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Dernière modification le 19 décembre 2005.

Pasquier - Mémoires

Notice d'Albert Pingaud dans la Revue Encyclopédique, 5 février 1898.
Le grand Sanhédrin (1806)
(à suivre)

 

Notice d'Albert Pingaud dans la Revue Encyclopédique, 5 février 1898.

Lorsque parurent les deux derniers volumes du grand ouvrage de Taine sur les Origines de la France contemporaine, l'attention des lecteurs avait été attirée par une note bien faite pour piquer leur curiosité. Elle précédait une citation tirée de mémoires inédits attribués à un M. X*** et était ainsi concue : « L'auteur est probablement Pasquier, le témoin le plus informé et le plus judicieux pour la première moitié du siècle. »
L'homme d'État dont l'autorité avait un tel poids aux yeux de M. Taine n'était autre que le chancelier Pasquier, et ses Mémoires, publiés en six volumes, de 1893 à 1895, viennent d'atteindre leur sixième édition. Attendus avec impatience, lus avec avidité, ils ont paru justifier pleinement la haute opinion que le plus illustre historien de Napoléon s'était formée de leur valeur historique. Aucun homme, en effet, n'était plus qualifié que le chancelier Pasquier pour nous parler des choses de son temps : jeune magistrat sous Louis XVI, préfet de police sous Napoléon, plusieurs fois ministre sous la Restauration, chancelier de France sous la monarchie de Juillet, il était plus à portée que personne de les connaître avec exactitude; éloigné par nature de toute exagération et par système de tout parti pris, joignant la rectitude d'esprit de l'homme de loi à l'expérience pratique de l'homme d'Etat, il pouvait mieux qu'aucun autre les juger avec impartialité. Il a adopté, pour les raconter, une forme aussi impersonnelle que possible, cherchant ainsi à justifier le sous-titre qu il a donné à son livre : Histoire de mon temps. Son œuvre est, autant qu'une autobiographie, une série de dissertations sur toutes les grandes questions politiques qu'il a contribué à résoudre. C'est assez dire qu'elle présente dans toutes ses parties une égale importance, et qu'on ne peut en faire comprendre l'intérêt et la variété qu'en passant successivement en revue les six volumes dont elle se compose. Les deux premiers, les plus captivants de tous à l'heure actuelle, embrassent toute la période qui s'étend entre 1787, année de l'entrée de Pasquier au Parlement, jusqu'en 1814, date du retour de Louis XVIII à Paris. Sur les événements, sauf peut-être sur la conspiration du général Malet, l'auteur se borne à compléter dans leurs détails les récits des autres historiens et à nous apporter ses appréciations personnelles ; sur les hommes, au contraire, il nous révèle des particularités souvent curieuses. Il a caractérisé les frères et les soeurs de Napoléon en des pages que Taine avait jugées assez définitives pour les reproduire à l'appui de sa thèse, et il nous a laissé des portraits en pied des quatre personnages qui, selon lui, ont seuls exercé sur Napoléon une influence appréciable : Cambacérès, Lebrun, Fouché et Talleyrand. De ce dernier surtout il parle en des termes qui semblent lui avoir été dictés par une ardente inimitié ; non content de se demander « quelles qualités de l'âme ou du coeur il serait possible de lui accorder», il le déclare surfait quant à. l'intelligence et au talent, et cherche même, au moyen d'une argumentation serrée, à lui enlever le seul mérite que lui aient reconnu ses détracteurs : celui d'avoir habilement et dignement représenté la France au Congrès de Vienne et d'y avoir remporté, en brisant la coalition des cours du Nord, une véritable victoire diplomatique. C'est la thèse que Pasquier soutient longuement dans le troisième volume, consacré tout entier à une période de dix-sept mois, celle qui s'étend entre l'entrée de Louis XVIII à Paris et la chute du second ministère Talleyrand (septembre 1815). Après avoir analysé avec sagacité les causes de l'impopularité des Bourbons, et être arrivé à cette conclusion que « la grande plaie du gouvernement royal était la petite idée qu'il avait donnée de sa force et de son habileté », Pasquier constate que le retour de Napoléon, loin d'être désiré par la masse de la nation, ne fit naître d'abord en elle qu'un sentiment d'effroi ; il nous rapporte aussi en passant une conversation très curieuse qu'il eut au 20 mars avec Lavalette et d'où il résulterait que le mouvement militaire, tenté quelques jours auparavant par Lallemand et Lefebvre-Desnouettes, avait pour objet non une restauration impériale, mais l'avènement au trône du duc d'Orléans. - Elu, quatre mois après, membre de la Chambre introuvable, nommé plus tard garde des sceaux dans le premier ministère Richelieu et ministre des Affaires étrangères, Pasquier va quitter le rôle de témoin pour celui d'acteur, et il nous initie, dans le quatrième volume, à la vie parlementaire des cinq premières années de la Restauration ; elle ne semble pas lui avoir laissé de regrets : à l'exception du duc de Richelieu, dont il fut l'admirateur et l'ami, et dont il ne se lasse pas de louer le patriotisme, il juge avec quelque sévérité les partis et les hommes, et trace notamment de piquants et malveillants portraits de Guizot, de Royer-Collard et de M. de Serre. Le cinquième volume, par contre, est surtout intéressant au point de vue de la politique extérieure. L'auteur nous en donne lui-même la raison. « J'ai dû tracer, dit-il, l'histoire de la politique générale de l'Europe pendant une période de temps où les faits ont été de la plus haute importance ; les révolutions d'Espagne, celles de Naples et du Piémont ont éclaté ; la Grèce a jeté les fondements de l'indépendance, qui paraît être assurée à ce pays, si grand par le souvenir de son glorieux passé ; là se trouvent les germes des événements qui rempliront peut-être le XIXe siècle. » Le sixième volume, enfin, est consacré au règne de Charles X ; écrit en 1831, à un moment où les impressions de l'auteur n'avaient pas encore été affaiblies par le temps, il contient un récit vivant et mouvementé des journées de Juillet et se termine par de mélancoliques réflexions inspirées à Pasquier par l'esprit de cette révolution nouvelle et inattendue. Sur le règne de Louis-Philippe, il n'avait laissé que des notes. M. le duc d'Audiffret-Pasquier, qui s'était chargé de la publication, a pu en tirer deux chapitres intéressants sur la mort du prince de Condé et sur le procès des ministres de Charles X.

