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"(...) Parvenu à la grille du
Pont-Tournant, je la vis s'ouvrir. Un régiment de dragons en sortit,
c'était le neuvième ; ces dragons marchaient vers Saint-Cloud, les
manteaux roulés, le casque en tête, le sabre en main, et dans cette
exaltation guerrière, avec cet air fier et déterminé qu'ont les
soldats lorsqu'ils vont à l'ennemi, décidés à vaincre ou à périr
! A cet aspect martial, le sang guerrier que j'avais reçu de mes
pères bouillonna dans toutes mes veines. Ma vocation venait de se
décider : dès ce moment, je fus soldat ; je ne rêvai que combats,
et je méprisai toute autre carrière. Cependant, quelque transporté
que je fusse, naturellement concentré, rêveur et mélancolique, je
méditai mon enthousiasme ; je renfermai soigneusement en moi-même
une détermination si contraire à toute ma vie précédente. Jusque-là,
dans ma société exclusivement aristocratique et contre-révolutionnaire,
mes sentiments, mes paroles avaient été empreints d'horreur et de
dégoût pour tout ce qui tenait à la Révolution ; je lui rendais
proscription pour proscription ; l'armée elle-même n'avait pas été
exceptée de cette aversion aveugle.
J'avais de tout ce qui la composait
une si fausse et si fâcheuse opinion qu'il me souvient que deux
avant, dans un duel avec le jeune Verdière, fils et aide de camp
du général commandant Paris, je n'avais voulu, en attendant des
armes, ni me nommer,
ni m'asseoir la nuit, sur le parapet du quai Voltaire, à côté de
l'un de ses témoins, de peur que cet officier ne me jetât traîtreusement
dans la rivière ! (...)
On peut juger, par une si odieuse
prévention, de la couleur prononcée que j'avais prise. Comment donc
suivre cette vocation qu'en moi je venais tout à coup de découvrir
? Comment avec mon aversion pour l'armée concilier cet amour des
armes, cette passion de gloire avec la haine du seul drapeau sous
lequel on pouvait la conquérir ? Mais la vue de ce régiment en marche
de guerre m'avait transformé de jeune rêveur en homme d'action,
sans séparer encore en moi ces deux personnes. La première aplanit
à l'autre l'entrée du monde des réalités en le décorant de chimères.
Dans cette armée toute républicaine, mon imagination, féconde en
projets, conçut aussitôt celui d'implanter mon royalisme ! J'osai
supposer que j'entraînerais un bon nombre de mes pareils à imiter
mon exemple ; que ce germe de contre-révolution armée prendrait
racine ; et, comme jusque-là on avait marché de révolution en révolution,
jugeant de l'avenir par le passé, je me figurai que bientôt il en
viendrait encore une, dont notre parti pourrait profiter. (...)
Ce qui paraîtra peut-être plaisant,
c'est que, partis ainsi pour l'armée dans l'espoir de la royaliser,
ce fut elle tout au contraire qui nous entraîna dans sa cause ;
et que, sortis de Paris fort chauds royalistes en 1800, en 1801
ce fut presque aussi chauds républicains que nous y rentrâmes. L'appréciation
du véritable état des choses et la fraternité d'armes d'une part,
de l'autre les rebuts de notre ancienne société, produisirent cette
nouvelle transformation. Un an suffit. Mais je rentre dans l'ordre
des faits ; ils expliqueront cette inconséquence.
Je m'étais figuré que le jour de mon
enrôlement serait celui de mon départ ; qu'ainsi du moins je laisserais
derrière moi, sans l'entendre, éclater l'explosion que je redoutais
; mais il arriva tout le contraire. L'appel, plus politique que
militaire, à une jeunesse d'élite s'armant, se montant, s'équipant
elle-même, venait de paraître. Un ami de mon père, le général Dumas,
était chargé de cette organisation ; j'allai le premier et sur-le-champ
m'inscrire chez lui, mais mystérieusement. Ce fut seulement au retour
de ce premier pas décisif que j'en fis confidence à mon père. Il
m'approuva, je m'y étais attendu. Il fit plus ; il voulut bien m'en
garder le secret, en souriant toutefois de cette faiblesse.
Néanmoins, dans ces salons où j'étais
encore si bien vu, me sentant à la veille d'être tant blâmé, j'éprouvais
un grand malaise. Ce fut bien pis quand je m'aperçus que notre organisation
s'effectuerait à Paris, au milieu même de cette société si redoutée.
Dès lors et de jour en jour s'accrut mon anxiété ; je ne dormis
plus, j'avais la fièvre. Enfin, l'instant fatal arriva, celui de
mon enrôlement public qu'il me fallut aller signer à l'hôtel de
ville.
Ce fut le 24 ventôse an VIII (février
1800) que mon père m'y conduisit, ou, pour mieux dire, qu'il me
traîna jusqu'à la place de Grève comme à un supplice, tant la prévision
de l'esclandre qui allait suivre cette démarche m'obsédait. Le retour
dans le faubourg Saint-Honoré, que j'habitais ainsi que la meilleure
partie de ma société, fut pis encore. Plus j'en approchais, plus
s'augmentait mon angoisse ; elle devint si vive que, me sentant
presque défaillir, effrayé, indigné de l'excès de ma faiblesse,
cette autre honte me rendit quelque courage. Ce qui le fait perdre
ainsi quand les grandes résolutions sont prises, c'est un penchant
naturel à n'envisager que leur mauvais côté ; on oublie l'autre,
celui qui vous a déterminé, lorsque, au contraire, c'est en ce moment
vers celui-là seul qu'il faudrait se tourner tout entier et se maintenir.
