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Dernière
modification le 19 décembre 2005.
Pasquier
- Mémoires
Notice
d'Albert Pingaud dans la Revue Encyclopédique, 5 février
1898.
Le
grand Sanhédrin (1806)
(à suivre)
Notice d'Albert
Pingaud dans la Revue Encyclopédique, 5 février
1898.
Lorsque parurent
les deux derniers volumes du grand ouvrage de Taine sur les Origines
de la France contemporaine, l'attention des lecteurs avait été
attirée par une note bien faite pour piquer leur curiosité.
Elle précédait une citation tirée de mémoires
inédits attribués à un M. X*** et était
ainsi concue : « L'auteur est probablement Pasquier,
le témoin le plus informé et le plus judicieux pour
la première moitié du siècle. »
L'homme d'État dont l'autorité avait un tel poids
aux yeux de M. Taine n'était autre que le chancelier Pasquier,
et ses Mémoires, publiés en six volumes,
de 1893 à 1895, viennent d'atteindre leur sixième
édition. Attendus avec impatience, lus avec avidité,
ils ont paru justifier pleinement la haute opinion que le plus
illustre historien de Napoléon s'était formée
de leur valeur historique. Aucun homme, en effet, n'était
plus qualifié que le chancelier Pasquier pour nous parler
des choses de son temps : jeune magistrat sous Louis XVI, préfet
de police sous Napoléon, plusieurs fois ministre sous la
Restauration, chancelier de France sous la monarchie de Juillet,
il était plus à portée que personne de les
connaître avec exactitude; éloigné par nature
de toute exagération et par système de tout parti
pris, joignant la rectitude d'esprit de l'homme de loi à
l'expérience pratique de l'homme d'Etat, il pouvait mieux
qu'aucun autre les juger avec impartialité. Il a adopté,
pour les raconter, une forme aussi impersonnelle que possible,
cherchant ainsi à justifier le sous-titre qu il a donné
à son livre : Histoire de mon temps. Son œuvre
est, autant qu'une autobiographie, une série de dissertations
sur toutes les grandes questions politiques qu'il a contribué
à résoudre. C'est assez dire qu'elle présente
dans toutes ses parties une égale importance, et qu'on
ne peut en faire comprendre l'intérêt et la variété
qu'en passant successivement en revue les six volumes dont elle
se compose. Les deux premiers, les plus captivants de tous à
l'heure actuelle, embrassent toute la période qui s'étend
entre 1787, année de l'entrée de Pasquier au Parlement,
jusqu'en 1814, date du retour de Louis XVIII à Paris. Sur
les événements, sauf peut-être sur la conspiration
du général Malet, l'auteur se borne à compléter
dans leurs détails les récits des autres historiens
et à nous apporter ses appréciations personnelles
; sur les hommes, au contraire, il nous révèle des
particularités souvent curieuses. Il a caractérisé
les frères et les soeurs de Napoléon en des pages
que Taine avait jugées assez définitives pour les
reproduire à l'appui de sa thèse, et il nous a laissé
des portraits en pied des quatre personnages qui, selon lui, ont
seuls exercé sur Napoléon une influence appréciable
: Cambacérès, Lebrun, Fouché et Talleyrand.
De ce dernier surtout il parle en des termes qui semblent lui
avoir été dictés par une ardente inimitié
; non content de se demander « quelles qualités
de l'âme ou du coeur il serait possible de lui accorder»,
il le déclare surfait quant à. l'intelligence et
au talent, et cherche même, au moyen d'une argumentation
serrée, à lui enlever le seul mérite que
lui aient reconnu ses détracteurs : celui d'avoir habilement
et dignement représenté la France au Congrès
de Vienne et d'y avoir remporté, en brisant la coalition
des cours du Nord, une véritable victoire diplomatique.
C'est la thèse que Pasquier soutient longuement dans le
troisième volume, consacré tout entier à
une période de dix-sept mois, celle qui s'étend
entre l'entrée de Louis XVIII à Paris et la chute
du second ministère Talleyrand (septembre 1815). Après
avoir analysé avec sagacité les causes de l'impopularité
des Bourbons, et être arrivé à cette conclusion
que « la grande plaie du gouvernement royal était
la petite idée qu'il avait donnée de sa force et
de son habileté », Pasquier constate que le
retour de Napoléon, loin d'être désiré
par la masse de la nation, ne fit naître d'abord en elle
qu'un sentiment d'effroi ; il nous rapporte aussi en passant une
conversation très curieuse qu'il eut au 20 mars avec Lavalette
et d'où il résulterait que le mouvement militaire,
tenté quelques jours auparavant par Lallemand et Lefebvre-Desnouettes,
avait pour objet non une restauration impériale, mais l'avènement
au trône du duc d'Orléans. - Elu, quatre mois après,
membre de la Chambre introuvable, nommé plus tard garde
des sceaux dans le premier ministère Richelieu et ministre
des Affaires étrangères, Pasquier va quitter le
rôle de témoin pour celui d'acteur, et il nous initie,
dans le quatrième volume, à la vie parlementaire
des cinq premières années de la Restauration ; elle
ne semble pas lui avoir laissé de regrets : à l'exception
du duc de Richelieu, dont il fut l'admirateur et l'ami, et dont
il ne se lasse pas de louer le patriotisme, il juge avec quelque
sévérité les partis et les hommes, et trace
notamment de piquants et malveillants portraits de Guizot, de
Royer-Collard et de M. de Serre. Le cinquième volume, par
contre, est surtout intéressant au point de vue de la politique
extérieure. L'auteur nous en donne lui-même la raison.
