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LA
BATAILLE DE WATERLOO.
1815.
Waterloo, par Henry Houssaye, de l'Académie française, Paris, Perrin
et Compagnie, 1898, in-8° de 512 p.
De toutes
les grandes batailles du premier Empire, celle de Waterloo restait
à décrire et à analyser.
Les Waterloo Letters,
d'une part, les récits de Müffling, de Wagner, de Damitz, de Clausewitz,
de l'autre, avaient permis de reconstituer avec assez de précision
les opérations des Anglo-Hanovriens et des Prussiens, mais un tableau
d'ensemble, scrupuleux de ressemblance dans ses moindres détails,
ferme et net de ton et de coloris, manquait à la galerie de l'histoire
militaire.
Thiers, Vaulabelle,
Charras, ont laissé un cours trop libre à leur imagination, à leurs
préjugés, à leurs passions, pour faire œuvre strictement véridique.
Un seul historien français, Alfred Nettement, eut l'intuition des
causes de la défaite de Napoléon; et, royaliste ardent, répartit
avec équité les responsabilités dans la défaite de l'Empereur et
de ses lieutenants.
Mais l'historien de
la Restauration ne disposait pas des sources d'informations, des
documents découverts depuis un demi-siècle, et c'est à M. Henry
Houssaye que revient l'honneur d'avoir écrit l'histoire définitive
et complète de la campagne de 1815.
L'occasion m'a été
donnée de rendre hommage, dans la Revue des questions historiques,
au talent d'écrivain de M. Houssaye, avant que ce talent fût consacré
par l'Académie française. Il raconte avec une merveilleuse lucidité
; il scrute avec méthode les plus petits détails, sans perdre de
vue les lignes directrices qui donnent au récit de l'unité et de
la rigidité. Mais quand il s'agit d'apprécier les événements politiques,
de juger les actes et les mobiles de Napoléon, il n'est pas toujours
rigoureusement impartial. Sa partialité, je l'accorde, est involontaire
; elle se manifeste par des tendances, par des interprétations plutôt
que par des affirmations. Il faut reconnaître, d'ailleurs, que dans
cette magistrale étude consacrée à Waterloo, M. Henry Houssaye s'est
affranchi de ses préjugés, et qu'à cet égard il prête infiniment
moins prise à la critique que dans ses précédents ouvrages : 1814
et 1815 (Le Retour de l'île d'Elbe et les Cent-jours).
I.
Au retour
de l'île d'Elbe, Napoléon n'osa pas recourir à une levée extraordinaire
pour doubler l'effectif de l'armée. Il se borna à rappeler les hommes
en congé de semestre et les « absents sans permission, » et encore
le décret d'appel préparé le 28 mars ne fut-il pas rendu public
avant le 9 avril.
L'Empereur se berçait
de l'espoir de maintenir la paix avec les puissances et se sentait
contraint à de grands ménagements vis-à-vis des populations, qui
subissaient à nouveau sa domination sans enthousiasme et sans illusions.
La rente baissa de
8 francs quand le décret parut au Moniteur, et, dans plusieurs
départements de l'Ouest, l'Empereur autorisa les préfets à en suspendre
l'exécution pour éviter des troubles. La garde nationale, bien qu'elle
ne dût pas quitter le territoire, montra peu d'empressement à répondre
aux convocations.
En Bretagne, en Vendée,
on renonça à l'appeler; dans l'Orne on trouva 107 gardes sur 2.160
demandés ; le Pas-de-Calais en fournit 437 sur 7.440, le Gers 98
sur 1.440. A Amiens on afficha une proclamation qui se terminait
ainsi : « Qui a rappelé Buonaparte? L'armée. Eh bien, qu'elle
le défende ! » (1815, p. 10.)
Cependant
l'approche de la guerre et la crainte de l'invasion stimulèrent
l'esprit militaire des départements de l'Est; des soldats retraités,
des canonniers de la marine, des canonniers vétérans formèrent des
corps spéciaux; on mobilisa les gendarmes, les douaniers ; on débarqua
des fusiliers marins, et, à la fin de mai, l'Empereur avait porté
l'armés active de 200.000 à 284.000 hommes et disposait d'une armée
auxiliaire de 222.000 hommes.