Mon père y ramena mes esprits éperdus, c'est l'un de plus grands
services que je lui dois, sans quoi je ne sais en vérité ce que
serait devenue ma pauvre tête ! La colère acheva de me la rendre,
car je ne fus pas épargné. L'un de mes plus proches parents, celui
que j'aimais le plus, prononça le premier le mot "déshonneur"
! Cet excès de sévérité me révolta ; j'acceptai la guerre. Je rendis
mépris pour mépris ; je criai plus haut que mes adversaires ; j'entraînai
même plusieurs de mes amis dans ma cause. Ces jeunes nobles, moins
réfléchis, ou suivant tout simplement le penchant naturel à l'activité
de leur âge, répondirent successivement au même appel. Il fallut
dès lors compter avec nous, et au lieu de nous attaquer, se défendre.
Ce fut ainsi que commença le premier
mélange de l'ancienne société avec la nouvelle.
Sans aucun doute, cet heureux rapprochement
aurait eu lieu sans moi, mais ce fut par moi qu'il commença. C'est
pourquoi, après quelques mois seulement de service comme simple
hussard dans les volontaires dits "de
Bonaparte", Napoléon me nomma sous-lieutenant le 9 floréal
an VIII.
Au commencement de 1800, lorsque je m'enrôlai, nos frontières étaient
près d'être envahies ; et du Helder à Gênes, tous les efforts de
Bonaparte n'avaient encore réussi à opposer à trois cent mille ennemis,
qu'environ cent cinquante mille hommes.
C'était alors que, au milieu de tant
de soins de toute nature, poursuivant son but, celui de tout rallier
à sa fortune, il avait fait à une partie de la jeunesse française,
jusque là proscrite, cet appel auquel j'avais le premier répondu.
Il ne le lui avait pas adressé directement, il est vrai ; mais il
était évident qu'il lui offrait sa protection, qu'il lui ouvrait
les rangs de l'armée ; et que, l'appelant, dans un corps à part
et nouveau, à s'équiper et à se monter elle-même, il lui promettait,
en retour de cet effort, la reconnaissance nationale. Rien n'avait
été négligé pour nous attirer et nous séduire. Le général Dumas,
proscrit par les terreurs de 93 et directoriale, avait été chargé
de nous former. Ce général datait de Louis XVI ; il avait l'esprit
aimable, le caractère bienveillant, et les formes douces et attrayantes
de l'ancien régime. Il en fut de même du chef immédiat qu'on nous
donna : c'était le colonel, autrefois comte, de Laberbée, ancien
officier de l'armée royale.
Plusieurs semaines furent indispensables
au recrutement, dans Paris, de notre corps, d'abord appelé Hussards
volontaires, puis Légion
de Bonaparte, et qui n'alla guère à plus de deux ou trois escadrons
et d'un fort bataillon. Quant au service, en attendant que nous
fussions casernés, il consistait, hors quelques factions, à écrire,
à porter les ordres du général Dumas, et à le suivre. Ce dernier
service, tout insignifiant qu'il était, me devint utile : voici
comment.
Le hasard voulut que dans ces premiers
jours notre général, m'ayant choisi comme ordonnance pour l'accompagner,
eut affaire chez l'ancien conventionnel et directeur Carnot, alors
le ministre de la guerre. Nous arrivons dans la cour du ministère
; nous y mettons pied à terre. Mon devoir était d'attendre là avec
les chevaux ; mais comme, en partant, le général Dumas m'avait ordonné
de le suivre, me figurant qu'il ne fallait pas le quitter, je m'attachai
scrupuleusement à tous ses pas, jaloux d'exécuter ponctuellement
ma consigne. En conséquence, le voyant monter l'escalier, je fais
de même ; de même encore je traverse, à sa piste, l'antichambre,
les salons, et pas à pas je pénètre, immédiatement derrière lui,
jusque dans le cabinet du ministre ! Là, tout préoccupé de l'affaire
qui l'amenait, et ne se doutant pas de cette inconvenance, il commença
aussitôt à entretenir ce personnage. Le général Dumas se trouvait
entre le ministre et moi, me tournant le dos ; ma tête plus élevée
que la sienne, la dépassait en sorte que Carnot, fort étonné de
voir, jusque dans le secret de son cabinet, un jeune soldat planté
tout droit derrière son interlocuteur, n'écoutait pas celui-ci,
et, par son air confondu d'étonnement, semblait demander l'explication
d'une innovation aussi bizarre. De son côté le général, surpris
de la réception du ministre, et remarquant qu'il paraissait bien
plus occupé de ce qui se passait derrière lui que de l'affaire dont
il était venu l'entretenir, se retourna. A ma vue : "Eh ! que
diable fais-tu là ?" s'écria-t-il. Je répondis en alléguant
ma consigne ; alors tous deux, éclatant de rire, me donnèrent une
première leçon de mon métier en me renvoyant à mon humble poste.
Mais, moi parti, cette incartade amena naturellement une explication
dans laquelle le général Dumas fit valoir mon inscription volontaire,
la première en date, et l'utilité de l'exemple que j'avais donné.
Les conséquences de ma naïveté ne
se firent point attendre : j'avais été remarqué ; je fus favorablement
noté, et le grade de sous-lieutenant, que j'obtins le 1er mai 1800,
devint l'heureux résultat de cette aventure.
Bientôt nous fûmes envoyés de Paris
à Compiègne, puis à Dijon, lieu de rassemblement de la seconde armée
de réserve. Napoléon nous y passa en revue(*) en allant franchir
le Saint-Bernard. De Dijon nous fûmes à Carouge, près de Genève.
(*) Le 17 floréal an 8 (7 mai 1800).
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