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Dernière modification le 12 janvier 2007.

Philippe de Ségur - Mémoires


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L'engagement, ou les illusions d'un jeune homme qui s'engagea pour 'royaliser' l'armée...

On a lu, dans "le Publiciste" du 26 ventôse an 8, que l'un des premiers volontaires était le "citoyen Philippe Ségur, âgé de 19 ans, fils de Ségur aîné, ci-devant ambassadeur".  Le journaliste ajoutait : "Il était déjà connu, quoique bien jeune, par quelques productions littéraires que le public a favorablement accueillies."

Les Mémoires de Philippe de Ségur, futur aide de camp de l'Empereur, s'ouvrent sur son engagement. On y découvre qu'il s'était inscrit dans un esprit tout différent de celui qui est suggéré dans l'article du Publiciste. Il ne songeait à rien moins qu'à "royaliser" l'armée.


  "J'avais dix-neuf ans. Et il se trouvait que je n'étais propre à rien, pas même à être commis dans un bureau, en raison de ma mauvaise écriture.
C'était là pourtant ma seule ressource. (...)
   

Arrivé à Paris le 18 brumaire, il assiste par hasard à des mouvements qui accompagnent le coup d'état de Bonaparte :


 

"(...) Parvenu à la grille du Pont-Tournant, je la vis s'ouvrir. Un régiment de dragons en sortit, c'était le neuvième ; ces dragons marchaient vers Saint-Cloud, les manteaux roulés, le casque en tête, le sabre en main, et dans cette exaltation guerrière, avec cet air fier et déterminé qu'ont les soldats lorsqu'ils vont à l'ennemi, décidés à vaincre ou à périr ! A cet aspect martial, le sang guerrier que j'avais reçu de mes pères bouillonna dans toutes mes veines. Ma vocation venait de se décider : dès ce moment, je fus soldat ; je ne rêvai que combats, et je méprisai toute autre carrière. Cependant, quelque transporté que je fusse, naturellement concentré, rêveur et mélancolique, je méditai mon enthousiasme ; je renfermai soigneusement en moi-même une détermination si contraire à toute ma vie précédente. Jusque-là, dans ma société exclusivement aristocratique et contre-révolutionnaire, mes sentiments, mes paroles avaient été empreints d'horreur et de dégoût pour tout ce qui tenait à la Révolution ; je lui rendais proscription pour proscription ; l'armée elle-même n'avait pas été exceptée de cette aversion aveugle.

J'avais de tout ce qui la composait une si fausse et si fâcheuse opinion qu'il me souvient que deux avant, dans un duel avec le jeune Verdière, fils et aide de camp du général commandant Paris, je n'avais voulu, en attendant des armes,  ni me nommer, ni m'asseoir la nuit, sur le parapet du quai Voltaire, à côté de l'un de ses témoins, de peur que cet officier ne me jetât traîtreusement dans la rivière ! (...)

On peut juger, par une si odieuse prévention, de la couleur prononcée que j'avais prise. Comment donc suivre cette vocation qu'en moi je venais tout à coup de découvrir ? Comment avec mon aversion pour l'armée concilier cet amour des armes, cette passion de gloire avec la haine du seul drapeau sous lequel on pouvait la conquérir ? Mais la vue de ce régiment en marche de guerre m'avait transformé de jeune rêveur en homme d'action, sans séparer encore en moi ces deux personnes. La première aplanit à l'autre l'entrée du monde des réalités en le décorant de chimères. Dans cette armée toute républicaine, mon imagination, féconde en projets, conçut aussitôt celui d'implanter mon royalisme ! J'osai supposer que j'entraînerais un bon nombre de mes pareils à imiter mon exemple ; que ce germe de contre-révolution armée prendrait racine ; et, comme jusque-là on avait marché de révolution en révolution, jugeant de l'avenir par le passé, je me figurai que bientôt il en viendrait encore une, dont notre parti pourrait profiter. (...)