« J'ai dû tracer, dit-il, l'histoire
de la politique générale de l'Europe pendant une
période de temps où les faits ont été
de la plus haute importance ; les révolutions d'Espagne,
celles de Naples et du Piémont ont éclaté
; la Grèce a jeté les fondements de l'indépendance,
qui paraît être assurée à ce pays, si
grand par le souvenir de son glorieux passé ; là
se trouvent les germes des événements qui rempliront
peut-être le XIXe siècle. » Le sixième
volume, enfin, est consacré au règne de Charles
X ; écrit en 1831, à un moment où les impressions
de l'auteur n'avaient pas encore été affaiblies
par le temps, il contient un récit vivant et mouvementé
des journées de Juillet et se termine par de mélancoliques
réflexions inspirées à Pasquier par l'esprit
de cette révolution nouvelle et inattendue. Sur le règne
de Louis-Philippe, il n'avait laissé que des notes. M.
le duc d'Audiffret-Pasquier, qui s'était chargé
de la publication, a pu en tirer deux chapitres intéressants
sur la mort du prince de Condé et sur le procès
des ministres de Charles X.
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1.
Le grand Sanhédrin
(1806)
La première occasion où se signala la confiance que
l'Empereur était disposé à accorder aux maîtres
des requêtes fut celle d'une discussion relative à
l'existence des Juifs et à la conduite qu'ils tenaient dans
les provinces où leur nombre était le plus considérable.
On les accusait, non sans motifs, d'avoir depuis quelques années,
et surtout en Alsace, poussé l'usure à un tel point
que, s'ils conservaient la faculté de réaliser entièrement
leurs créances, ils seraient propriétaires de la meilleure
partie des terres de cette province. Leur blâmable et traditionnelle
industrie s'était plus particulièrement exercée
sur la classe des cultivateurs, et elle avait été
singulièrement favorisée par les temps difficiles
que les petits propriétaires avaient eu à traverser,
et surtout par les charges extraordinaires qu'une guerre continuelle
avait fait peser sur les départements de la frontière
du Rhin. |
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Un décret
impérial, en date du 30 mai 1806, avait déjà
suspendu pour une année l'effet des poursuites exercées
par ces impitoyables créanciers ; mais cette mesure provisoire
n'avait été adoptée que pour donner le temps
et le moyen de statuer sur tous les droits, en parfaite connaissance
de cause. C'était une mesure arbitraire puisque, sans entendre
les parties intéressées, on avait confondu dans une
même réprobation les titres, de quelque nature qu'ils
fussent, sans distinction de leur origine juste ou injuste, par cela
seul qu'ils appartenaient à une certaine classe de citoyens
français. Et comment refuser aux Juifs cette qualification
? Elle leur appartenait aux termes de lois rendues depuis la Révolution;
ils en supportaient toutes les charges, notamment celle du service
militaire. Ils cherchaient bien à se soustraire à la
conscription, profitant de ce que, pendant longtemps, aucun registre
n'avait été tenu régulièrement pour constater
leur naissance ; la plupart d'entre eux avaient évité
de faire, devant les municipalités, les déclarations
prescrites à cet égard. Enfin, le défaut de noms
patronymiques, inusités parmi eux, les servait merveilleusement,
lorsqu'il s'agissait de former les contingents. Mais ces difficultés
avaient été surmontées, lorsque l'Empereur crut
devoir prendre la résolution de suspendre leurs créances.
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Cette mesure
fut, dans le Conseil d'État, l'occasion d'une assez vive controverse;
la section de l'intérieur, chargée de préparer
le décret, s'y était montrée peu favorable ;
son président surtout, M. Regnaud de Saint-Jean-d'Angély,
en avait combattu la proposition comme contraire aux principes du
droit civil, et comme portant atteinte à la liberté
des cultes ; cette liberté n'était-elle pas, en effet,
manifestement violée du moment où un citoyen, par cela
seul qu'il professait la religion juive, se trouvait privé
de quelques-uns des avantages de la loi commune ? Pour M. Regnaud,
protéger les Juifs n'était pas seulement faire acte
de justice, mais encore se mettre en garde contre les prêtres
catholiques, objet particulier de ses méfiances.
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Par une inclination
toute contraire, il s'était trouvé que le jeune auditeur,
chargé dans la même section du travail préparatoire
de cette affaire, n'avait pas craint de se prononcer avec une grande
chaleur pour les mesures réclamées contre les Juifs.
L'Empereur ne l'avait point ignoré, et la bienveillance qu'il
portait à cet auditeur, c'était M. Molé, s'en
était sensiblement accrue. Le jour où la discussion
s'ouvrit dans le Conseil, il lui fit la faveur tout à fait
insolite de lui accorder la parole, et ordonna l'impression de son
rapport. Le décret portant sursis fut ensuite rédigé
conformément aux idées qu'il y avait émises,
mais il fut en outre statué qu'une assemblée de juifs,
habitant le territoire français, serait convoquée le
15 juillet suivant, dans la ville de Paris.
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Les membres
de cette assemblée, au nombre porté dans un tableau
annexé au décret, devaient être désignés
par les préfets, et choisis parmi les rabbins, les propriétaires
et les autres Juifs les plus distingués par leurs lumières
et leur probité. L'Empereur devait faire connaître ses
intentions à cette assemblée par une commission spécialement
nommée à cet effet. Les membres de cette commission
seraient en même temps chargés de recueillir les voeux,
qui pourraient être émis, sur les moyens les plus expédients
pour rappeler parmi les Juifs l'exercice des arts, des professions
utiles, et pour remplacer ainsi, par une honnête industrie,
les ressources blâmables auxquelles beaucoup d'entre eux se
livraient de père en fils, depuis des siècles.