Les préparatifs
de la campagne furent menés aussi rapidement qu'il était possible,
étant données les difficultés à surmonter. Il y avait en effet peu
d'argent dans les caisses publiques, peu de munitions dans les arsenaux,
et la constitution des grands commandements et des états-majors
fut laborieuse. Il fallut bien accepter les services de certains
généraux qui s'étaient ralliée à la cause des Bourbons. Dans cette
voie, il était impossible d'éviter l'arbitraire ; on fut impitoyable
pour les uns, très indulgent pour les autres, et le corps d'officiers
de l'armée impériale en ressentit un vrai malaise.
Les commandants
de corps d'armée étaient cependant bien choisis. Comme le dit M.
Henry Houssaye : « Indépendamment de leurs qualités militaires
innées, ils possédaient cette force : l'expérience, et cette vertu
: la jeunesse. » (1815, p. 70.) Le plus âgé avait quarante-neuf
ans, le plus jeune quarante.
Quand Napoléon
fut au courant des projets des alliés et put prévoir la quadruple
invasion dont Paris était le suprême objectif, il se résolut à prendre
hardiment l'offensive, à frapper un grand coup en Belgique, à attaquer
Wellington et Blücher avant qu'ils eussent opéré leur jonction.
Les ordres de concentration furent envoyés dans les premiers jours
de juin et ils étaient merveilleusement rédigés ; le 14 juin, l'Empereur
établit son quartier général à Beaumont; ses troupes (124.000 hommes)
étaient réparties sur un rectangle mesurant huit lieues de large
sur dix kilomètres de long.
Les Anglo-Prussiens
(190.000 hommes) étaient à cette date disséminés sur un front d'au
moins trente-cinq lieues et sur une profondeur de quarante-huit
kilomètres ; Wellington à Bruxelles, Blücher à Namur, ignoraient
complètement la concentration opérée par l'armée française et la
marche offensive commencée par l'Empereur.
Avant d'avoir
tiré un coup de fusil, la campagne stratégique paraissait terminée,
et la victoire restait fidèle à l'aigle impériale. Le plan conçu
par Napoléon était digne de son génie, les préparatifs de son exécution
avaient complètement réussi. Aucun tacticien comme Jomini, l'archiduc
Charles ou Gneisenau, aucun homme de guerre expérimenté n'eût prédit
le désastre qui allait avoir pour théâtre les avant-plateaux de
la forêt de Soignes.
II.
C'est dans
la matinée du 15 juin que les avant-gardes françaises franchirent
la frontière belge. Le départ du général de Bourmont causa un certain
trouble moral, et le retard du corps de Vandamme à se mettre en
mouvement rendit plus laborieux le passage de la Sambre, mais Charleroi
fut pris, et les troupes de Pirch, vivement poursuivies, se retirèrent
au delà de Fleurus.
Le succès de la journée
eût pu cependant être plus complet si Vandamme avait obéi à Grouchy
au lieu de s'arrêter à hauteur des bois de Soleillemont, mais l'Empereur
avait négligé de l'informer qu'il avait donné au maréchal Grouchy
le commandement de l'aile droite. De son côté, Ney s'était avancé
timidement sur la route de Bruxelles et il avait laissé le jeune
prince Bernard de Saxe-Weimar occuper avec quatre bataillons de
Nassau la forte position des Quatre-Bras.
L'exécution
de la première partie du plan de Napoléon, qui consistait à s'établir
entre les deux armées ennemies pour les séparer, s'accomplissait
plus lentement qu'on ne l'eût voulu, mais son succès n'était nullement
compromis. L'empereur eut le tort de croire que les alliés, déconcertés
par son mouvement offensif, allaient se replier sur leurs bases
d'opérations respectives, les Anglais vers Ostende et Anvers, les
Prussiens sur Liège et Maëstricht. Il ne voulut pas modifier ses
instructions quand les masses de Blücher se déployèrent derrière
Sombreffe (1). On sait la
lutte acharnée qui se poursuivit à Saint-Amand et à Ligny, tandis
que Ney, resté inactif toute la matinée du 16, se heurtait dans
l'après-midi aux troupes de Wellington fortement établies et renforcées,
et que Drouet d'Erlon, recevant heure par heure des ordres contradictoires
de l'Empereur et de Ney, oscillait entre les zones
d'action des deux batailles et ne coopérait ni à l'écrasement des
Prussiens ni à l'enlèvement des Quatre-Bras.
