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Dernière modification: 27/12/2002

Mémoires de Talleyrand

Les Mémoires du Prince de Talleyrand ont été publiés en 1891 par le duc de Broglie.

 

De 1802 à 1805

(...)

Après les conférences tenues à Lunéville entre Joseph Bonaparte et le comte de Cobenzl, on signa bientôt le traité, et la paix générale se trouva ainsi à peu près rétablie sur le continent.

Peu de temps auparavant, une, convention faite avec les États-Unis, signée à Mortefontaine aussi par Joseph Bonaparte, avait terminé tous les différends qui existaient entre la république française et cette puissance.

L'Angleterre, sans alliés au dehors, et éprouvant quelques embarras au dedans, sentit elle-même le besoin de la paix. Les préliminaires, après des débats assez curieux par tout ce qu'il y eut d'esprit employé pour et contre un armistice maritime, en furent conclus à Londres entre M. Addington et M. Otto. C'est à Amiens, que lord Cornwallis et Joseph Bonaparte signèrent le traité définitif. La France qui avait perdu toutes ses colonies, les recouvra toutes, sans qu'elle eût elle-même rien à restituer. Peut-être son honneur eût-il à souffrir de ce qu'elle laissa tout le poids des compensations à la charge de l'Espagne et de la Hollande, ses alliées, qui n'avaient été engagées dans la guerre que pour elle et par elle. Mais c'est là une de ces observations que peu de gens font, et qui ne s'offrent jamais d'elles-mêmes à l'esprit de la multitude, accoutumée à prendre les succès de la mauvaise foi pour de l'habileté.

Je ne dois pas omettre qu'un des articles du traité d'Amiens stipulait l'abandon de Malte par les Anglais. Bonaparte qui, en s'emparant de cette île célèbre, avait changé le sort de la Méditerranée, mettait un grand prix à la faire restituer à ses anciens maîtres, et détestait de m'entendre dire que j'aurais volontiers laissé Malte aux Anglais en toute propriété, pourvu que le traité eut été signé par M. Pitt ou par M. Fox, au lieu de l'être par M. Addington.

Antérieurement à ces traités, une espèce de convention ou d'accord avait mis fin à la guerre civile, rallumée dans la Vendée et les provinces de l'ouest.

Lors de la bataille de Marengo un lien secret se forma entre Bonaparte et la cour de Rome. Il avait eu à Milan plusieurs conférences avec un envoyé du pape Pie VII, élu à Venise comme successeur de Pie VI : ces conférences ont été le point de départ du concordat, signé plus tard à Paris par le cardinal Consalvi. Cet accord et sa ratification immédiate réconcilièrent la France avec le Saint-Siège, sans autre opposition que celle de quelques militaires, fort braves gens d'ailleurs, mais dont l'esprit ne s'élevait pas jusqu'à une conception de ce genre.

C'est après cette grande réconciliation avec l'Église, à laquelle j'avais puissamment contribué, que Bonaparte obtint du pape un bref pour ma sécularisation. Ce bref est daté de Saint-Pierre de Rome le 29 juin 1802.

Il me semble que rien n'exprime mieux l'indulgence de Pie VII à mon égard, que ce qu'il disait un jour au cardinal Consalvi, en parlant de moi: « M. de Talleyrand !! ah! ah ! Que Dieu ait son âme, mais moi je l'aime beaucoup! !»

La Suisse, que le directoire, dirigé par MM. La Harpe et Ochs, avait voulu transformer en une république une et indivisible, était redevenue, comme elle désirait de l'être, une confédération avec les anciennes ligues ; et cela, en vertu d'un acte appelé acte de médiation parce que la France avait servi de médiatrice entre tous les cantons anciens et nouveaux.

L'Espagne, par le traité de Bâle, avait rétrocédé la Louisiane à la France qui la rendit aux États-Unis (30 avril 1803). Ceux-ci retinrent une partie du prix comme indemnité pour les pertes commerciales que les Américains avaient éprouvées, à la suite des absurdes décrets de la Convention.

La Porte ottomane, le Portugal, les Deux-Siciles avaient renoué leurs anciens liens d'amitié et de commerce avec la France.

La distribution des territoires sécularisés en Allemagne se faisait sous la double médiation de la France et de la Russie.

On peut le dire sans la moindre exagération, à l'époque de la paix d'Amiens, la France jouissait au dehors, d'une puissance, d'une gloire, d'une influence telles, que l'esprit le plus ambitieux ne pouvait rien désirer au delà pour sa patrie. Et ce qui rendait cette situation plus merveilleuse encore, c'était la rapidité avec laquelle elle avait été créée. En moins de deux ans et demi, c'est-à-dire du 18 brumaire (9 novembre 1799) au 25 mars 1802, date de la paix d'Amiens, la France avait passé de l'avilissement où le directoire l'avait plongée, au premier rang en Europe.