Lorsqu'il s'agit un peu plus tard de nommer les commissaires, la première
pensée de l'Empereur se fixa sur M. Molé. Cette marque
de confiance lui était naturellement acquise par le rôle
qu'il avait déjà joué dans l'affaire ; et, en
effet, outre ce que nous avons déjà raconté du
rapport qu'il avait lu dans le Conseil, l'Empereur lui avait encore
commandé un travail sous le titre de : Recherches sur l'état
politique et religieux des Juifs depuis Moïse jusqu'au temps
présent. Ce travail ne s'était pas fait attendre
et il avait été inséré en entier au Moniteur
où il occupait dix-huit colonnes ; c'était un acte
d'accusation contre la nation juive, dans lequel il était établi
que l'usure n'était point née des malheurs du peuple
juif, ainsi qu'on avait trop souvent affecté de le croire,
qu'elle était non seulement tolérée, mais même
commandée par la loi de Moïse et par les principaux Docteurs
qui l'avaient interprétée ; que cette prescription de
la part du législateur hébreu avait eu pour objet de
compléter la séparation entre son peuple et les autres
nations ; que dès lors on devait regarder le vice de l'usure
comme inhérent au caractère de tout vrai Juif, et comme
tellement enraciné que nulle puissance au monde ne parviendrait
jamais à l'en extirper.
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Les deux autres
commissaires furent pris parmi les maîtres des requêtes
: M. Portalis, fils du ministre des Cultes, fut nommé le second,
et moi le troisième. Lorsque nous eûmes à prendre
connaissance de nos instructions, il nous fut impossible (je parle
pour M. Portalis et pour moi) de ne pas croire que la pensée
tout entière de l'Empereur n'avait pas été pénétrée,
qu'elle avait échappé à M. Molé et au
Conseil d'État ; qu'il voulait évidemment faire sortir,
de ce qui n'avait d'abord été considéré
que comme une mesure de rigueur, un grand acte de politique. Il ne
s'agissait, en effet, de rien moins, d'après les documents
qui nous furent remis, que de savoir des Juifs eux-mêmes si
leur religion leur permettait d'accepter réellement la qualité
de citoyen dans le pays où on consentirait à les accueillir
comme tels ; si cette religion ne contenait pas des prescriptions
qui leur rendaient impossible ou au moins très difficile une
complète soumission aux lois, si on pouvait enfin faire tourner
au profit de la société tout entière la fortune,
l'industrie, les talents d'une population qui, jusqu'alors, s'était
tenue vis-à-vis d'elle dans un état d'inimitié
manifeste.
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En considérant
les choses sous ce point de vue, il y avait nécessité
de faire subir aux Juifs un solennel examen, d'abord sur ce qu'ils
croyaient permis, et ensuite sur ce qu'ils croyaient défendu.
Devait-on tenir pour certain que la loi de Moïse permît
aux Juifs d'exercer l'usure envers tous ceux qui ne professaient pas
leur culte ? Pouvaient-ils renoncer à cette faculté
là où l'usure était interdite par les lois du
pays ? Leurs docteurs, leurs rabbins, pouvaient-ils garantir sur ce
point leur obéissance ? Le service militaire pouvait-il se
concilier avec plusieurs observances de leur culte, comme celle du
sabbat, par exemple, et celle de certains jeûnes et de l'abstinence
de certains aliments ? Pouvait-on se flatter qu'ils consentissent
sincèrement à prendre rang dans les armées françaises,
toutes les fois qu'ils y seraient appelés par la loi ?
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Ces deux difficultés
étaient les principales à résoudre, et elles
peuvent donner une idée du parti que l'Empereur espérait
tirer d'une assemblée jusque-là sans exemple dans les
annales du monde, depuis la dispersion de leurs tribus, après
la prise de Jérusalem et la destruction du Temple par Titus.
Cette assemblée, qui a passé presque inaperçue,
était donc dans la réalité une grande conception,
et si ses résultats n'ont pas suffisamment répondu à
l'idée qu'on s'en était formée, si elle n'a laissé
de son existence que des traces peu profondes, il le faut attribuer
principalement à la succession rapide d'événements
qui ont absorbé l'attention publique ; et pourtant c'était
un spectacle bien intéressant que ces discussions dans une
réunion d'hommes ardemment dévoués à une
religion dont le véritable esprit est si peu connu, animés
de sentiments si différents de ceux qui dirigent les nations
chrétiennes. On leur demandait d'examiner sérieusement
jusqu'à quel point ils pouvaient, en surmontant leurs habitudes
les plus enracinées, prendre rang dans le monde moderne, et
participer, sans blesser leur conscience, aux avantages de la civilisation
européenne.
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Je me livrai
donc avec beaucoup d'ardeur aux soins si inattendus qui m'étaient
confiés. Au moment où je trace ces lignes, le souvenir
de ce premier pas vers la connaissance des hautes affaires humaines
est encore pour moi plein d'intérêt. La politique du
conquérant avait certainement inspiré Bonaparte dans
cette entreprise. En cherchant, avec ce qu'il y avait de plus éclairé
dans la race juive, les moyens de la tirer de l'abjection dans laquelle
elle languissait depuis tant de siècles, il s'était
dit probablement qu'un tel bienfait attacherait à jamais cette
race à sa fortune et que partout où elle était
répandue il trouverait des auxiliaires disposés à
seconder ses projets. Il allait entreprendre une nouvelle invasion
en Allemagne qui devait le conduire à travers la Pologne et
dans les pays voisins, où les affaires alors se traitaient
presque exclusivement par l'intermédiaire des Juifs ; il était
donc naturel de penser que nuls auxiliaires ne pouvaient être
plus utiles que ceux-là, et par conséquent plus nécessaires
à acquérir.