Les Souvenirs
du général de Salle, commandant l'artillerie du premier corps (2),
et la relation de Durutte ont permis de préciser les marches et
contremarches de Drouet d'Erlon et de réfuter une assertion fantaisiste
de Thiers au sujet du rappel de la division Durutte par le maréchal
Ney.
III.
La retraite
de l'armée prussienne rendait encore possible la réalisation du
plan stratégique de Napoléon ; un corps d'armée suffisait pour parer
à un retour offensif de Blücher, et l'on pouvait, avec tout le reste
de l'armée, venir et bout de la ténacité des Anglo-Nassaviens. Mais
il n'y avait plus de fautes à commettre et pas de temps à perdre.
Or, on allait perdre encore du temps et commettre de lourdes fautes.
La journée
du 17 fut mal employée. Sans doute, certains corps avaient besoin
de repos, mais d'autres n'avaient pas été engagés et étaient pleins
d'ardeur et d'entrain. Il fallait surtout ne pas perdre le contact
des Prussiens et s'assurer de la ligne de retraite qu'ils allaient
suivre. Napoléon crut a priori que leur armée se dirigeait
tout entière sur Namur, de même qu'il imagina qu'une simple arrière-garde
occupait les Quatre-Bras. Les deux hypothèses méritaient en tout
cas d'être contrôlées par des reconnaissances et au besoin des engagements
sérieux. L'Empereur se contenta de quelques rapports vagues et d'une
dépêche du général Pajol annonçant la prise d'un certain nombre
de traînards sur la route de Namur (1815, p. 200). Il donna au maréchal
Grouchy les corps de. Vandamme et de Gérard, la division Teste,
une nombreuse cavalerie et lui prescrivit de se mettre à la poursuite
de Blücher. Grouchy était venu aux ordres. L'Empereur le garda,
visita avec lui le champ de bataille de Ligny, se fit acclamer par
ses troupes au bivouac, causa longuement avec plusieurs généraux
de l'état de l'opinion à Paris, de Fouché, du Corps législatif.
Grouchy, qui, au départ de Fleurus, avait déjà demandé des ordres
et à qui Napoléon avait répondu avec humeur : « Je vous les donnerai
quand je le jugerai convenable, » n'osa insister et regagna
son quartier général.
Peu d'instants après
son départ, l'Empereur crut devoir donner des instructions précises
à Grouchy et il dicta à Bertrand un ordre de mouvement qui débutait
ainsi: « Rendez-vous à Gembloux avec les corps de cavalerie
des généraux Pajol et Exelmans, la cavalerie légère
du 4e corps, la division Teste et les 3e et
4e corps d'infanterie. Vous vous ferez éclairer dans
la direction de Namur et de Maëstricht, et vous poursuivrez l'ennemi.
Éclairez la marche et instruisez-moi de ses mouvements, de manière
que je puisse pénétrer ce qu'il veut faire.
» (3)
Et pour bien marquer qu'il ne doutait pas de la direction prise
par les Prussiens, l'Empereur ordonnait de faire occuper Namur évacué
par quelques bataillons de garde nationale empruntée à la division
de Charlemont.
Cependant nos avant-postes
avaient totalement perdu le contact avec les Prussiens, qui, dès
l'aube, sur l'ordre de Gneisenau, avaient pris la route de Wavre
et se rapprochaient de la vallée de la Dyle.
Wellington, informé
de ce mouvement par le général Zieten, à qui il avait envoyé un
aide de camp, se décida à battre en retraite de son côté et à choisir
de nouvelles positions défensives en avant de la forêt de Soignes.
Ney lui laissa à loisir
exécuter cette opération. Par suite de la négligence de l'Empereur
et du major général, il était resté toute la nuit dans l'ignorance
de la victoire de Ligny ; mais, dans la matinée, il n'avait fait
pas opérer une seule reconnaissance et croyait avoir devant lui
toute l'armée anglaise. (4)
La cavalerie
de lord Uxbridge couvrit la retraite des Anglais. Napoléon la pourchassa
en personne et mit en branle tous les corps du prince de la Moskowa,
mais il était sept heures du soir quand on démasqua les forces de
Wellington rangées en bataille sur la crête du plateau dont la ferme
de Mont-Saint-Jean forme le centre.