 

1. Le grand Sanhédrin

(1806)
La première occasion où se signala la confiance que l'Empereur était disposé à accorder aux maîtres des requêtes fut celle d'une discussion relative à l'existence des Juifs et à la conduite qu'ils tenaient dans les provinces où leur nombre était le plus considérable. On les accusait, non sans motifs, d'avoir depuis quelques années, et surtout en Alsace, poussé l'usure à un tel point que, s'ils conservaient la faculté de réaliser entièrement leurs créances, ils seraient propriétaires de la meilleure partie des terres de cette province. Leur blâmable et traditionnelle industrie s'était plus particulièrement exercée sur la classe des cultivateurs, et elle avait été singulièrement favorisée par les temps difficiles que les petits propriétaires avaient eu à traverser, et surtout par les charges extraordinaires qu'une guerre continuelle avait fait peser sur les départements de la frontière du Rhin.

 
Un décret impérial, en date du 30 mai 1806, avait déjà suspendu pour une année l'effet des poursuites exercées par ces impitoyables créanciers ; mais cette mesure provisoire n'avait été adoptée que pour donner le temps et le moyen de statuer sur tous les droits, en parfaite connaissance de cause. C'était une mesure arbitraire puisque, sans entendre les parties intéressées, on avait confondu dans une même réprobation les titres, de quelque nature qu'ils fussent, sans distinction de leur origine juste ou injuste, par cela seul qu'ils appartenaient à une certaine classe de citoyens français. Et comment refuser aux Juifs cette qualification ? Elle leur appartenait aux termes de lois rendues depuis la Révolution; ils en supportaient toutes les charges, notamment celle du service militaire. Ils cherchaient bien à se soustraire à la conscription, profitant de ce que, pendant longtemps, aucun registre n'avait été tenu régulièrement pour constater leur naissance ; la plupart d'entre eux avaient évité de faire, devant les municipalités, les déclarations prescrites à cet égard. Enfin, le défaut de noms patronymiques, inusités parmi eux, les servait merveilleusement, lorsqu'il s'agissait de former les contingents. Mais ces difficultés avaient été surmontées, lorsque l'Empereur crut devoir prendre la résolution de suspendre leurs créances.  
Cette mesure fut, dans le Conseil d'État, l'occasion d'une assez vive controverse; la section de l'intérieur, chargée de préparer le décret, s'y était montrée peu favorable ; son président surtout, M. Regnaud de Saint-Jean-d'Angély, en avait combattu la proposition comme contraire aux principes du droit civil, et comme portant atteinte à la liberté des cultes ; cette liberté n'était-elle pas, en effet, manifestement violée du moment où un citoyen, par cela seul qu'il professait la religion juive, se trouvait privé de quelques-uns des avantages de la loi commune ? Pour M. Regnaud, protéger les Juifs n'était pas seulement faire acte de justice, mais encore se mettre en garde contre les prêtres catholiques, objet particulier de ses méfiances.  
Par une inclination toute contraire, il s'était trouvé que le jeune auditeur, chargé dans la même section du travail préparatoire de cette affaire, n'avait pas craint de se prononcer avec une grande chaleur pour les mesures réclamées contre les Juifs. L'Empereur ne l'avait point ignoré, et la bienveillance qu'il portait à cet auditeur, c'était M. Molé, s'en était sensiblement accrue. Le jour où la discussion s'ouvrit dans le Conseil, il lui fit la faveur tout à fait insolite de lui accorder la parole, et ordonna l'impression de son rapport. Le décret portant sursis fut ensuite rédigé conformément aux idées qu'il y avait émises, mais il fut en outre statué qu'une assemblée de juifs, habitant le territoire français, serait convoquée le 15 juillet suivant, dans la ville de Paris.
Les membres de cette assemblée, au nombre porté dans un tableau annexé au décret, devaient être désignés par les préfets, et choisis parmi les rabbins, les propriétaires et les autres Juifs les plus distingués par leurs lumières et leur probité. L'Empereur devait faire connaître ses intentions à cette assemblée par une commission spécialement nommée à cet effet. Les membres de cette commission seraient en même temps chargés de recueillir les voeux, qui pourraient être émis, sur les moyens les plus expédients pour rappeler parmi les Juifs l'exercice des arts, des professions utiles, et pour remplacer ainsi, par une honnête industrie, les ressources blâmables auxquelles beaucoup d'entre eux se livraient de père en fils, depuis des siècles.
Lorsqu'il s'agit un peu plus tard de nommer les commissaires, la première pensée de l'Empereur se fixa sur M. Molé. Cette marque de confiance lui était naturellement acquise par le rôle qu'il avait déjà joué dans l'affaire ; et, en effet, outre ce que nous avons déjà raconté du rapport qu'il avait lu dans le Conseil, l'Empereur lui avait encore commandé un travail sous le titre de : Recherches sur l'état politique et religieux des Juifs depuis Moïse jusqu'au temps présent. Ce travail ne s'était pas fait attendre et il avait été inséré en entier au Moniteur où il occupait dix-huit colonnes ; c'était un acte d'accusation contre la nation juive, dans lequel il était établi que l'usure n'était point née des malheurs du peuple juif, ainsi qu'on avait trop souvent affecté de le croire, qu'elle était non seulement tolérée, mais même commandée par la loi de Moïse et par les principaux Docteurs qui l'avaient interprétée ; que cette prescription de la part du législateur hébreu avait eu pour objet de compléter la séparation entre son peuple et les autres nations ; que dès lors on devait regarder le vice de l'usure comme inhérent au caractère de tout vrai Juif, et comme tellement enraciné que nulle puissance au monde ne parviendrait jamais à l'en extirper.
 
