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(Ségur participe à la campagne
des Grisons sous Macdonald.)
Peu
de jours avaient suffi pour reposer notre jeune armée, quand l'armistice,
symptôme menaçant de la paix, vint irriter notre impatience. Elle
éclata dans mille propos, dont, en ces temps de révolutions, on
ne mesurait pas l'imprudence. " Que ferions-nous de cette
paix qui ne profiterait qu'au dictateur ? Chaque armée n'aurait
donc combattu que pour lui seul ! De quel droit ses guides,
ses gardes, ses armées d'Égypte et de Marengo, avec leur renommée
rivale étrangère à la nôtre, l'élèveraient-ils de plus en plus,
sur leur pavois, en tête et au-dessus de tout ? Souffrirait-on que
les vainqueurs de Naples, de Zurich et de Hohenlinden, que Macdonald,
Masséna et Moreau lui-même, que tous nos généraux en chef enfin,
devinssent les sujets et les marchepieds de Bonaparte ? "
Ces
sentiments, que tous n'avouaient pas ouvertement, fermentaient dans
tous les cœurs, qu'enflammaient la plus jalouse des passions, l'amour
de la gloire, et l'envieuse égalité, et la fierté de nos généraux,
à laquelle chacun de nous s'unissait et que révoltait une soumission
forcée à un autre général en chef, naguère leur compagnon d'armes
et leur égal !
Chaque
jour ces passions, dangereuses au pouvoir naissant du Premier Consul,
aspiraient avidement le souffle des partis, que les lettres et la
mauvaise presse nous apportaient de la capitale. Une autre passion
plus violente en fut alors soulevée ; elle s'ajouta à toutes les
autres, et, dans l'armée plus qu'ailleurs, excita un mécontentement
universel. Là surtout, la guerre de la Révolution avait été une
guerre de castes et de classes. Cette armée plébéienne venait d'y
conquérir sa gloire et ses grades contre l'aristocratie française
et toutes les aristocraties étrangères, dont ces grades avaient
été, de tous temps, le patrimoine. Généraux, officiers, presque
tous dataient de 1792. Les souvenirs de leurs humiliations sous
la monarchie étaient tout vivants encore. Quelque forts et fiers
qu'ils fussent de leur illustration si glorieusement acquise, elle
était récente. Il n'y avait pas un an que les triomphes de la coalition
l'avaient contestée et mise en péril. Ils savaient que, aux yeux
des Noblesses de toute l'Europe, ils n'étaient considérés que comme
une armée de parvenus qui n'avaient d'autre droit que la victoire.
C'était
là le point d'irritation le plus chatouilleux. Aujourd'hui, que
le temps a tout confirmé, que la fusion s'est accomplie, et que
cette lutte, s'abaissant, se dénaturant, s'est transformée en celle
du pauvre contre le riche, ou même de ceux qui n'ont rien contre
ceux qui ont quelque chose, il reste pourtant encore assez de cette
inquiétude jalouse, pour qu'on puisse comprendre quelle en devait
être alors la violence.
Au
milieu de ce foyer tout brûlant d'amour-propre et d'intérêt, d'orgueil
et d'honneur, les nouvelles de Paris apportèrent les propositions
du Prétendant, la rentrée des émigrés, l'accueil qu'ils recevaient
de madame Bonaparte. On se récria. L'irritation devint si vive au
quartier général, que, dans nos conversations, pour avoir fait un
appel à la générosité nationale en faveur des moins offensifs de
ces émigrés, on m'avertit que je devenais suspect, et que j'allais
rendre insupportable ma présence au milieu de mes camarades.
Tel
était le soulèvement de tous les esprits. On en avait déjà pu distinguer
le germe, quand nous avions appris l'attentat du 3 nivôse suivi
de la déportation des terroristes. Cet attentat n'avait pas été
accueilli avec l'indignation qu'il méritait ; on l'avait même tourné
en ridicule, tant l'esprit de parti est passionné. La fierté indépendante
et jalouse des chefs s'excita de ces dispositions ; elle espéra.
On sait quels fruits amers elle produisit : elle fut fatale à Moreau
quatre ans plus tard ; elle borna la carrière de ses meilleurs lieutenants,
et suspendit, pendant huit ans, celle de notre général.
Au
reste tout ceci fut moins sérieux à Trente qu'au quartier général
de l'Allemagne, grâce à la joyeuse vie qu'on y menait, à la composition
de l'armée, comme aussi aux mœurs douces et élégantes, aux nobles
sentiments et à la constante gaieté de caractère heureux de Macdonald.