Sur les neuf heures,
le général Milhaud rendit compte que, dans sa marche de Marbais
sur les Quatre-Bras, il avait reconnu une colonne de cavalerie prussienne
sur la route de Tilly à Wavre, et Napoléon, dans le Mémorial,
dit expressément qu'il envoya à dix heures du soir l'ordre à Grouchy
de porter un détachement de 7.000 hommes à Saint-Lambert pour se
relier à la droite de l'armée impériale, et de marcher ensuite avec
toutes ses troupes sur ce point. Cet ordre, reproduit par Gourgaud
en termes un peu différents(5),
n'a jamais dû être envoyé. La meilleure preuve en est que, le lendemain
matin à dix heures, Napoléon adressa des instructions plus vagues
à Grouchy, dans lesquelles il était question de Wavre et non de
Saint-Lambert, et qui sont relatées dans le registre du major général
(1815, p. 271).
A l'aube,
arriva une lettre de Grouchy portant que les Prussiens semblaient
se retirer sur deux colonnes, l'une vers Liège, l'autre vers Wavre.
L'Empereur laissa passer six heures avant de songer à compléter
les renseignements de son lieutenant et à lui transmettre des instructions
nouvelles. Il croyait que le pâle soleil, qui commençait à poindre
après une nuit de pluie torrentielle, « allait éclairer la perte
de l'armée anglaise » (6).
Les péripéties
du grand drame militaire qui se joua dans la journée du 18 n'ont
besoin d'être ni rappelées ni résumées ; elles sont présentes à
toutes les mémoires. L'unique objectif de Wellington était de résister
sur ses positions jusqu'à l'entrée en ligne de l'armée prussienne.
L'attaque tardive des Français (le premier coup de canon ne fut
tiré qu'à onze heures et demie) augmenta ses chances de succès.
Les charges folles de la cavalerie du maréchal Ney ne purent briser
les carrés de l'infanterie anglaise, et après avoir pris par trois
fois position sur le terrible plateau, les Français furent obligés
de l'abandonner.
L'entrée en ligne
du corps de Bulow, bientôt suivi de celui de Zieten, précipite les
événements. L'Empereur tente un effort désespéré et lance à l'assaut
de Mont-Saint-Jean cinq bataillons de la moyenne garde.
Leur bouche, d'un seul cri, dit : « Vive I'Empereur!
»
Puis à pas lents, musique
en tête, sans fureur,
Tranquille, souriant à la
mitraille anglaise,
La garde impériale entra
dans la fournaise.
Son héroïsme fut
inutile. Fusillée à bout portant, prise en écharpe par le général
Chassé, cette troupe d'élite, écrasée, redescendit les pentes du
plateau, et le cri: « la garde recule ! » retentit, ainsi que le
dit M. H. Houssaye, comme le glas de l'armée et de son chef. On
sentit que tout était fini, et c'était vrai.
IV.
Les historiens
de Napoléon ont longuement débattu les causes de la défaite de Waterloo.
Les uns, partant du principe que le vainqueur de Marengo et d'Austerlitz
ne pouvait avoir commis de fautes graves, rejetaient sur son chef
d'état-major et sur ses lieutenants la responsabilité du désastre
; d'autres incriminaient uniquement Grouchy; enfin quelques-uns
prétendaient que l'Empereur n'avait plus conservé que l'apparence
de son génie. Fatigué, malade, il était plongé « dans une espèce
d'apathie » (7) et incapable
d'exercer effectivement le commandement de son armée.
Il y a
une part de vérité dans ces opinions opposées, mais la principale
cause de l'effondrement de la puissance militaire de Napoléon est
une cause morale. M. Henry Houssaye ne le nie pas - " Les
chefs sont hésitants, apathiques, sans zèle, sans initiative, sans
entrain. Il semble qu'ils n'aient plus foi dans la fortune napoléonienne,
qu'ils ne veuillent s'avancer qu'à pas comptés hors de la frontière....
La puissante machine de guerre qu'a construite Napoléon parait usée
ou faussée. » (1815, p. 469-470.)