Les deux autres commissaires furent pris parmi les maîtres des requêtes : M. Portalis, fils du ministre des Cultes, fut nommé le second, et moi le troisième. Lorsque nous eûmes à prendre connaissance de nos instructions, il nous fut impossible (je parle pour M. Portalis et pour moi) de ne pas croire que la pensée tout entière de l'Empereur n'avait pas été pénétrée, qu'elle avait échappé à M. Molé et au Conseil d'État ; qu'il voulait évidemment faire sortir, de ce qui n'avait d'abord été considéré que comme une mesure de rigueur, un grand acte de politique. Il ne s'agissait, en effet, de rien moins, d'après les documents qui nous furent remis, que de savoir des Juifs eux-mêmes si leur religion leur permettait d'accepter réellement la qualité de citoyen dans le pays où on consentirait à les accueillir comme tels ; si cette religion ne contenait pas des prescriptions qui leur rendaient impossible ou au moins très difficile une complète soumission aux lois, si on pouvait enfin faire tourner au profit de la société tout entière la fortune, l'industrie, les talents d'une population qui, jusqu'alors, s'était tenue vis-à-vis d'elle dans un état d'inimitié manifeste.
 
En considérant les choses sous ce point de vue, il y avait nécessité de faire subir aux Juifs un solennel examen, d'abord sur ce qu'ils croyaient permis, et ensuite sur ce qu'ils croyaient défendu. Devait-on tenir pour certain que la loi de Moïse permît aux Juifs d'exercer l'usure envers tous ceux qui ne professaient pas leur culte ? Pouvaient-ils renoncer à cette faculté là où l'usure était interdite par les lois du pays ? Leurs docteurs, leurs rabbins, pouvaient-ils garantir sur ce point leur obéissance ? Le service militaire pouvait-il se concilier avec plusieurs observances de leur culte, comme celle du sabbat, par exemple, et celle de certains jeûnes et de l'abstinence de certains aliments ? Pouvait-on se flatter qu'ils consentissent sincèrement à prendre rang dans les armées françaises, toutes les fois qu'ils y seraient appelés par la loi ?  
Ces deux difficultés étaient les principales à résoudre, et elles peuvent donner une idée du parti que l'Empereur espérait tirer d'une assemblée jusque-là sans exemple dans les annales du monde, depuis la dispersion de leurs tribus, après la prise de Jérusalem et la destruction du Temple par Titus. Cette assemblée, qui a passé presque inaperçue, était donc dans la réalité une grande conception, et si ses résultats n'ont pas suffisamment répondu à l'idée qu'on s'en était formée, si elle n'a laissé de son existence que des traces peu profondes, il le faut attribuer principalement à la succession rapide d'événements qui ont absorbé l'attention publique ; et pourtant c'était un spectacle bien intéressant que ces discussions dans une réunion d'hommes ardemment dévoués à une religion dont le véritable esprit est si peu connu, animés de sentiments si différents de ceux qui dirigent les nations chrétiennes. On leur demandait d'examiner sérieusement jusqu'à quel point ils pouvaient, en surmontant leurs habitudes les plus enracinées, prendre rang dans le monde moderne, et participer, sans blesser leur conscience, aux avantages de la civilisation européenne.  
Je me livrai donc avec beaucoup d'ardeur aux soins si inattendus qui m'étaient confiés. Au moment où je trace ces lignes, le souvenir de ce premier pas vers la connaissance des hautes affaires humaines est encore pour moi plein d'intérêt. La politique du conquérant avait certainement inspiré Bonaparte dans cette entreprise. En cherchant, avec ce qu'il y avait de plus éclairé dans la race juive, les moyens de la tirer de l'abjection dans laquelle elle languissait depuis tant de siècles, il s'était dit probablement qu'un tel bienfait attacherait à jamais cette race à sa fortune et que partout où elle était répandue il trouverait des auxiliaires disposés à seconder ses projets. Il allait entreprendre une nouvelle invasion en Allemagne qui devait le conduire à travers la Pologne et dans les pays voisins, où les affaires alors se traitaient presque exclusivement par l'intermédiaire des Juifs ; il était donc naturel de penser que nuls auxiliaires ne pouvaient être plus utiles que ceux-là, et par conséquent plus nécessaires à acquérir.
 
