aux épanchements de l'officier qui l'accompagnait et qui me pressait
de venir promptement le rejoindre à Paris, pour entrer dans le régiment
des Guides, où lui-même était capitaine, je vis bien que je m'étais
acquis l'estime et l'amitié de l'illustre voyageur. Pourtant je
l'oubliai bientôt, n'ayant attaché à cet incident qu'un désir général
de plaire; mais j'avais fait plus que je ne pensais: cette entrevue
allait avoir sur ma destinée l'influence la plus puissante. Duroc
venait d'emporter de notre rencontre un souvenir plein d'intérêt
et d'affection, sentiment qu'il s'empressa dès son arrivée, de transmettre
au Premier Consul, et qui ne devait plus s'effacer. Tant il importe
de donner de nous, dès notre début, une favorable. Impression ;
succès qu'un esprit studieux obtient facilement par la surprise
qu'inspire le contraste, dans l'âge léger des plaisirs, d'un travail
solide et sérieux, et grâce à l'indulgence à laquelle on est naturellement
disposé pour un si jeune âge.
La
nouvelle d'une perte cruelle et inattendue vint bientôt, d'ailleurs,
absorber toutes mes pensées dans une douleur profonde: ce fut la
mort de mon grand-père le maréchal de Ségur, qu'un accès de goutte
nous enleva le 8 octobre 1801.(*)
Cependant,
aux yeux de Macdonald, de plus en plus dégoûté de sa nouvelle carrière,
sa mission ne semblait plus avoir d'objet que son éloignement de
la capitale; et réellement elle n'en avait point d'autre. Aussi,
le 5 décembre 1801, irrité des défaites par lesquelles Talleyrand
répondait à ses demandes de rappel, il lui avait écrit une lettre
rude et menaçante qui le brouilla bien inutilement, car le ministre,
par une dépêche datée de la veille, 4 décembre, venait enfin de
lui envoyer ses lettres de récréance. Il les reçut le 19 décembre,
en profita sur-le-champ ; et, quittant Copenhague le 23, il nous
ramena dans le premier mois de 1802 à Paris, où Duroc nous avait
précédés seulement de quelques semaines.
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