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Telle était
sans doute la disposition de son esprit, lorsque sont intervenus les
décrets impériaux qui, dans le courant de l'année
1808, ont statué sur l'organisation religieuse et sur l'exercice
des droits civils et politiques des Juifs dans toute l'étendue
de l'Empire.
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Mais bientôt
le général victorieux ne tarda pas à croire que,
marchant à la tête de l'armée et de la nation
française, il ne lui fallait d'autres auxiliaires que son épée,
qu'elle lui suffisait pour disposer du sort de l'Europe, depuis les
rives de la Néva jusqu'aux colonnes d'Hercule. L'affaire des
Juifs eut pour lui moins d'intérêt.
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M. Molé,
étant le premier dans l'ordre de la nomination, fut sans contestation
élu président de la commission. Le discours qu'il prononça
à l'ouverture de l'assemblée, le 29 juillet, était
très hostile aux Juifs et n'était pas fait pour leur
donner confiance dans les dispositions du gouvernement. Le choix des
membres de l'assemblée (ils étaient au nombre de 112)
avait été confié, comme je l'ai dit, aux préfets
des départements dans lesquels les Juifs étaient assez
nombreux pour que leur existence eût une réelle importance.
C'était d'abord dans les départements de l'Est, du Midi,
notamment celui qui avait Avignon pour chef-lieu, puis le département
de la Seine, et ensuite celui de la Gironde.
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Les préfets
avaient choisi, comme on devait s'y attendre, les Israélites
les plus considérés, et aussi ceux qu'ils avaient
supposés les plus accommodants. C'était principalement
parmi ceux de Bordeaux qu'on avait espéré de trouver
et plus de lumières et les moyens d'influence dont on pourrait
user avec le plus de sécurité. Ces Juifs, généralement
connus sous la dénomination de « Juifs portugais »,
étaient censés descendre de la nombreuse colonie juive
établie, depuis des siècles, à l'embouchure
du Tage
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|
Une des personnalités
des plus marquantes était M. Furtado, négociant fort
estimé de la Gironde ; on le choisit pour président
de l'assemblée. Il fut bientôt avéré que
les Juifs portugais étaient suspects à tous leurs coreligionnaires
qui les considéraient comme des apostats. Le président
Furtado était plus qu'un autre en butte aux soupçons.
On semblait croire qu'il ne tenait à sa religion que par ce
sentiment de respect humain qui ne permet d'abandonner celle où
l'on est né que dans le cas où l'on serait entraîné
par la plus forte des convictions. Or telle n'était pas la
disposition d'esprit de M. Furtado : l'indifférence philosophique
faisait le fondement de ses opinions. Les rabbins d'Alsace et ceux
de l'ancien comtat d'Avignon, auxquels appartenait le premier rang
pour la science, disaient de leur président qu'on voyait bien
qu'il n'avait appris la Bible que dans Voltaire. Son influence fut
nulle sur une réunion d'hommes qu'animait la plus profonde
conviction religieuse. On les avait généralement supposés
uniquement occupés de leurs intérêts pécuniaires,
ne tenant à leur religion que par habitude, et surtout en raison
des commodités qu'elle accordait à leur conscience pour
vivre aux dépens de tous les pays qui les recevaient ou les
souffraient. On se trouva en présence d'hommes très
supérieurs à la tourbe avec laquelle l'opinion générale
les confondait. Très soigneusement instruits de leur religion
et de ses principes, ils étaient fortifiés dans l'attachement
qu'ils lui portaient par l'animadversion qu'elle attirait sur eux
; leur esprit très cultivé n'était étranger
à aucune connaissance humaine. Il ne fut donc plus permis de
méconnaître l'existence d'une nation juive dont jusqu'alors
on n'avait aperçu que la lie, et qui, par le soin qu'on avait
apporté au choix des membres dont se composait l'assemblée,
parlait un langage digne d'être écouté.
|
|
Les questions
posées par l'Empereur furent examinées avec une solennelle
lenteur. Cette hésitation ne pouvait manquer de lui déplaire,
et elle fut l'occasion de remontrances très vives de
la part
de M. Molé. C'était aller directement contre le but
que nous devions nous proposer. Une circonstance, qui lui était
personnelle, ajoutait encore à l'horreur que les formes de
son langage inspiraient à ceux qu'il avait mission de ramener.
On tenait assez généralement pour certain que son arrière-grand-mère,
fille de Samuel Bernard, célèbre financier de la fin
du règne de Louis XIV, était d'origine juive, et il
n'était pas permis de douter que la grande fortune dont jouissait
sa famille ne vînt presque entièrement de cette alliance.
A la vérité, il prétendait que le judaïsme
de Samuel Bernard était une pure fiction, fondée sur
le hasard d'un nom de baptême plus usité, en effet, chez
les Juifs que chez les chrétiens.
|
|
Au bout
de quelques semaines, nous n'étions pas plus avancés
que le premier jour ; outre les difficultés de la matière
et même en reconnaissant sur presque tous les points la justice
des propositions qui leur étaient faites, les plus éclairés,
les plus influents de l'assemblée disaient aux commissaires
que les déclarations qu'on leur demandait n'étaient
pas seulement embarrassantes pour eux et délicates pour leur
conscience, mais qu'elles seraient encore, suivant toute apparence,
complètement inutiles ; qu'ils n'avaient aucune qualité
pour commander l'obéissance à leurs coreligionnaires
; que, par cela même qu'ils avaient été choisis
par le gouvernement, il n'était pas possible de les considérer
comme les représentants de la nation juive, ayant droit de
stipuler en son nom.