Telle était sans doute la disposition de son esprit, lorsque sont intervenus les décrets impériaux qui, dans le courant de l'année 1808, ont statué sur l'organisation religieuse et sur l'exercice des droits civils et politiques des Juifs dans toute l'étendue de l'Empire.
 
Mais bientôt le général victorieux ne tarda pas à croire que, marchant à la tête de l'armée et de la nation française, il ne lui fallait d'autres auxiliaires que son épée, qu'elle lui suffisait pour disposer du sort de l'Europe, depuis les rives de la Néva jusqu'aux colonnes d'Hercule. L'affaire des Juifs eut pour lui moins d'intérêt.  
M. Molé, étant le premier dans l'ordre de la nomination, fut sans contestation élu président de la commission. Le discours qu'il prononça à l'ouverture de l'assemblée, le 29 juillet, était très hostile aux Juifs et n'était pas fait pour leur donner confiance dans les dispositions du gouvernement. Le choix des membres de l'assemblée (ils étaient au nombre de 112) avait été confié, comme je l'ai dit, aux préfets des départements dans lesquels les Juifs étaient assez nombreux pour que leur existence eût une réelle importance. C'était d'abord dans les départements de l'Est, du Midi, notamment celui qui avait Avignon pour chef-lieu, puis le département de la Seine, et ensuite celui de la Gironde.

 

Les préfets avaient choisi, comme on devait s'y attendre, les Israélites les plus considérés, et aussi ceux qu'ils avaient supposés les plus accommodants. C'était principalement parmi ceux de Bordeaux qu'on avait espéré de trouver et plus de lumières et les moyens d'influence dont on pourrait user avec le plus de sécurité. Ces Juifs, généralement connus sous la dénomination de « Juifs portugais », étaient censés descendre de la nombreuse colonie juive établie, depuis des siècles, à l'embouchure du Tage

 
Une des personnalités des plus marquantes était M. Furtado, négociant fort estimé de la Gironde ; on le choisit pour président de l'assemblée. Il fut bientôt avéré que les Juifs portugais étaient suspects à tous leurs coreligionnaires qui les considéraient comme des apostats. Le président Furtado était plus qu'un autre en butte aux soupçons. On semblait croire qu'il ne tenait à sa religion que par ce sentiment de respect humain qui ne permet d'abandonner celle où l'on est né que dans le cas où l'on serait entraîné par la plus forte des convictions. Or telle n'était pas la disposition d'esprit de M. Furtado : l'indifférence philosophique faisait le fondement de ses opinions. Les rabbins d'Alsace et ceux de l'ancien comtat d'Avignon, auxquels appartenait le premier rang pour la science, disaient de leur président qu'on voyait bien qu'il n'avait appris la Bible que dans Voltaire. Son influence fut nulle sur une réunion d'hommes qu'animait la plus profonde conviction religieuse. On les avait généralement supposés uniquement occupés de leurs intérêts pécuniaires, ne tenant à leur religion que par habitude, et surtout en raison des commodités qu'elle accordait à leur conscience pour vivre aux dépens de tous les pays qui les recevaient ou les souffraient. On se trouva en présence d'hommes très supérieurs à la tourbe avec laquelle l'opinion générale les confondait. Très soigneusement instruits de leur religion et de ses principes, ils étaient fortifiés dans l'attachement qu'ils lui portaient par l'animadversion qu'elle attirait sur eux ; leur esprit très cultivé n'était étranger à aucune connaissance humaine. Il ne fut donc plus permis de méconnaître l'existence d'une nation juive dont jusqu'alors on n'avait aperçu que la lie, et qui, par le soin qu'on avait apporté au choix des membres dont se composait l'assemblée, parlait un langage digne d'être écouté.  
Les questions posées par l'Empereur furent examinées avec une solennelle lenteur. Cette hésitation ne pouvait manquer de lui déplaire, et elle fut l'occasion de remontrances très vives de  la part de M. Molé. C'était aller directement contre le but que nous devions nous proposer. Une circonstance, qui lui était personnelle, ajoutait encore à l'horreur que les formes de son langage inspiraient à ceux qu'il avait mission de ramener. On tenait assez généralement pour certain que son arrière-grand-mère, fille de Samuel Bernard, célèbre financier de la fin du règne de Louis XIV, était d'origine juive, et il n'était pas permis de douter que la grande fortune dont jouissait sa famille ne vînt presque entièrement de cette alliance. A la vérité, il prétendait que le judaïsme de Samuel Bernard était une pure fiction, fondée sur le hasard d'un nom de baptême plus usité, en effet, chez les Juifs que chez les chrétiens.   
Au bout de quelques semaines, nous n'étions pas plus avancés que le premier jour ; outre les difficultés de la matière et même en reconnaissant sur presque tous les points la justice des propositions qui leur étaient faites, les plus éclairés, les plus influents de l'assemblée disaient aux commissaires que les déclarations qu'on leur demandait n'étaient pas seulement embarrassantes pour eux et délicates pour leur conscience, mais qu'elles seraient encore, suivant toute apparence, complètement inutiles ; qu'ils n'avaient aucune qualité pour commander l'obéissance à leurs coreligionnaires ; que, par cela même qu'ils avaient été choisis par le gouvernement, il n'était pas possible de les considérer comme les représentants de la nation juive, ayant droit de stipuler en son nom.
Plusieurs fois ils avaient prononcé le nom de l'ancienne réunion de docteurs connue sous la dénomination de grand Sanhédrin ; cette réunion, disaient-ils, aurait eu seule le droit de prononcer sur de semblables matières, alors que le peuple juif était constitué en corps de nation, et seule encore elle pouvait avoir qualité pour en connaître.

