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Après les conférences tenues à Lunéville
entre Joseph Bonaparte et le comte de Cobenzl, on signa bientôt
le traité, et la paix générale se trouva ainsi à peu près rétablie
sur le continent.
Peu de temps auparavant, une, convention
faite avec les États-Unis, signée à Mortefontaine aussi par Joseph
Bonaparte, avait terminé tous les différends qui existaient entre
la république française et cette puissance.
L'Angleterre, sans alliés au dehors,
et éprouvant quelques embarras au dedans, sentit elle-même le besoin
de la paix. Les préliminaires, après des débats assez curieux par
tout ce qu'il y eut d'esprit employé pour et contre un armistice
maritime, en furent conclus à Londres entre M. Addington et M. Otto.
C'est à Amiens, que lord Cornwallis et Joseph Bonaparte signèrent
le traité définitif. La France qui avait perdu toutes ses colonies,
les recouvra toutes, sans qu'elle eût elle-même rien à restituer.
Peut-être son honneur eût-il à souffrir de ce qu'elle laissa tout
le poids des compensations à la charge de l'Espagne et de la Hollande,
ses alliées, qui n'avaient été engagées dans la guerre que pour
elle et par elle. Mais c'est là une de ces observations que peu
de gens font, et qui ne s'offrent jamais d'elles-mêmes à l'esprit
de la multitude, accoutumée à prendre les succès de la mauvaise
foi pour de l'habileté.
Je ne dois pas omettre qu'un des
articles du traité d'Amiens stipulait l'abandon de Malte par les
Anglais. Bonaparte qui, en s'emparant de cette île célèbre, avait
changé le sort de la Méditerranée, mettait un grand prix à la faire
restituer à ses anciens maîtres, et détestait de m'entendre dire
que j'aurais volontiers laissé Malte aux Anglais en toute propriété,
pourvu que le traité eut été signé par M. Pitt ou par M. Fox, au
lieu de l'être par M. Addington.
Antérieurement à ces traités, une
espèce de convention ou d'accord avait mis fin à la guerre civile,
rallumée dans la Vendée et les provinces de l'ouest.
Lors de la bataille de Marengo un
lien secret se forma entre Bonaparte et la cour de Rome. Il avait
eu à Milan plusieurs conférences avec un envoyé du pape Pie VII,
élu à Venise comme successeur de Pie VI : ces conférences ont été
le point de départ du concordat, signé plus tard à Paris par le
cardinal Consalvi. Cet accord et sa ratification immédiate réconcilièrent
la France avec le Saint-Siège, sans autre opposition que celle de
quelques militaires, fort braves gens d'ailleurs, mais dont l'esprit
ne s'élevait pas jusqu'à une conception de ce genre.
C'est après cette grande réconciliation
avec l'Église, à laquelle j'avais puissamment contribué, que Bonaparte
obtint du pape un bref pour ma sécularisation. Ce bref est daté
de Saint-Pierre de Rome le 29 juin 1802.
Il me semble que rien n'exprime
mieux l'indulgence de Pie VII à mon égard, que ce qu'il disait un
jour au cardinal Consalvi, en parlant de moi: « M. de Talleyrand
!! ah! ah ! Que Dieu ait son âme, mais moi je l'aime beaucoup! !»
La Suisse, que le directoire, dirigé
par MM. La Harpe et Ochs, avait voulu transformer en une république
une et indivisible, était redevenue, comme elle désirait de l'être,
une confédération avec les anciennes ligues ; et cela, en vertu
d'un acte appelé acte de médiation parce que la France avait servi
de médiatrice entre tous les cantons anciens et nouveaux.
L'Espagne, par le traité de Bâle,
avait rétrocédé la Louisiane à la France qui la rendit aux États-Unis
(30 avril 1803). Ceux-ci retinrent une partie du prix comme indemnité
pour les pertes commerciales que les Américains avaient éprouvées,
à la suite des absurdes décrets de la Convention.
La Porte ottomane, le Portugal,
les Deux-Siciles avaient renoué leurs anciens liens d'amitié et
de commerce avec la France.
La distribution des territoires
sécularisés en Allemagne se faisait sous la double médiation de
la France et de la Russie.
On peut le dire sans la moindre
exagération, à l'époque de la paix d'Amiens, la France jouissait
au dehors, d'une puissance, d'une gloire, d'une influence telles,
que l'esprit le plus ambitieux ne pouvait rien désirer au delà pour
sa patrie. Et ce qui rendait cette situation plus merveilleuse encore,
c'était la rapidité avec laquelle elle avait été créée. En moins
de deux ans et demi, c'est-à-dire du 18 brumaire (9 novembre 1799)
au 25 mars 1802, date de la paix d'Amiens, la France avait passé
de l'avilissement où le directoire l'avait plongée, au premier rang
en Europe.
Tout en s'occupant des affaires
du dehors, Bonaparte n'avait pas négligé celles de l'intérieur.