Plusieurs fois ils avaient prononcé le nom de l'ancienne réunion
de docteurs connue sous la dénomination de grand Sanhédrin
; cette réunion, disaient-ils, aurait eu seule le droit de
prononcer sur de semblables matières, alors que le peuple juif
était constitué en corps de nation, et seule encore
elle pouvait avoir qualité pour en connaître.
|
Sanhédrin
|
Lorsque
les commissaires rendirent compte à l'Empereur de ces observations,
il n'hésita pas à s'emparer de l'idée, et bientôt
on sut qu'il se montrait très disposé à autoriser
la convocation dans Paris d'un grand Sanhédrin, composé
autant que possible d'après les règles et suivant les
formes imposées par la loi de Moïse. Son intention était
que toutes les synagogues de ses vastes États et même
de l'Europe fussent
invitées à envoyer soit des docteurs pour faire partie
de ce Sanhédrin, soit des députés pour s'unir
à l'assemblée déjà existante et dont les
travaux continueraient de marcher parallèlement à ceux
de la réunion doctorale ; alors, disait-il, on pourrait se
flatter d'avoir la représentation la plus légale tout
à la fois de la religion et de la nation juive ; ce serait
comme une résurrection de cette nation, qui ne méconnaîtrait
pas sans doute à quel point il lui importait de se rendre digne
d'un si grand bienfait.
|
|
On installa
des conférences pour préparer les questions qui seraient
soumises au grand Sanhédrin ; ces réunions furent longues
et nombreuses. On y agita une foule de questions religieuses, historiques
et politiques, dans lesquelles plusieurs rabbins déployèrent
des connaissances fort étendues, et quelquefois même,
dans les matières qui touchaient à leur foi, une éloquence
pleine de chaleur et d'inspiration. Les rôles entre les commissaires
restèrent distribués comme ils l'avaient été
précédemment : M. Molé toujours menaçant
; M. Portalis et moi nous efforçant de ramener, par des formes
plus conciliantes, les esprits que notre impétueux collègue
ne cessait de cabrer. M. Portalis brillait déjà dans
ces discussions par cette érudition sage, appuyée sur
les meilleures autorités et pleine de bonne foi, dont il a
donné tant de preuves depuis. Cela faisait une impression d'autant
plus grande sur ceux qu'il s'agissait de persuader que sa position,
comme fils du ministre des Cultes, semblait donner plus de poids à
ses paroles ; les commissaires étaient en général
fort touchés du désir sincère que je leur témoignais
de voir sortir de nos débats un résultat véritablement
utile pour eux.
|
|
Un jour l'expansion
de leur reconnaissance alla jusqu'à un point qu'il me serait
difficile d'oublier. C'était à la suite d'une des conférences
où M. Molé avait été plus amer encore
que de coutume et où je m'étais efforcé de détruire
le mauvais effet de quelques-unes de ses paroles. Plusieurs d'entre
eux vinrent me trouver le lendemain, et, ne sachant comment m'exprimer
leur gratitude, ils finirent par m'assurer qu'avant qu'il fût
six mois il n'y aurait pas jusqu'à leurs frères de la
Chine qui ne sussent ce que tous les Juifs me devaient de reconnaissance
pour le bien que je leur voulais faire, et pour l'excellence de mes
procédés envers eux.
Cette phrase m'a toujours semblé fort remarquable en ce qu'elle
manifeste jusqu'à quel point ces hommes, répandus sur
la surface du monde, à des distances si grandes, vivant sous
des cieux si différents, et au milieu de moeurs dissemblables,
conservent de rapports entre eux, s'identifient aux intérêts
les uns des autres et sont animés d'un même esprit. En
vérité, quand on compare les résultats de toutes
les législations anciennes et modernes avec ceux de la législation
de Moïse, on est frappé de stupéfaction en voyant
combien la force des liens politiques et religieux, dont il a su enlacer
son peuple, a été grande, puisqu'une dispersion de vingt
siècles n'a pu les rompre. Ce fut surtout dans les discussions
relatives à l'usure que l'uniformité des croyances juives
se manifesta d'une manière frappante. Sur ce point, la décision
des docteurs et des rabbins ne fut pas un instant douteuse ; contrairement
à l'opinion émise dans le mémoire de M. Molé,
ils s'accordaient tous à regarder comme une injure imméritée
la supposition que l'usure exercée sur les étrangers
était autorisée par la loi de Moïse.
|
|
« L'usure,
disent-ils, est née parmi nous de notre malheureuse situation
au milieu du monde, de la nécessité où nous avons
été réduits, depuis notre dispersion, de travailler
presque toujours à sauver les débris d'une fortune dont
on cherchait sans cesse à nous dépouiller. Dans cet
état de guerre perpétuelle avec toutes les sociétés,
il est simple que nous ayons voulu sauver tout ce que nous pouvions
soustraire à nos persécuteurs, que nous ayons profité
de tous les.avantages que nous offraient les besoins de ceux au milieu
desquels nous vivions, mais notre loi politique et religieuse est
tout à fait étrangère à ce résultat.
Loin de là, elle ne contient sur cette matière qu'une
disposition dictée par le sentiment de fraternité qu'elle
s'est constamment efforcée de créer au milieu de nous.
Pour établir une opinion contraire, on a abusé d'un
mot qu'on a mal compris et auquel on a donné une interprétation
d'autant plus fausse qu'elle suppose l'existence d'un fait, d'une
idée ignorée où cette loi nous fut donnée.