 

 

 

Sanhédrin

Lorsque les commissaires rendirent compte à l'Empereur de ces observations, il n'hésita pas à s'emparer de l'idée, et bientôt on sut qu'il se montrait très disposé à autoriser la convocation dans Paris d'un grand Sanhédrin, composé autant que possible d'après les règles et suivant les formes imposées par la loi de Moïse. Son intention était que toutes les synagogues de ses vastes États et même de l'Europe fussent invitées à envoyer soit des docteurs pour faire partie de ce Sanhédrin, soit des députés pour s'unir à l'assemblée déjà existante et dont les travaux continueraient de marcher parallèlement à ceux de la réunion doctorale ; alors, disait-il, on pourrait se flatter d'avoir la représentation la plus légale tout à la fois de la religion et de la nation juive ; ce serait comme une résurrection de cette nation, qui ne méconnaîtrait pas sans doute à quel point il lui importait de se rendre digne d'un si grand bienfait.  
On installa des conférences pour préparer les questions qui seraient soumises au grand Sanhédrin ; ces réunions furent longues et nombreuses. On y agita une foule de questions religieuses, historiques et politiques, dans lesquelles plusieurs rabbins déployèrent des connaissances fort étendues, et quelquefois même, dans les matières qui touchaient à leur foi, une éloquence pleine de chaleur et d'inspiration. Les rôles entre les commissaires restèrent distribués comme ils l'avaient été précédemment : M. Molé toujours menaçant ; M. Portalis et moi nous efforçant de ramener, par des formes plus conciliantes, les esprits que notre impétueux collègue ne cessait de cabrer. M. Portalis brillait déjà dans ces discussions par cette érudition sage, appuyée sur les meilleures autorités et pleine de bonne foi, dont il a donné tant de preuves depuis. Cela faisait une impression d'autant plus grande sur ceux qu'il s'agissait de persuader que sa position, comme fils du ministre des Cultes, semblait donner plus de poids à ses paroles ; les commissaires étaient en général fort touchés du désir sincère que je leur témoignais de voir sortir de nos débats un résultat véritablement utile pour eux.  
Un jour l'expansion de leur reconnaissance alla jusqu'à un point qu'il me serait difficile d'oublier. C'était à la suite d'une des conférences où M. Molé avait été plus amer encore que de coutume et où je m'étais efforcé de détruire le mauvais effet de quelques-unes de ses paroles. Plusieurs d'entre eux vinrent me trouver le lendemain, et, ne sachant comment m'exprimer leur gratitude, ils finirent par m'assurer qu'avant qu'il fût six mois il n'y aurait pas jusqu'à leurs frères de la Chine qui ne sussent ce que tous les Juifs me devaient de reconnaissance pour le bien que je leur voulais faire, et pour l'excellence de mes procédés envers eux.
Cette phrase m'a toujours semblé fort remarquable en ce qu'elle manifeste jusqu'à quel point ces hommes, répandus sur la surface du monde, à des distances si grandes, vivant sous des cieux si différents, et au milieu de moeurs dissemblables, conservent de rapports entre eux, s'identifient aux intérêts les uns des autres et sont animés d'un même esprit. En vérité, quand on compare les résultats de toutes les législations anciennes et modernes avec ceux de la législation de Moïse, on est frappé de stupéfaction en voyant combien la force des liens politiques et religieux, dont il a su enlacer son peuple, a été grande, puisqu'une dispersion de vingt siècles n'a pu les rompre. Ce fut surtout dans les discussions relatives à l'usure que l'uniformité des croyances juives se manifesta d'une manière frappante. Sur ce point, la décision des docteurs et des rabbins ne fut pas un instant douteuse ; contrairement à l'opinion émise dans le mémoire de M. Molé, ils s'accordaient tous à regarder comme une injure imméritée la supposition que l'usure exercée sur les étrangers était autorisée par la loi de Moïse.
 