Ce qui paraîtra peut-être plaisant, c'est que, partis ainsi pour l'armée dans l'espoir de la royaliser, ce fut elle tout au contraire qui nous entraîna dans sa cause ; et que, sortis de Paris fort chauds royalistes en 1800, en 1801 ce fut presque aussi chauds républicains que nous y rentrâmes. L'appréciation du véritable état des choses et la fraternité d'armes d'une part, de l'autre les rebuts de notre ancienne société, produisirent cette nouvelle transformation. Un an suffit. Mais je rentre dans l'ordre des faits ; ils expliqueront cette inconséquence.

Je m'étais figuré que le jour de mon enrôlement serait celui de mon départ ; qu'ainsi du moins je laisserais derrière moi, sans l'entendre, éclater l'explosion que je redoutais ; mais il arriva tout le contraire. L'appel, plus politique que militaire, à une jeunesse d'élite s'armant, se montant, s'équipant elle-même, venait de paraître. Un ami de mon père, le général Dumas, était chargé de cette organisation ; j'allai le premier et sur-le-champ m'inscrire chez lui, mais mystérieusement. Ce fut seulement au retour de ce premier pas décisif que j'en fis confidence à mon père. Il m'approuva, je m'y étais attendu. Il fit plus ; il voulut bien m'en garder le secret, en souriant toutefois de cette faiblesse.

Néanmoins, dans ces salons où j'étais encore si bien vu, me sentant à la veille d'être tant blâmé, j'éprouvais un grand malaise. Ce fut bien pis quand je m'aperçus que notre organisation s'effectuerait à Paris, au milieu même de cette société si redoutée. Dès lors et de jour en jour s'accrut mon anxiété ; je ne dormis plus, j'avais la fièvre. Enfin, l'instant fatal arriva, celui de mon enrôlement public qu'il me fallut aller signer à l'hôtel de ville.

Ce fut le 24 ventôse an VIII (février 1800) que mon père m'y conduisit, ou, pour mieux dire, qu'il me traîna jusqu'à la place de Grève comme à un supplice, tant la prévision de l'esclandre qui allait suivre cette démarche m'obsédait. Le retour dans le faubourg Saint-Honoré, que j'habitais ainsi que la meilleure partie de ma société, fut pis encore. Plus j'en approchais, plus s'augmentait mon angoisse ; elle devint si vive que, me sentant presque défaillir, effrayé, indigné de l'excès de ma faiblesse, cette autre honte me rendit quelque courage. Ce qui le fait perdre ainsi quand les grandes résolutions sont prises, c'est un penchant naturel à n'envisager que leur mauvais côté ; on oublie l'autre, celui qui vous a déterminé, lorsque, au contraire, c'est en ce moment vers celui-là seul qu'il faudrait se tourner tout entier et se maintenir. Mon père y ramena mes esprits éperdus, c'est l'un de plus grands services que je lui dois, sans quoi je ne sais en vérité ce que serait devenue ma pauvre tête ! La colère acheva de me la rendre, car je ne fus pas épargné. L'un de mes plus proches parents, celui que j'aimais le plus, prononça le premier le mot "déshonneur" ! Cet excès de sévérité me révolta ; j'acceptai la guerre. Je rendis mépris pour mépris ; je criai plus haut que mes adversaires ; j'entraînai même plusieurs de mes amis dans ma cause. Ces jeunes nobles, moins réfléchis, ou suivant tout simplement le penchant naturel à l'activité de leur âge, répondirent successivement au même appel. Il fallut dès lors compter avec nous, et au lieu de nous attaquer, se défendre.

Ce fut ainsi que commença le premier mélange de l'ancienne société avec la nouvelle.

Sans aucun doute, cet heureux rapprochement aurait eu lieu sans moi, mais ce fut par moi qu'il commença. C'est pourquoi, après quelques mois seulement de service comme simple hussard dans les volontaires dits "de Bonaparte", Napoléon me nomma sous-lieutenant le 9 floréal an VIII.
Au commencement de 1800, lorsque je m'enrôlai, nos frontières étaient près d'être envahies ; et du Helder à Gênes, tous les efforts de Bonaparte n'avaient encore réussi à opposer à trois cent mille ennemis, qu'environ cent cinquante mille hommes.