Tout en s'occupant des affaires du dehors, Bonaparte n'avait pas négligé celles de l'intérieur. Son incroyable activité suffisait à tout. Il avait donné de nouveaux règlements à l'administration qu'il avait rendue le plus possible monarchique. Il avait habilement rétabli l'ordre dans les finances. Les ministres du culte étaient honorés. Non content de comprimer les partis, il avait cherché à se les attacher, et il y avait, jusqu'à un certain point réussi. La qualité d'ancien émigré, ni celle d'ancien jacobin n'étaient pour rien des titres d'exclusion. Afin d'isoler davantage Louis XVIII et lui ôter, comme il disait, l'air de roi qu'une nombreuse émigration lui donnait, il avait permis à beaucoup d'émigrés de rentrer en France. Il employait les uns et les autres, il en approchait de sa personne. Les jacobins oubliaient leur aversion pour l'autorité d'un seul ; les émigrés étaient amenés à regretter moins que cette autorité eût passé en d'autres mains.

Malgré les troubles prolongés de la Révolution, les arts industriels avaient pris en France un grand essor. Beaucoup de capitaux avaient suivi cette direction. Pour atteindre un haut point de prospérité intérieure, il ne fallait que de la sécurité, et l'opinion générale de la France était que Bonaparte l'avait donnée.

Ainsi ceux qui avaient concouru à le porter au pouvoir, avaient lieu de s'en féliciter. Il avait usé de son autorité de manière à la rendre utile, même à la faire aimer. On pouvait croire qu'il venait de mettre un terme à la Révolution. En réhabilitant le pouvoir, il était devenu l'auxiliaire de tous les trônes. L'influence salutaire qu'il avait acquise donnait au consulat, en Europe, la consistance d'un gouvernement ancien. Des conspirations, à l'une desquelles il avait miraculeusement échappé, avaient fortifié les sentiments que lui portaient les amis de l'ordre. Aussi, lorsque ses deux collègues proposèrent à la France, réunie en assemblées primaires de le nommer premier consul à vie, cette proposition reçut-elle la presque unanimité des suffrages.

 De leur côté les députés de la république cisalpine se rendirent à Lyon, afin d'obtenir du premier consul une organisation définitive pour leur pays. Quoique les affaires qui devaient être traitées à Lyon ne fussent pas dans mes attributions, Bonaparte se servit beaucoup de moi pour les conduire. J'avais dû le précéder dans cette ville, pour y voir les membres de la députation. Il ne s'en rapportait pour des affaires aussi délicates, ni à ce que faisait, ni à ce que disait M. Chaptal, son ministre de l'intérieur, qu'il trouvait lourd, vain, sans esprit et qu'il ne gardait alors que pour ne pas faire trop de peine à Cambacérès qui le protégeait. En arrivant à Lyon, je vis M. de Melzi que je connaissais depuis longtemps, et je m'ouvris à lui, non pas sur ce que le premier consul désirait, mais sur ce qu'il fallait que la république cisalpine demandât. En peu de jours je parvins à mon but. Au moment où Bonaparte arriva à Lyon, tout était préparé. Dès le second jour, les principaux Milanais le pressèrent d'accepter la présidence à vie, et par reconnaissance, il consentit à substituer au nom de république cisalpine celui de royaume d'Italie (République) et à nommer vice-président M. de Melzi, qui, lui ayant présenté les clefs de Milan lors de la première invasion, se trouvait assez compromis envers l'Autriche pour que Bonaparte osât lui donner toute sa confiance.

Jusqu'à la paix d'Amiens, Bonaparte avait pu commettre bien des fautes, car quel homme en est exempt ? Mais il n'avait point manifesté de desseins à l'exécution desquels un Français, ami de son pays, pût faire difficulté de concourir. On pouvait n'être pas toujours d'accord avec lui sur les moyens, mais l'utilité du but ne pouvait être contestée, dans le temps où, évidemment, il n'était autre que de finir la guerre extérieure, d'une part; et de finir, d'autre part, la révolution par le rétablissement de la royauté, qu'il était alors, je l'affirme, impossible de rétablir au profit des héritiers légitimes du dernier roi.

La paix d'Amiens était à peine conclue, que la modération commença à abandonner Bonaparte; cette paix n'avait pas encore reçu sa complète exécution, qu'il jetait déjà les semences de nouvelles guerres qui devaient après avoir accablé l'Europe et la France, le conduire lui-même à sa ruine.

Le Piémont aurait dû être restitué au roi de Sardaigne immédiatement après la paix de Lunéville : il n'était qu'en dépôt entre les mains de la France. Le restituer aurait été à la fois un acte de justice rigoureuse et de très sage politique. Bonaparte, au contraire, le réunit à la France. Je fis de vains efforts pour le détourner de cette mesure. Il croyait qu'elle était dans son intérêt personnel, son amour-propre lui paraissait la réclamer, et il prévalut contre tous les conseils de la prudence,.