« L'usure, disent-ils, est née parmi nous de notre malheureuse situation au milieu du monde, de la nécessité où nous avons été réduits, depuis notre dispersion, de travailler presque toujours à sauver les débris d'une fortune dont on cherchait sans cesse à nous dépouiller. Dans cet état de guerre perpétuelle avec toutes les sociétés, il est simple que nous ayons voulu sauver tout ce que nous pouvions soustraire à nos persécuteurs, que nous ayons profité de tous les.avantages que nous offraient les besoins de ceux au milieu desquels nous vivions, mais notre loi politique et religieuse est tout à fait étrangère à ce résultat. Loin de là, elle ne contient sur cette matière qu'une disposition dictée par le sentiment de fraternité qu'elle s'est constamment efforcée de créer au milieu de nous. Pour établir une opinion contraire, on a abusé d'un mot qu'on a mal compris et auquel on a donné une interprétation d'autant plus fausse qu'elle suppose l'existence d'un fait, d'une idée ignorée où cette loi nous fut donnée. Alors, ce qu'on a appelé depuis l'intérêt légal de l'argent n'était pas connu ; dès lors, le mot d'usure ne pouvait se trouver dans la langue, puisqu'il n'aurait rien eu à exprimer. Tous les intérêts tirés de l'argent prêté étaient également légaux, à quelque taux qu'ils fussent portés ; ce taux dépendait uniquement de la volonté des contractants. De là vient ce que, dans la langue hébraïque, il n'existe qu'un seul mot signifiant intérêt, et aucun mot signifiant usure.  
« Qu'a fait la loi de Moïse ? Elle a défendu aux Juifs de tirer aucun intérêt de l'argent qu'ils se prêtaient entre eux, et leur a seulement permis d'en tirer de celui qu'ils prêteraient à des étrangers. Elle n'a pu distinguer dans cet intérêt celui qui serait usuraire de celui qui ne le serait pas, parce qu'alors cette distinction n'était pas connue. Il n'est donc pas vrai qu'elle ait jamais permis l'usure envers les étrangers, tandis qu'elle la défendait de Juif à Juif. On a dit de l'usure ce qui n'était vrai que de l'intérêt, et on a fort mal à propos traduit par le mot usure celui qui ne signifiait qu'intérêt. Telle est encore aujourd'hui, ajoutaient-ils, la loi qui lie ou qui devrait lier les Juifs entre eux. Un Juif consciencieux ne devrait tirer aucun intérêt de l'argent qu'il prête à un autre Juif, et c'est ce que les interprètes rigoureux de la loi enseignent encore.
« Les opérations commerciales, auxquelles les Juifs ont été obligés de se livrer d'un bout du monde à l'autre, ont rendu difficile la stricte application de ce précepte, et sans doute la tolérance, dont les docteurs n'ont pu se défendre à cet égard, a pu conduire le plus grand nombre des Israélites à se figurer que, puisqu'il y avait une différence commandée par la loi entre la manière de traiter avec le frère et avec l'étranger, cette différence était celle de l'intérêt à l'usure. Une croyance aussi commode pour leur cupidité a dû être facilement accueillie, et elle a dû s'enraciner non moins aisément ; mais, comme elle est contraire à l'esprit et au texte de la loi, ce sera toujours pour les docteurs un devoir de la combattre, lorsqu'ils seront interpellés à ce sujet. »
 
Il nous a été impossible de méconnaître, après tous les renseignements qui nous furent donnés, que les Juifs, si avides dans l'industrie qu'ils exercent, étaient toujours entre eux de la charité la plus exemplaire ; que presque nulle part on n'en voyait qui fussent réduits à implorer d'autres secours que ceux de leurs coreligionnaires ; que, pour ce qui n'était pas affaire de commerce, c'est-à-dire pour tous les prêts qui avaient lieu de Juif à Juif, quand il s'agissait de satisfaire aux besoins pressants de la vie de l'un d'eux, il était presque sans exemple que les prêts portassent intérêt. Enfin, il nous fut affirmé de manière que nous n'en pussions douter que, lorsqu'un Juif sans ressources, personnelles avait une affaire pressante à suivre à une grande distance du lieu qu'il habitait, il pouvait se présenter chez le rabbin ou chez le principal personnage de la communauté juive, et que, sur l'exposé de ses besoins, un certificat lui était délivré à l'aide duquel il pouvait traverser l'Europe jusqu'aux extrémités de l'Asie, accueilli et défrayé par les Juifs qui, de distance en distance, se trouvaient sur son passage, et qui partout le traitaient, non en pauvre qui arrache à la pitié un léger secours, mais en frère avec lequel on partage ce qu'on a.  
Nos idées furent rectifiées également sur la nature et l'étendue des pouvoirs des rabbins. Comme nous insistions beaucoup sur l'étendue de ces pouvoirs et sur l'usage que nous les pressions d'en faire, dans là persuasion où nous étions que, donnés par Dieu même aux serviteurs du Temple, ils devaient avoir une autorité considérable sur l'esprit d'un peuple dont le gouvernement, sous beaucoup de rapports, pouvait être considéré comme théocratique, ils nous dirent que c'était une erreur qu'il leur importait de redresser. Ils établirent, d'une manière positive et d'après les autorités les plus irrécusables, que toute filiation de la tribu de Lévi était entièrement perdue depuis la dernière dispersion ; que dès lors il n'existait plus parmi eux de sacerdoce, puisque le sacerdoce était inhérent à cette tribu, et qu'ainsi toute puissance sacerdotale était anéantie parmi eux. C'est sans doute un des faits les plus extraordinaires dans l'histoire de ce peuple si fidèle à ses souvenirs, si attaché à ses usages civils et religieux, que la perte absolue d'une filiation aussi précieuse et qui aurait dû être l'objet de précautions d'autant plus scrupuleuses qu'à sa conservation seule tenait la possibilité de remplir encore, à une époque quelconque, les plus saintes cérémonies du culte juif.  
Qu'on suppose, en effet, le temple de Jérusalem rebâti, ce que doit toujours espérer tout bon Israélite, le sanctuaire de ce temple devrait rester inhabité, le sacrifice ne pourrait s'y accomplir, à moins qu'un miracle du Dieu qui a donné la loi sainte sur le mont Sinaï ne vînt révéler les véritables descendants de cette tribu.  
S'il n'y a plus de lévites, de prêtres, ni de pontifes, que sont donc les rabbins ? Pas autre chose que des docteurs acceptés par leurs coreligionnaires pour réciter des prières et accomplir certaines formalités religieuses, et quelquefois judiciaires, pour lesquelles, dans la Judée même et au temps où la loi était le mieux observée, les anciens de chaque famille étaient jugés suffisants. Considérés sous cet aspect, il est aisé de comprendre que l'influence de ces rabbins, fondée sur l'estime, ne peut rien obtenir que de la confiance, et comment il était impossible à ceux qui faisaient partie de notre assemblée de prétendre imposer leur avis par voix d'autorité. Une telle situation explique donc très suffisamment les ménagements qu'ils se crurent obligés de garder et qu'on n'avait pas d'abord compris.  
Cette autorité des docteurs, la seule qui ait existé au milieu des Juifs, depuis leur dispersion, l'unique lien qui les tienne unis dans la foi, est un phénomène tout à fait digne d'attention. De cette autorité est sorti un supplément à la loi de Moïse, connu sous le nom de Talmud ; c'est un recueil assez indigeste composé d'interprétations, souvent fort hasardées, du texte sacré. Il a soulevé de nombreuses controverses et donne encore lieu à beaucoup de disputes ; on leur attribue en grande partie le relâchement de la morale des Juifs. Les rabbins, en général, faisaient peu de cas des Talmudistes ; tout en reconnaissant le mérite de quelques-uns d'entre eux, ils paraissaient les regarder comme fort dangereux.  
On finit par obtenir de l'assemblée des réponses satisfaisantes à toutes les questions qui lui avaient été adressées. Le 18 septembre, les commissaires impériaux vinrent annoncer que Sa Majesté Impériale voulant que ces réponses prissent, aux yeux des Juifs de tous les pays et de tous les siècles, la plus grande autorité possible, elle avait résolu de convoquer un grand Sanhédrin, dont les fonctions consisteraient à convertir en décisions doctrinales les réponses déjà rendues par l'assemblée provisoire, ainsi que celles qui pourraient résulter de la continuation de ses travaux.  