Cette campagne
de quatre jours n'a aucun rapport, du reste, avec les autres guerres
de l'épopée impériale. Napoléon ne lutte pas seulement contre des
puissances ennemies : il lutte contre la destinée, cette force des
choses qui est une loi de Dieu. Il commande à ses soldats et non
plus à son peuple. Il a conscience que son pouvoir ne résistera
pas à une défaite. Son armée, qui l'a replacé sur le trône, ne lui
inspire plus la même confiance qu'autrefois ; il n'a qu'une estime
relative pour des généraux et des officiers ayant forfait à l'honneur
en violant leurs serments. Sans doute le courage ne leur fera pas
défaut dans la bataille, mais des préoccupations, des arrière-pensées
les hanteront jusqu'au milieu de la mêlée.
Dans la matinée
du 17, alors qu'il n'y avait pas une minute à perdre pour précipiter
la retraite des Prussiens et tirer parti de la victoire de Ligny,
l'Empereur passait deux heures à visiter les bivouacs pour se griser
encore du bruit des acclamations, et ne pouvait s'empêcher d'entretenir
ses généraux de l'état de l'opinion à Paris, des intentions du Corps
législatif, de l'attitude de Fouché.
Le plan
de Napoléon était simple, logique, admirablement conçu dans son
ensemble. Le colonel Chesney admet lui-même que « la balance
de la stratégie penchait du côté des Français. » Les fautes
qui entravèrent son exécution furent nombreuses et s'expliquent
plus aisément par la philosophie que par l'art militaire.
Au cours de ses longues
guerres victorieuses, l'Empereur, sûr de son génie, protégé par
le Dieu des armées, doué d'une prestigieuse activité de corps et
d'esprit, n'exigeait de ses généraux qu'une obéissance ponctuelle
à ses ordres. Ses ordres étaient précis et détaillés; rarement ils
prévoyaient plusieurs hypothèses, et ils ne laissaient aucune place
aux interprétations personnelles. Dressés
à cette école, pénétrés d'une admiration sans bornes pour l'Empereur,
les généraux manquaient presque tous d'initiative ; et leur responsabilité
avait toujours été limitée à la stricte et rigoureuse exécution
des instructions reçues.
Faut-il alors s'étonner
que Ney, Drouet d'Erlon, Grouchy, se soient montrés timides, hésitants,
dans les journées des 16, 17 et 18 juin ? Autrefois l'Empereur était
partout, voyait tout, surveillait tout; pendant ces mémorables journées,
il chevauchait peu, voyait mal, était insuffisamment renseigné.
Ses ordres, tardivement transmis et mal précisés par le major général,
jetaient l'indécision dans l'esprit de ceux qui les recevaient.
On attendait des instructions complémentaires qui ne venaient pas
ou n'expliquaient rien, et aucun commandant de corps d'armée n'osait
prendre sur lui d'engager une action ou d'effectuer un mouvement
à la fois hardi et raisonné que l'Empereur n'avait pas prévu.
Tout autre
est l'idée que se font de leur rôle les lieutenants de Wellington
et de Blücher. Dans la journée du 15, le jeune prince Bernard de
Saxe-Weimar, prévenu fortuitement du passage de la Sambre par les
Français, occupe de sa propre autorité, avec quatre bataillons de
Nassau, la forte position stratégique des Quatre-Bras, où il tint
en échec l'avant-garde de Ney.
Wellington, avant de
se rendre au bal de la duchesse de Richmond, avait prescrit à ses
troupes un mouvement tendant à dégarnir la route de Charleroi à
Bruxelles, pour couvrir celle de Mons, que rien ne menaçait. Le
chef d'état-major du prince d'Orange, Constant Rebecque, avisé de
l'approche des Français, donna proprio motu des instructions
contraires, qu'il justifia par ces simples mots " On ne
peut connaître à Bruxelles l'exacte situation des choses. »
(1815, p. 150.)
Blücher
avait disparu, on le croyait mort ou prisonnier, quand Gneisenau
donna l'ordre de battre en retraite sur Tilly et Wavre, et cette
initiative eut le résultat décisif que l'on sait.