Quoiqu'il eût par ses victoires contribué à l'agrandissement de la France, aucun des territoires dont elle s'était récemment agrandie n'avait pourtant été conquis par les armées qu'il avait commandées. C'était sous la Convention que le comtat d'Avignon, la Savoie, la Belgique, la rive gauche du Rhin avaient été réunis à la France ; et Bonaparte ne pouvait personnellement réclamer aucune de ces conquêtes comme venant de lui. Régner, et régner héréditairement, comme il aspirait à le faire sur un pays agrandi par des chefs autrefois ses égaux, et qu'il voulait avoir pour sujets, lui paraissait presque humiliant, et pouvait d'ailleurs amener des oppositions qu'il tenait à éviter. C'est ainsi que, pour justifier ses prétentions au titre souverain, il jugea nécessaire d'ajouter à la France des possessions qu'elle tînt de lui. Il avait été le conquérant du Piémont en 1796, ce qui lui semblait désigner ce pays comme propre à remplir ses vues. Il en fit donc prononcer par le Sénat la réunion à la France, n'imaginant pas que personne lui demandât raison d'une violation aussi monstrueuse de ce que le droit des gens a de plus sacré. Son illusion ne devait pas être de longue durée.

Le gouvernement anglais, qui n'avait fait la paix que par nécessité, sorti des embarras intérieurs qui la lui avaient rendue presque indispensable, n'ayant point encore restitué Malte, et désirant la garder, saisit l'occasion que lui offrait la réunion du Piémont à la France, et reprit les armes.

Cet événement hâta la résolution de Bonaparte de transformer le consulat à vie en monarchie héréditaire. Les Anglais avaient jeté sur les côtes de Bretagne quelques émigrés dévoués et très entreprenants. Bonaparte profita de cette conspiration dans laquelle il s'était flatté d'envelopper à la fois, Dumouriez, Pichegru et Moreau, ses trois rivaux de gloire, pour se faire donner par le Sénat le titre d'empereur. Mais ce titre, qu'avec de la modération et de la sagesse il aurait également obtenu, quoique peut-être plus tard, devint le prix de la violence et du crime. Il monta sur le trône, mais sur un trône souillé du sang de l'innocence, et d'un sang que d'antiques et glorieux souvenirs rendaient cher à la France.

La mort violente et inexpliquée de Pichegru, les moyens employés pour obtenir la condamnation de Moreau, pouvaient être mis sur le compte de la politique; mais l'assassinat du due d'Enghien, commis uniquement pour s'assurer, en se plaçant dans leurs rangs, ceux à qui la mort de Louis XVI faisait craindre toute espèce de pouvoir ne venant pas d'eux, cet assassinat, dis-je, ne pouvait être ni excusé ni pardonné, et il ne l'a jamais été ; aussi Bonaparte a-t-il été réduit à s'en vanter.

La nouvelle guerre dans laquelle Bonaparte se trouvait engagé avec l'Angleterre exigeant l'emploi de toutes ses ressources, il ne fallait que la prudence la plus vulgaire pour ne rien entreprendre qui pût exciter les puissances du continent à faire cause commune avec son ennemie. Mais la vanité l'emporta encore. Il ne lui suffisait plus d'avoir été proclamé sous le nom de Napoléon, empereur des Français, il ne lui suffisait pas d'avoir été sacré par le Souverain Pontife; il voulait encore être roi d'Italie, pour être empereur et roi, aussi bien que le chef de la maison d'Autriche. En conséquence il se fait couronner à Milan, et, au lieu de prendre simplement le titre de roi de Lombardie, il choisit le titre plus ambitieux, et par cela même plus alarmant de roi d'Italie, comme si son dessein était de soumettre l'Italie entière à son sceptre ; et pour qu'il y eut moins de doute sur ses intentions, Gênes et Lucques, où ses agents avaient assez habilement répandu l'effroi, lui envoyèrent des députations par l'organe desquelles, l'une se donne à lui, l'autre demande un souverain de son nom ; et toutes deux sous des formes différentes, font dès lors partie de ce que pour la première fois, on commença à appeler le grand empire.

Les conséquences de cette conduite furent telles qu'il était naturel de le prévoir. L'Autriche, arme, et la guerre continentale devient imminente. Alors Napoléon essaye des négociations de tout côté. Il tente d'attirer la Prusse dans son alliance en lui offrant le Hanovre, et quand la chose est sur le point de réussir, il la fait échouer en envoyant à Berlin le général Duroc qui, par sa rudesse maladroite, détruisit les bons effets des démarches faites précédemment d'après mes instructions, par M. de la Forest qui y était ministre de France.

L'empereur fut plus heureux avec les électeurs de Bavière, de Wurtemberg et de Bade, qu'il maintint cette fois dans son alliance.

(...)

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