Son incroyable activité suffisait à tout. Il avait donné de nouveaux
règlements à l'administration qu'il avait rendue le plus possible
monarchique. Il avait habilement rétabli l'ordre dans les finances.
Les ministres du culte étaient honorés. Non content de comprimer
les partis, il avait cherché à se les attacher, et il y avait, jusqu'à
un certain point réussi. La qualité d'ancien émigré, ni celle d'ancien
jacobin n'étaient pour rien des titres d'exclusion. Afin d'isoler
davantage Louis XVIII et lui ôter, comme il disait, l'air de roi
qu'une nombreuse émigration lui donnait, il avait permis à beaucoup
d'émigrés de rentrer en France. Il employait les uns et les autres,
il en approchait de sa personne. Les jacobins oubliaient leur aversion
pour l'autorité d'un seul ; les émigrés étaient amenés à regretter
moins que cette autorité eût passé en d'autres mains.
Malgré les troubles prolongés de
la Révolution, les arts industriels avaient pris en France un grand
essor. Beaucoup de capitaux avaient suivi cette direction. Pour
atteindre un haut point de prospérité intérieure, il ne fallait
que de la sécurité, et l'opinion générale de la France était que
Bonaparte l'avait donnée.
Ainsi ceux qui avaient concouru
à le porter au pouvoir, avaient lieu de s'en féliciter. Il avait
usé de son autorité de manière à la rendre utile, même à la faire
aimer. On pouvait croire qu'il venait de mettre un terme à la Révolution.
En réhabilitant le pouvoir, il était devenu l'auxiliaire de tous
les trônes. L'influence salutaire qu'il avait acquise donnait au
consulat, en Europe, la consistance d'un gouvernement ancien. Des
conspirations, à l'une desquelles il avait miraculeusement échappé,
avaient fortifié les sentiments que lui portaient les amis de l'ordre.
Aussi, lorsque ses deux collègues proposèrent à la France, réunie
en assemblées primaires de le nommer premier consul à vie, cette
proposition reçut-elle la presque unanimité des suffrages.
De leur côté les députés de
la république cisalpine se rendirent à Lyon, afin d'obtenir du premier
consul une organisation définitive pour leur pays. Quoique les affaires
qui devaient être traitées à Lyon ne fussent pas dans mes attributions,
Bonaparte se servit beaucoup de moi pour les conduire. J'avais dû
le précéder dans cette ville, pour y voir les membres de la députation.
Il ne s'en rapportait pour des affaires aussi délicates, ni à ce
que faisait, ni à ce que disait M. Chaptal, son ministre de l'intérieur,
qu'il trouvait lourd, vain, sans esprit et qu'il ne gardait alors
que pour ne pas faire trop de peine à Cambacérès qui le protégeait.
En arrivant à Lyon, je vis M. de Melzi que je connaissais depuis
longtemps, et je m'ouvris à lui, non pas sur ce que le premier consul
désirait, mais sur ce qu'il fallait que la république cisalpine
demandât. En peu de jours je parvins à mon but. Au moment où Bonaparte
arriva à Lyon, tout était préparé. Dès le second jour, les principaux
Milanais le pressèrent d'accepter la présidence à vie, et par reconnaissance,
il consentit à substituer au nom de république cisalpine celui de
royaume d'Italie (République) et à nommer vice-président M. de Melzi,
qui, lui ayant présenté les clefs de Milan lors de la première invasion,
se trouvait assez compromis envers l'Autriche pour que Bonaparte
osât lui donner toute sa confiance.
Jusqu'à la paix d'Amiens, Bonaparte
avait pu commettre bien des fautes, car quel homme en est exempt
? Mais il n'avait point manifesté de desseins à l'exécution desquels
un Français, ami de son pays, pût faire difficulté de concourir.
On pouvait n'être pas toujours d'accord avec lui sur les moyens,
mais l'utilité du but ne pouvait être contestée, dans le temps où,
évidemment, il n'était autre que de finir la guerre extérieure,
d'une part; et de finir, d'autre part, la révolution par le rétablissement
de la royauté, qu'il était alors, je l'affirme, impossible de rétablir
au profit des héritiers légitimes du dernier roi.
La paix d'Amiens était à peine conclue,
que la modération commença à abandonner Bonaparte; cette paix n'avait
pas encore reçu sa complète exécution, qu'il jetait déjà les semences
de nouvelles guerres qui devaient après avoir accablé l'Europe et
la France, le conduire lui-même à sa ruine.
Le Piémont aurait dû être restitué
au roi de Sardaigne immédiatement après la paix de Lunéville : il
n'était qu'en dépôt entre les mains de la France. Le restituer aurait
été à la fois un acte de justice rigoureuse et de très sage politique.
Bonaparte, au contraire, le réunit à la France. Je fis de vains
efforts pour le détourner de cette mesure. Il croyait qu'elle était
dans son intérêt personnel, son amour-propre lui paraissait la réclamer,
et il prévalut contre tous les conseils de la prudence,.