Alors, ce qu'on a appelé depuis l'intérêt légal
de l'argent n'était pas connu ; dès lors, le mot d'usure
ne pouvait se trouver dans la langue, puisqu'il n'aurait rien eu à
exprimer. Tous les intérêts tirés de l'argent
prêté étaient également légaux,
à quelque taux qu'ils fussent portés ; ce taux dépendait
uniquement de la volonté des contractants. De là vient
ce que, dans la langue hébraïque, il n'existe qu'un seul
mot signifiant intérêt, et aucun mot signifiant usure.
|
|
« Qu'a
fait la loi de Moïse ? Elle a défendu aux Juifs de tirer
aucun intérêt de l'argent qu'ils se prêtaient entre
eux, et leur a seulement permis d'en tirer de celui qu'ils prêteraient
à des étrangers. Elle n'a pu distinguer dans cet intérêt
celui qui serait usuraire de celui qui ne le serait pas, parce qu'alors
cette distinction n'était pas connue. Il n'est donc pas vrai
qu'elle ait jamais permis l'usure envers les étrangers, tandis
qu'elle la défendait de Juif à Juif. On a dit de l'usure
ce qui n'était vrai que de l'intérêt, et on a
fort mal à propos traduit par le mot usure celui qui
ne signifiait qu'intérêt. Telle est encore aujourd'hui,
ajoutaient-ils, la loi qui lie ou qui devrait lier les Juifs entre
eux. Un Juif consciencieux ne devrait tirer aucun intérêt
de l'argent qu'il prête à un autre Juif, et c'est ce
que les interprètes rigoureux de la loi enseignent encore.
« Les opérations commerciales, auxquelles les Juifs ont
été obligés de se livrer d'un bout du monde à
l'autre, ont rendu difficile la stricte application de ce précepte,
et sans doute la tolérance, dont les docteurs n'ont pu se défendre
à cet égard, a pu conduire le plus grand nombre des
Israélites à se figurer que, puisqu'il y avait une différence
commandée par la loi entre la manière de traiter avec
le frère et avec l'étranger, cette différence
était celle de l'intérêt à l'usure. Une
croyance aussi commode pour leur cupidité a dû être
facilement accueillie, et elle a dû s'enraciner non moins aisément
; mais, comme elle est contraire à l'esprit et au texte de
la loi, ce sera toujours pour les docteurs un devoir de la combattre,
lorsqu'ils seront interpellés à ce sujet. »
|
|
Il nous a été
impossible de méconnaître, après tous les renseignements
qui nous furent donnés, que les Juifs, si avides dans l'industrie
qu'ils exercent, étaient toujours entre eux de la charité
la plus exemplaire ; que presque nulle part on n'en voyait qui fussent
réduits à implorer d'autres secours que ceux de leurs
coreligionnaires ; que, pour ce qui n'était pas affaire de
commerce, c'est-à-dire pour tous les prêts qui avaient
lieu de Juif à Juif, quand il s'agissait de satisfaire aux
besoins pressants de la vie de l'un d'eux, il était presque
sans exemple que les prêts portassent intérêt.
Enfin, il nous fut affirmé de manière que nous n'en
pussions douter que, lorsqu'un Juif sans ressources, personnelles
avait une affaire pressante à suivre à une grande distance
du lieu qu'il habitait, il pouvait se présenter chez le rabbin
ou chez le principal personnage de la communauté juive, et
que, sur l'exposé de ses besoins, un certificat lui était
délivré à l'aide duquel il pouvait traverser
l'Europe jusqu'aux extrémités de l'Asie, accueilli et
défrayé par les Juifs qui, de distance en distance,
se trouvaient sur son passage, et qui partout le traitaient, non en
pauvre qui arrache à la pitié un léger secours,
mais en frère avec lequel on partage ce qu'on a.
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Nos idées
furent rectifiées également sur la nature et l'étendue
des pouvoirs des rabbins. Comme nous insistions beaucoup sur l'étendue
de ces pouvoirs et sur l'usage que nous les pressions d'en faire,
dans là persuasion où nous étions que, donnés
par Dieu même aux serviteurs du Temple, ils devaient avoir une
autorité considérable sur l'esprit d'un peuple dont
le gouvernement, sous beaucoup de rapports, pouvait être considéré
comme théocratique, ils nous dirent que c'était une
erreur qu'il leur importait de redresser. Ils établirent, d'une
manière positive et d'après les autorités les
plus irrécusables, que toute filiation de la tribu de Lévi
était entièrement perdue depuis la dernière dispersion
; que dès lors il n'existait plus parmi eux de sacerdoce, puisque
le sacerdoce était inhérent à cette tribu, et
qu'ainsi toute puissance sacerdotale était anéantie
parmi eux. C'est sans doute un des faits les plus extraordinaires
dans l'histoire de ce peuple si fidèle à ses souvenirs,
si attaché à ses usages civils et religieux, que la
perte absolue d'une filiation aussi précieuse et qui aurait
dû être l'objet de précautions d'autant plus scrupuleuses
qu'à sa conservation seule tenait la possibilité de
remplir encore, à une époque quelconque, les plus saintes
cérémonies du culte juif.
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Qu'on suppose,
en effet, le temple de Jérusalem rebâti, ce que doit
toujours espérer tout bon Israélite, le sanctuaire de
ce temple devrait rester inhabité, le sacrifice ne pourrait
s'y accomplir, à moins qu'un miracle du Dieu qui a donné
la loi sainte sur le mont Sinaï ne vînt révéler
les véritables descendants de cette tribu.
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S'il n'y a plus
de lévites, de prêtres, ni de pontifes, que sont donc
les rabbins ? Pas autre chose que des docteurs acceptés par
leurs coreligionnaires pour réciter des prières et accomplir
certaines formalités religieuses, et quelquefois judiciaires,
pour lesquelles, dans la Judée même et au temps où
la loi était le mieux observée, les anciens de chaque
famille étaient jugés suffisants. Considérés
sous cet aspect, il est aisé de comprendre que l'influence
de ces rabbins, fondée sur l'estime, ne peut rien obtenir que
de la confiance, et comment il était impossible à ceux
qui faisaient partie de notre assemblée de prétendre
imposer leur avis par voix d'autorité. Une telle situation
explique donc très suffisamment les ménagements qu'ils
se crurent obligés de garder et qu'on n'avait pas d'abord compris.