C'était alors que, au milieu de tant de soins de toute nature, poursuivant son but, celui de tout rallier à sa fortune, il avait fait à une partie de la jeunesse française, jusque là proscrite, cet appel auquel j'avais le premier répondu. Il ne le lui avait pas adressé directement, il est vrai ; mais il était évident qu'il lui offrait sa protection, qu'il lui ouvrait les rangs de l'armée ; et que, l'appelant, dans un corps à part et nouveau, à s'équiper et à se monter elle-même, il lui promettait, en retour de cet effort, la reconnaissance nationale. Rien n'avait été négligé pour nous attirer et nous séduire. Le général Dumas, proscrit par les terreurs de 93 et directoriale, avait été chargé de nous former. Ce général datait de Louis XVI ; il avait l'esprit aimable, le caractère bienveillant, et les formes douces et attrayantes de l'ancien régime. Il en fut de même du chef immédiat qu'on nous donna : c'était le colonel, autrefois comte, de Laberbée, ancien officier de l'armée royale.

Plusieurs semaines furent indispensables au recrutement, dans Paris, de notre corps, d'abord appelé Hussards volontaires, puis Légion de Bonaparte, et qui n'alla guère à plus de deux ou trois escadrons et d'un fort bataillon. Quant au service, en attendant que nous fussions casernés, il consistait, hors quelques factions, à écrire, à porter les ordres du général Dumas, et à le suivre. Ce dernier service, tout insignifiant qu'il était, me devint utile : voici comment.

Le hasard voulut que dans ces premiers jours notre général, m'ayant choisi comme ordonnance pour l'accompagner, eut affaire chez l'ancien conventionnel et directeur Carnot, alors le ministre de la guerre. Nous arrivons dans la cour du ministère ; nous y mettons pied à terre. Mon devoir était d'attendre là avec les chevaux ; mais comme, en partant, le général Dumas m'avait ordonné de le suivre, me figurant qu'il ne fallait pas le quitter, je m'attachai scrupuleusement à tous ses pas, jaloux d'exécuter ponctuellement ma consigne. En conséquence, le voyant monter l'escalier, je fais de même ; de même encore je traverse, à sa piste, l'antichambre, les salons, et pas à pas je pénètre, immédiatement derrière lui, jusque dans le cabinet du ministre ! Là, tout préoccupé de l'affaire qui l'amenait, et ne se doutant pas de cette inconvenance, il commença aussitôt à entretenir ce personnage. Le général Dumas se trouvait entre le ministre et moi, me tournant le dos ; ma tête plus élevée que la sienne, la dépassait en sorte que Carnot, fort étonné de voir, jusque dans le secret de son cabinet, un jeune soldat planté tout droit derrière son interlocuteur, n'écoutait pas celui-ci, et, par son air confondu d'étonnement, semblait demander l'explication d'une innovation aussi bizarre. De son côté le général, surpris de la réception du ministre, et remarquant qu'il paraissait bien plus occupé de ce qui se passait derrière lui que de l'affaire dont il était venu l'entretenir, se retourna. A ma vue : "Eh ! que diable fais-tu là ?" s'écria-t-il. Je répondis en alléguant ma consigne ; alors tous deux, éclatant de rire, me donnèrent une première leçon de mon métier en me renvoyant à mon humble poste. Mais, moi parti, cette incartade amena naturellement une explication dans laquelle le général Dumas fit valoir mon inscription volontaire, la première en date, et l'utilité de l'exemple que j'avais donné.

Les conséquences de ma naïveté ne se firent point attendre : j'avais été remarqué ; je fus favorablement noté, et le grade de sous-lieutenant, que j'obtins le 1er mai 1800, devint l'heureux résultat de cette aventure.

Bientôt nous fûmes envoyés de Paris à Compiègne, puis à Dijon, lieu de rassemblement de la seconde armée de réserve. Napoléon nous y passa en revue(*) en allant franchir le Saint-Bernard. De Dijon nous fûmes à Carouge, près de Genève. 

(*) Le 17 floréal an 8 (7 mai 1800).

   
       

Suite :
- A l'armée de Macdonald
- Avec Macdonald au Danemark
- Le camp de Boulogne (1804)

 

 

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