Ce
fut alors surtout que je compris la Révolution. J'en voyais pour
la première fois à découvert les plus fortes, les plus vivaces et
les plus profondes racines. Les passions dont j'étais environné
blessaient mes premières affections : elles me repoussaient en moi-même,
où j'aimais d'ailleurs à me renfermer ; elles rendaient ma position
difficile. Cette situation me fut profitable. Au milieu de cette
armée plébéienne, si fière d'elle-même à si juste titre, je mesurai
la double folie d'une obstination royaliste et surtout aristocratique
: la première, sous ses drapeaux républicains, me sembla une trahison
; quant à la seconde, entouré de tant de guerriers, tout au plus
anciens, plus expérimentés, plus instruits que moi, je sentis combien
ces prétentions exclusives de naissance seraient non seulement dangereuses,
mais injustes et ridicules. Dès lors j'acceptai la Révolution comme
un fait accompli, fondé en droit, et auquel le bon sens, l'équité,
l'intérêt du pays et même celui de l'ancienne noblesse, ordonnaient
qu'on se rattachât.
Cette
conviction acquise, cette route tracée, ce rôle choisi, j'y fus
fidèle; je voulus y être utile, et contribuer à y entraîner avec
moi l'ancienne France, c'est-à-dire le plus grand nombre de nobles
qu'il se pourrait, afin de hâter la fusion et de rendre désormais
impossible tout retour aux proscriptions conventionnelles et directoriales.
Cette idée s'empara fortement de moi depuis, et sans cesse, elle
inspira mes conversations, mes actions et jusqu'à mes moindres paroles.
Ce
fut surtout alors que, pour m'encourager dans une voie où les rôles
avaient tout changé, je comptai et récapitulai continuellement les
noms des colonels et des généraux de l'ancienne noblesse alors en
pied dans l'armée, en dépit des proscriptions, et qui devaient m'y
servir de points d'appui. C'étaient les Caulaincourt, d'Hautpoul,
Grouchy, Pully, Rochambeau, d'Hilliers, Macdonald, etc., etc. ;
je n'en oubliais qu'un seul, celui qui venait de m'y appeler, et
qui bientôt devait être notre protecteur le plus puissant, c'était
le Premier Consul ! Mais, par une inconséquence, par un entraînement
naturels à mon âge, subissant aveuglément l'influence de l'atmosphère
qui m'entourait, je ne voyais en lui qu'un usurpateur passager,
l'ennemi de mon général, celui de Moreau, et qui devait incessamment
succomber sous le poids de la haine universelle.
Ma
vie à Trente fut économe, prudente et studieuse. Ce caractère qui
prenait tout au sérieux, ces fortes impressions, et les précautions
qu'elles me dictèrent, sans me brouiller avec mes camarades, m'en
tinrent à part. Dans cet isolement occupé, que l'un d'eux me rappelait
encore hier, ils ne virent qu'un goût prononcé, qu'une passion bizarre
et prématurée pour le travail, dont ils me plaignirent ; ils les
respectèrent, en sorte que, au milieu des mille plaisirs et des
folies du désœuvrement où l'armistice livrait une jeunesse ardente,
joyeuse et peut-être un peu trop joyeuse, le jour mon seul délassement
fut l'étude, et le soir mon seul jeu, celui des échecs avec un vieux
Polonais de la première force, un colonel Dimbowski, qui mit toute
sa patience à me rendre capable de lui tenir tête. Pour mes études,
elles reçurent une heureuse direction, soit qu'elle m'eût été donnée
par le général Dumas, par quelques lettres de mon père, ou par la
honte de mon ignorance sur l'esprit, le but, le théâtre, et les
divers événements de notre campagne.
Nous
étions alors tous établis dans le vaste et gothique palais de l'Evêque
de Trente. J'obtins de Macdonald sa correspondance qu'il me confia,
et ses instructions à ses généraux ; je les emportai à mon troisième
étage. Là, ressaisi de ma première passion, celle du travail, mais
l'appliquant à un sujet plus positif et plus utile, je commençai
sérieusement ma double carrière de militaire et d'historien. Je
fis l'extrait de tous ces matériaux ; je me pénétrai de leur esprit,
que m'aidaient à comprendre et mes questions à nos chefs, et une
étude approfondie de la carte. Cela fait, et notre départ s'approchant,
j'empaquetai soigneusement mon trésor et le conservai précieusement;
je ne me doutais pourtant pas alors que je devais bientôt faire
usage de ce travail à Copenhague; qu'ensuite il verrait le jour
à Paris, et qu'il contribuerait à me faire appeler à l'état-major
intérieur et particulier de Bonaparte
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