Quoiqu'il eût par ses victoires
contribué à l'agrandissement de la France, aucun des territoires
dont elle s'était récemment agrandie n'avait pourtant été conquis
par les armées qu'il avait commandées. C'était sous la Convention
que le comtat d'Avignon, la Savoie, la Belgique, la rive gauche
du Rhin avaient été réunis à la France ; et Bonaparte ne pouvait
personnellement réclamer aucune de ces conquêtes comme venant de
lui. Régner, et régner héréditairement, comme il aspirait à le faire
sur un pays agrandi par des chefs autrefois ses égaux, et qu'il
voulait avoir pour sujets, lui paraissait presque humiliant, et
pouvait d'ailleurs amener des oppositions qu'il tenait à éviter.
C'est ainsi que, pour justifier ses prétentions au titre souverain,
il jugea nécessaire d'ajouter à la France des possessions qu'elle
tînt de lui. Il avait été le conquérant du Piémont en 1796, ce qui
lui semblait désigner ce pays comme propre à remplir ses vues. Il
en fit donc prononcer par le Sénat la réunion à la France, n'imaginant
pas que personne lui demandât raison d'une violation aussi monstrueuse
de ce que le droit des gens a de plus sacré. Son illusion ne devait
pas être de longue durée.
Le gouvernement anglais, qui n'avait
fait la paix que par nécessité, sorti des embarras intérieurs qui
la lui avaient rendue presque indispensable, n'ayant point encore
restitué Malte, et désirant la garder, saisit l'occasion que lui
offrait la réunion du Piémont à la France, et reprit les armes.
Cet événement hâta la résolution
de Bonaparte de transformer le consulat à vie en monarchie héréditaire.
Les Anglais avaient jeté sur les côtes de Bretagne quelques émigrés
dévoués et très entreprenants. Bonaparte profita de cette conspiration
dans laquelle il s'était flatté d'envelopper à la fois, Dumouriez,
Pichegru et Moreau, ses trois rivaux de gloire, pour se faire donner
par le Sénat le titre d'empereur. Mais ce titre, qu'avec de la modération
et de la sagesse il aurait également obtenu, quoique peut-être plus
tard, devint le prix de la violence et du crime. Il monta sur le
trône, mais sur un trône souillé du sang de l'innocence, et d'un
sang que d'antiques et glorieux souvenirs rendaient cher à la France.
La mort violente et inexpliquée
de Pichegru, les moyens employés pour obtenir la condamnation de
Moreau, pouvaient être mis sur le compte de la politique; mais l'assassinat
du due d'Enghien, commis uniquement pour s'assurer, en se plaçant
dans leurs rangs, ceux à qui la mort de Louis XVI faisait craindre
toute espèce de pouvoir ne venant pas d'eux, cet assassinat, dis-je,
ne pouvait être ni excusé ni pardonné, et il ne l'a jamais été ;
aussi Bonaparte a-t-il été réduit à s'en vanter.
La nouvelle guerre dans laquelle
Bonaparte se trouvait engagé avec l'Angleterre exigeant l'emploi
de toutes ses ressources, il ne fallait que la prudence la plus
vulgaire pour ne rien entreprendre qui pût exciter les puissances
du continent à faire cause commune avec son ennemie. Mais la vanité
l'emporta encore. Il ne lui suffisait plus d'avoir été proclamé
sous le nom de Napoléon, empereur des Français, il ne lui suffisait
pas d'avoir été sacré par le Souverain Pontife; il voulait encore
être roi d'Italie, pour être empereur et roi, aussi bien que le
chef de la maison d'Autriche. En conséquence il se fait couronner
à Milan, et, au lieu de prendre simplement le titre de roi de Lombardie,
il choisit le titre plus ambitieux, et par cela même plus alarmant
de roi d'Italie, comme si son dessein était de soumettre l'Italie
entière à son sceptre ; et pour qu'il y eut moins de doute sur ses
intentions, Gênes et Lucques, où ses agents avaient assez habilement
répandu l'effroi, lui envoyèrent des députations par l'organe desquelles,
l'une se donne à lui, l'autre demande un souverain de son nom ;
et toutes deux sous des formes différentes, font dès lors partie
de ce que pour la première fois, on commença à appeler le grand
empire.
Les conséquences de cette conduite
furent telles qu'il était naturel de le prévoir. L'Autriche, arme,
et la guerre continentale devient imminente. Alors Napoléon essaye
des négociations de tout côté. Il tente d'attirer la Prusse dans
son alliance en lui offrant le Hanovre, et quand la chose est sur
le point de réussir, il la fait échouer en envoyant à Berlin le
général Duroc qui, par sa rudesse maladroite, détruisit les bons
effets des démarches faites précédemment d'après mes instructions,
par M. de la Forest qui y était ministre de France.
L'empereur fut plus heureux avec
les électeurs de Bavière, de Wurtemberg et de Bade, qu'il maintint
cette fois dans son alliance.
(...)