Enfin, dans la soirée
du 18, quand Zieten déboucha d'Ohain, il reçut de Blücher l'ordre
de se porter sur Plancenoit; mais, avisé par Müffling de ce qui
se passait au Mont-Saint-Jean, il se dirigea - non sans quelque
hésitation cependant - sur la gauche anglaise.
Livrés
à eux-mêmes, les lieutenants de Napoléon n'étaient cependant pas
dépourvus de qualités militaires et d'esprit d'initiative. Le maréchal
Grouchy, sur qui l'on s'acharna si longtemps à faire retomber toutes
les responsabilités du désastre, allait en donner une preuve éclatante.
Dans la matinée du 19, le lendemain de Waterloo, il inflige un sanglant
échec à Thielmann, puis, informé de l'effondrement de l'armée impériale,
il prend avec sang-froid ses dispositions stratégiques,
se retire dans le plus grand ordre, faisant face aux corps de Thielmann
et de Pirch, quand ils le serrent de trop près, résiste plusieurs
heures dans Namur, et le 21 son armée tout entière était rassemblée
sous le canon de Givet (8).
M. Henry
Houssaye affirme, assez témérairement, étant donnés les documents
cités au cours de son onvrage, que jamais Napoléon n'exerça plus
effectivement le commandement qu'à Waterloo, et que jamais son action
ne fut plus directe. La vérité est que, pendant si longtemps favorisé
par la fortune, il avait joué le rôle de " sergent de bataille
» condamné par Maurice de Saxe. Ce rôle, il ne le joua plus ou le
joua mal du 16 au 18 juin ; ses lieutenants crurent qu'il le remplissait
toujours, et ce fut là l'unique grief qui peut leur être imputé.
Dans la
Guerre et la Paix, Tolstoï a caractérisé la manière dont le
général Bagration exerçait son haut commandement en 1805 :
« Le prince André écoutait
avec attention les observations échangées entre le prince Bagration
et les différents chefs et les ordres qui s'ensuivaient.
« Il fut très surpris
de voir qu'on réalité le prince Bagration ne donnait aucun ordre
et cherchait tout bonnement à faire croire que ses intentions personnelles
étaient en parfait accord avec ce qui était en réalité le simple
effort de la force des circonstances, de la volonté de ses subordonnés
et des caprices du hasard. Et cependant, malgré la tournure que
les événements prenaient en dehors de ses prévisions, le prince
André s'avouait que sa conduite, pleine de tact, donnait à sa présence
une grande valeur. Rien qu'à le voir, ceux qui l'approchaient avec
des figures décomposées sentaient le calme leur revenir; officiers
et soldats le saluaient gaiement et, s'excitant les uns les autres,
faisaient montre devant lui de leur courage. » (9)
Le grand
écrivain russe a quelque peu rétréci la mission et les devoirs d'un
chef d'armée, mais Napoléon ne les avait-il pas exagérés et, par
suite, légèrement faussés ?
L'Empereur avait
eu le sourire de la fortune dans la plénitude de son génie. La fortune
s'était lassée, et le génie était à son déclin au lendemain de Ligny
et au soir de Waterloo.
ROGER
LAMBELIN.
Notes.
(1.)
Wagner, IV, 21. (Retour au texte.)
(2.)
Nouvelle Revue, 13 janvier 1895. (Retour au texte.)
(3.)
Archives de la guerre. Armée du Nord. Au maréchal Grouchy, "dicté
par l'empereur au grand maréchal en l'absence du major général".
(Retour au texte.)
(4.)
Archives de la guerre. Fragment des Mémoires de Molitor.
(Retour au texte.)
(5.)
Campagne de 1815, par Gourgaud, p. 82. (Retour au
texte.)
(6.)
Napoléon, Mémoires, p. 122. (Retour
au texte.)
(7.)
Études sur Napoléon, par le lieutenant-colonel de Baudus, aide de
camp du maréchal Bessières et du maréchal Soult. (Retour
au texte.)
(8.)
Dans ses Conférences sur Waterloo, le colonel Chesney a
qualifié, avec un peu d'exagération toutefois, cette marche de Grouchy
de Wavre à Givet : une des plus étonnantes retraites de l'histoire
militaire moderne. (Retour au texte.)
(9.)
La Guerre et la Paix. Paris, Hachette, 1881. T. 1, p. 202-203.
(Retour au texte.)
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