Cette communication fut reçue avec enthousiasme, et, dans les jours qui suivirent, toutes les mesures nécessaires pour obéir à la nouvelle volonté de l'Empereur furent discutées, adoptées et exécutées avec autant de sincérité que d'empressement. Conformément à l'ancien usage, le nombre des membres du grand Sanhédrin avait été fixé à 71, sans compter son chef.
Tous les rabbins déjà siégeant dans l'assemblée, et ils étaient au nombre de 17, furent appelés à en faire partie. On en demanda 29 autres aux synagogues de l'Empire français et du royaume d'Italie ; 25 membres enfin, devant être pris parmi les simples Israélites, furent choisis par l'assemblée, dans son propre sein, au scrutin secret. Les lettres et instructions nécessaires furent aussitôt envoyées aux synagogues françaises et italiennes.
L'assemblée adressa en même temps à tous ses coreligionnaires de l'Europe une proclamation pour leur apprendre le merveilleux événement de la convocation d'un grand Sanhédrin, et les engager à s'entendre afin d'envoyer à Paris des hommes connus par leur sagesse, par leur amour de la vérité et de la justice. L'effet de cette proclamation ne répondit point à ce qu'on en avait attendu, et il fut à peu près nul dans les pays situés hors de l'Empire français, du royaume d'Italie et de quelques contrées où l'influence française se faisait sentir.
Restait à obtenir de l'assemblée qu'elle reconnût la nécessité d'une organisation dans l'exercice de son culte, et il fallait l'amener à concourir à cette organisation. Or c'était l'entreprise qui devait lui répugner le plus, parce qu'il était impossible qu'elle ne s'aperçût pas qu'il n'y en avait aucune où la soumission de ses coreligionnaires fût plus difficile à obtenir. N'était-il pas sensible, en effet, que le gouvernement ne manquerait pas de profiter de cette occasion pour s'immiscer plus ou moins dans le régime intérieur des synagogues, et pour s'attribuer le droit de surveiller la conduite des rabbins ? Or, aux yeux de ceux-ci, c'était, en quelque sorte, porter la main sur l'Arche sainte.
Malgré toutes ces difficultés, augmentées par les dispositions peu bienveillantes du président, il fallait cependant trouver une solution. Nous nous résolûmes, M. Portalis et moi, à une tentative qui fut couronnée d'un plein succès. Étant assurés d'un jour où M. Molé serait absent de Paris, nous en profitâmes pour réunir chez M. Portalis le plus grand nombre possible d'hommes influents, et là, après une séance qui dura plus de six heures, nous parvînmes, à force de bons raisonnements et de douces paroles, à leur faire adopter un projet de règlement aussi bon que nous pouvions le désirer.
L'assemblée générale l'adopta peu de jours après. Un arrêté fut pris en même temps pour supplier Sa Majesté Impériale de donner sa sanction à ce règlement et de vouloir bien concourir au paiement des rabbins ; on lui demandait encore, ce qui ne pouvait que lui être très agréable, de daigner faire connaître aux autorités locales de l'Empire et du royaume d'Italie que son intention était qu'elles se concertassent avec les consistoires pour achever de détruire l'éloignement que semblait avoir la jeunesse israélite pour le noble métier des armes, et obtenir ainsi sa parfaite obéissance aux lois de la conscription.
L'ouverture du grand Sanhédrin ne put avoir lieu que le 9 février 1807 ; les plus distingués, parmi les nouveaux élus, arrivèrent presque tous du royaume d'Italie, notamment des provinces qui avaient fait partie des anciens États véni
tiens. Dès le 9 mars, on vit paraître un acte, par lequel les docteurs de la loi et notables d'Israël réunis faisaient connaître qu'ils s'étaient constitués en grand Sanhédrin, afin de trouver en eux les moyens et la force de rendre des ordonnances religieuses conformes aux principes de leur sainte loi et pouvant servir d'exemple et de règle à tous les Israélites. Ils déclaraient « que cette loi contenait des dispositions religieuses et des dispositions politiques ; que les premières étaient absolues ; mais que les dernières, étant destinées à régir le peuple d'Israël dans la Palestine, ne pouvaient être applicables depuis qu'il ne formait plus un corps de nation. Ainsi la polygamie permise par la loi de Moïse, n'étant qu'une simple faculté et hors d'usage en Occident, devait être considérée comme interdite. En France, l'acte civil du mariage devait précéder l'acte religieux. Nulle répudiation ou divorce ne pouvait avoir lieu que suivant les formes voulues par les lois civiles. Les mariages entre Israélites et chrétiens devaient être considérés comme valables. La loi de Moïse obligeant de regarder comme frères tous les individus des nations qui reconnaissaient un Dieu créateur, tous les Israélites devaient exercer, comme un devoir essentiellement religieux et inhérent à leur croyance, la pratique habituelle et constante, envers tous les hommes reconnaissant un Dieu créateur, des actes de justice et de charité prescrits par les Livres saints.