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Cette autorité
des docteurs, la seule qui ait existé au milieu des Juifs,
depuis leur dispersion, l'unique lien qui les tienne unis dans la
foi, est un phénomène tout à fait digne d'attention.
De cette autorité est sorti un supplément à la
loi de Moïse, connu sous le nom de Talmud ; c'est un
recueil assez indigeste composé d'interprétations, souvent
fort hasardées, du texte sacré. Il a soulevé
de nombreuses controverses et donne encore lieu à beaucoup
de disputes ; on leur attribue en grande partie le relâchement
de la morale des Juifs. Les rabbins, en général, faisaient
peu de cas des Talmudistes ; tout en reconnaissant le mérite
de quelques-uns d'entre eux, ils paraissaient les regarder comme fort
dangereux.
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On finit par
obtenir de l'assemblée des réponses satisfaisantes à
toutes les questions qui lui avaient été adressées.
Le 18 septembre, les commissaires impériaux vinrent annoncer
que Sa Majesté Impériale voulant que ces réponses
prissent, aux yeux des Juifs de tous les pays et de tous les siècles,
la plus grande autorité possible, elle avait résolu
de convoquer un grand Sanhédrin, dont les fonctions consisteraient
à convertir en décisions doctrinales les réponses
déjà rendues par l'assemblée provisoire, ainsi
que celles qui pourraient résulter de la continuation de ses
travaux.
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Cette communication
fut reçue avec enthousiasme, et, dans les jours qui suivirent,
toutes les mesures nécessaires pour obéir à
la nouvelle volonté de l'Empereur furent discutées,
adoptées et exécutées avec autant de sincérité
que d'empressement. Conformément à l'ancien usage,
le nombre des membres du grand Sanhédrin avait été
fixé à 71, sans compter son chef.
Tous les rabbins déjà siégeant dans l'assemblée,
et ils étaient au nombre de 17, furent appelés à
en faire partie. On en demanda 29 autres aux synagogues de l'Empire
français et du royaume d'Italie ; 25 membres enfin, devant
être pris parmi les simples Israélites, furent choisis
par l'assemblée, dans son propre sein, au scrutin secret.
Les lettres et instructions nécessaires furent aussitôt
envoyées aux synagogues françaises et italiennes.
L'assemblée adressa en même temps à tous ses
coreligionnaires de l'Europe une proclamation pour leur apprendre
le merveilleux événement de la convocation d'un grand
Sanhédrin, et les engager à s'entendre afin d'envoyer
à Paris des hommes connus par leur sagesse, par leur amour
de la vérité et de la justice. L'effet de cette proclamation
ne répondit point à ce qu'on en avait attendu, et
il fut à peu près nul dans les pays situés
hors de l'Empire français, du royaume d'Italie et de quelques
contrées où l'influence française se faisait
sentir.
Restait à obtenir de l'assemblée qu'elle reconnût
la nécessité d'une organisation dans l'exercice de
son culte, et il fallait l'amener à concourir à cette
organisation. Or c'était l'entreprise qui devait lui répugner
le plus, parce qu'il était impossible qu'elle ne s'aperçût
pas qu'il n'y en avait aucune où la soumission de ses coreligionnaires
fût plus difficile à obtenir. N'était-il pas
sensible, en effet, que le gouvernement ne manquerait pas de profiter
de cette occasion pour s'immiscer plus ou moins dans le régime
intérieur des synagogues, et pour s'attribuer le droit de
surveiller la conduite des rabbins ? Or, aux yeux de ceux-ci, c'était,
en quelque sorte, porter la main sur l'Arche sainte.
Malgré toutes ces difficultés, augmentées par
les dispositions peu bienveillantes du président, il fallait
cependant trouver une solution. Nous nous résolûmes,
M. Portalis et moi, à une tentative qui fut couronnée
d'un plein succès. Étant assurés d'un jour
où M. Molé serait absent de Paris, nous en profitâmes
pour réunir chez M. Portalis le plus grand nombre possible
d'hommes influents, et là, après une séance
qui dura plus de six heures, nous parvînmes, à force
de bons raisonnements et de douces paroles, à leur faire
adopter un projet de règlement aussi bon que nous pouvions
le désirer.
L'assemblée générale l'adopta peu de jours
après. Un arrêté fut pris en même temps
pour supplier Sa Majesté Impériale de donner sa sanction
à ce règlement et de vouloir bien concourir au paiement
des rabbins ; on lui demandait encore, ce qui ne pouvait que lui
être très agréable, de daigner faire connaître
aux autorités locales de l'Empire et du royaume d'Italie
que son intention était qu'elles se concertassent avec les
consistoires pour achever de détruire l'éloignement
que semblait avoir la jeunesse israélite pour le noble métier
des armes, et obtenir ainsi sa parfaite obéissance aux lois
de la conscription.
L'ouverture du grand Sanhédrin ne put avoir lieu que le 9
février 1807 ; les plus distingués, parmi les nouveaux
élus, arrivèrent presque tous du royaume d'Italie,
notamment des provinces qui avaient fait partie des anciens États
vénitiens.