« Tout Israélite, traité par les lois comme citoyen, devait obéir aux lois de la patrie et se conformer, dans toutes les transactions, aux dispositions des codes qui y étaient en usage. Appelé au service militaire, il était dispensé pendant la durée de ce service de toutes les observances religieuses qui ne pouvaient se concilier avec lui. Les Israélites devaient de préférence exercer les professions mécaniques et libérales et acquérir des propriétés foncières, comme autant de moyens de s'attacher à leur patrie et d'y mériter la considération générale.
«Conformément à la loi de Moïse, l'usure était indistinctement défendue, non seulement d'Hébreu à Hébreu et d'Hébreu à concitoyen d'une autre religion, mais encore avec les étrangers de toutes les nations, cette pratique étant une iniquité abominable aux yeux du Seigneur. »
Il eût été difficile à quelque jurisconsulte et moraliste que ce fût de développer cette dernière prescription avec plus de soin et de force. Cet acte si énergiquement conçu avait été adopté à l'unanimité. L'assemblée générale s'empressa de j
oindre à cet acte une adresse à l'Empereur et un arrêté, destinés l'un et l'autre à en assurer et à en compléter l'effet. Elle amena naturellement l'expression du voeu que, rassurée, par l'heureux effet que devait produire, pour la répression des abus, l'ensemble des décisions qui venaient d'être prises d'une manière si imposante, Sa Majesté daignât considérer, dans sa haute sagesse, s'il ne conviendrait pas de mettre un terme à la suspension des actions hypothécaires, dans les départements frappés par le décret du 30 mai, et si ce terme ne devait pas se rencontrer avec l'expiration du sursis que ce décret avait prescrit.
Elle exprima donc le désir que Sa Majesté voulût bien prendre les mesures qu'elle croirait les plus efficaces pour empêcher qu'à l'avenir quelques Israélites, au moyen des hypothèques qu'ils seraient dans le cas de faire inscrire, ne portassent dans les fortunes des désordres semblables à ceux dont on s'était plaint, et dont trop souvent la honte et le châtiment avaient rejailli sur tous leurs coreligionnaires. Jamais plus d'efforts n'avaient été tentés, avec des intentions plus franches et plus sincères, pour arriver à une réforme depuis si longtemps désirée par tous les esprits éclairés ; mais jamais aussi une pareille occasion n'avait été offerte à la race juive depuis sa dispersion ; bien des siècles peut-être s'écouleront, avant qu'il se produise une circonstance aussi favorable pour elle.
L'Empereur, détourné par des pensées politiques de, l'affaire qui l'avait longtemps préoccupé, négligea de profiter des ouvertures qui lui furent faites. Un nouveau sursis vint s'ajouter à celui dont le décret du 30 mai 1806 avait frappé les créances juives ; la notification qui en fut faite par une simple circulaire ministérielle jeta un grand découragement dans l'esprit de la population juive.
Suivant les ordres que nous avions reçus, le grand Sanhédrin fut dissous le 6 avril 1807 ; les projets de décret furent soumis à la discussion du Conseil d'État. Les idées de l'Empereur s'étaient modifiées dans un sens défavorable aux Juifs, sans doute par suite de l'impression produite sur lui par les populations juives de l'Allemagne et de la Pologne. Le système de M. Molé devait triompher, malgré les efforts de M. Portalis et les miens. Nous parvînmes cependant à faire sanctionner, sans y rien changer, le règlement que nous avions eu tant de peine à faire adopter pour l'organisation du culte juif et pour sa police intérieure dans l'étendue de l'Empire français et du royaume d'Italie.
Les dispositions destinées à régler les effets du sursis vinrent du quartier général de l'Empereur, après un long retard ; elles étaient d'une sévérité qui, je ne crains pas de le dire, outrepassait toutes les règles de l'équité.
J’ai terminé ce que je voulais raconter sur ce singulier et intéressant épisode de mon début dans la carrière politique. Il fut très instructif, non seulement par les choses qu’il m’a mis dans le cas d’apprendre, mais encore par l’aperçu qu’il me donna sur la manière dont se suivaient ou se terminaient les affaires avec l’homme que le destin avait placé si haut au-dessus de nos têtes. Ce me fut un premier avertissement qu’il y avait plus d’incertitude et d’instabilité qu’on ne croyait dans ses plans et ses résolutions. Et cependant, ainsi qu’il n’appartient qu’au génie, ses idées, même fugitives, laissaient des traces profondes ; il est resté de ce grand mouvement deux actes importants : l’organisation en France de la société juive et la déclaration doctrinale du grand Sanhédrin.

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