Dès le 9 mars, on vit paraître un acte, par lequel
les docteurs de la loi et notables d'Israël réunis faisaient
connaître qu'ils s'étaient constitués en grand
Sanhédrin, afin de trouver en eux les moyens et la force
de rendre des ordonnances religieuses conformes aux principes de
leur sainte loi et pouvant servir d'exemple et de règle à
tous les Israélites. Ils déclaraient « que cette
loi contenait des dispositions religieuses et des dispositions politiques
; que les premières étaient absolues ; mais que les
dernières, étant destinées à régir
le peuple d'Israël dans la Palestine, ne pouvaient être
applicables depuis qu'il ne formait plus un corps de nation. Ainsi
la polygamie permise par la loi de Moïse, n'étant qu'une
simple faculté et hors d'usage en Occident, devait être
considérée comme interdite. En France, l'acte civil
du mariage devait précéder l'acte religieux. Nulle
répudiation ou divorce ne pouvait avoir lieu que suivant
les formes voulues par les lois civiles. Les mariages entre Israélites
et chrétiens devaient être considérés
comme valables. La loi de Moïse obligeant de regarder comme
frères tous les individus des nations qui reconnaissaient
un Dieu créateur, tous les Israélites devaient exercer,
comme un devoir essentiellement religieux et inhérent à
leur croyance, la pratique habituelle et constante, envers tous
les hommes reconnaissant un Dieu créateur, des actes de justice
et de charité prescrits par les Livres saints.
« Tout Israélite, traité par les lois comme
citoyen, devait obéir aux lois de la patrie et se conformer,
dans toutes les transactions, aux dispositions des codes qui y étaient
en usage. Appelé au service militaire, il était dispensé
pendant la durée de ce service de toutes les observances
religieuses qui ne pouvaient se concilier avec lui. Les Israélites
devaient de préférence exercer les professions mécaniques
et libérales et acquérir des propriétés
foncières, comme autant de moyens de s'attacher à
leur patrie et d'y mériter la considération générale.
«Conformément à la loi de Moïse, l'usure
était indistinctement défendue, non seulement d'Hébreu
à Hébreu et d'Hébreu à concitoyen d'une
autre religion, mais encore avec les étrangers de toutes
les nations, cette pratique étant une iniquité abominable
aux yeux du Seigneur. »
Il eût été difficile à quelque jurisconsulte
et moraliste que ce fût de développer cette dernière
prescription avec plus de soin et de force. Cet acte si énergiquement
conçu avait été adopté à l'unanimité.
L'assemblée générale s'empressa de joindre
à cet acte une adresse à l'Empereur et un arrêté,
destinés l'un et l'autre à en assurer et à
en compléter l'effet. Elle amena naturellement l'expression
du voeu que, rassurée, par l'heureux effet que devait produire,
pour la répression des abus, l'ensemble des décisions
qui venaient d'être prises d'une manière si imposante,
Sa Majesté daignât considérer, dans sa haute
sagesse, s'il ne conviendrait pas de mettre un terme à la
suspension des actions hypothécaires, dans les départements
frappés par le décret du 30 mai, et si ce terme ne
devait pas se rencontrer avec l'expiration du sursis que ce décret
avait prescrit.
Elle exprima donc le désir que Sa Majesté voulût
bien prendre les mesures qu'elle croirait les plus efficaces pour
empêcher qu'à l'avenir quelques Israélites,
au moyen des hypothèques qu'ils seraient dans le cas de faire
inscrire, ne portassent dans les fortunes des désordres semblables
à ceux dont on s'était plaint, et dont trop souvent
la honte et le châtiment avaient rejailli sur tous leurs coreligionnaires.
Jamais plus d'efforts n'avaient été tentés,
avec des intentions plus franches et plus sincères, pour
arriver à une réforme depuis si longtemps désirée
par tous les esprits éclairés ; mais jamais aussi
une pareille occasion n'avait été offerte à
la race juive depuis sa dispersion ; bien des siècles peut-être
s'écouleront, avant qu'il se produise une circonstance aussi
favorable pour elle.
L'Empereur, détourné par des pensées politiques
de, l'affaire qui l'avait longtemps préoccupé, négligea
de profiter des ouvertures qui lui furent faites. Un nouveau sursis
vint s'ajouter à celui dont le décret du 30 mai 1806
avait frappé les créances juives ; la notification
qui en fut faite par une simple circulaire ministérielle
jeta un grand découragement dans l'esprit de la population
juive.
Suivant les ordres que nous avions reçus, le grand Sanhédrin
fut dissous le 6 avril 1807 ; les projets de décret furent
soumis à la discussion du Conseil d'État. Les idées
de l'Empereur s'étaient modifiées dans un sens défavorable
aux Juifs, sans doute par suite de l'impression produite sur lui
par les populations juives de l'Allemagne et de la Pologne. Le système
de M. Molé devait triompher, malgré les efforts de
M. Portalis et les miens. Nous parvînmes cependant à
faire sanctionner, sans y rien changer, le règlement que
nous avions eu tant de peine à faire adopter pour l'organisation
du culte juif et pour sa police intérieure dans l'étendue
de l'Empire français et du royaume d'Italie.
Les dispositions destinées à régler les effets
du sursis vinrent du quartier général de l'Empereur,
après un long retard ; elles étaient d'une sévérité
qui, je ne crains pas de le dire, outrepassait toutes les règles
de l'équité.
J’ai terminé ce que je voulais raconter sur ce singulier
et intéressant épisode de mon début dans la
carrière politique. Il fut très instructif, non seulement
par les choses qu’il m’a mis dans le cas d’apprendre, mais encore
par l’aperçu qu’il me donna sur la manière dont se
suivaient ou se terminaient les affaires avec l’homme que le destin
avait placé si haut au-dessus de nos têtes. Ce me fut
un premier avertissement qu’il y avait plus d’incertitude et d’instabilité
qu’on ne croyait dans ses plans et ses résolutions. Et cependant,
ainsi qu’il n’appartient qu’au génie, ses idées, même
fugitives, laissaient des traces profondes ; il est resté
de ce grand mouvement deux actes importants : l’organisation en
France de la société juive et la déclaration
doctrinale du grand Sanhédrin.
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