Ceci doit être lu à mes
parents, à mes héritiers et à mes amis particuliers à la suite de
mon testament. - Je déclare d'abord que je meurs dans la religion
catholique, apostolique et romaine.
Je ne veux pas parler
ici de la part que j'ai eue dans les différents actes et travaux
de l'Assemblée constituante, ni de mes premiers voyages soit en
Angleterre, soit en Amérique.
Cette partie de ma vie
se trouve dans les Mémoires, qui seront un jour publiés.
Mais je dois donner à ma famille et aux personnes qui ont eu de
l'amitié ou même de la bienveillance pour moi, quelques explications
sur la participation que j'ai eue aux événements qui se sont passés
en France depuis mon retour d'Amérique.
J'avais donné ma démission
de l'évêché d'Autun, qui avait été acceptée par le pape, par qui
j'ai depuis été sécularisé. L'acte de ma sécularisation est joint
à mon testament. Je me croyais libre, et ma position me prescrivait
de chercher ma route. Je la cherchai seul, car je ne voulais faire
dépendre mon avenir d'aucun parti. Il n'y en avait aucun qui répondît
à ma manière de voir. Je réfléchis longtemps et je m'arrêtai à l'idée
de servir la France, comme France, dans quelque situation qu'elle
fût : dans toutes, il y avait quelque bien à faire. Aussi ne me
fais-je aucun reproche d'avoir servi tous les régimes depuis le
directoire jusqu'à l'époque où j'écris. En sortant des horreurs
de la Révolution, tout ce qui conduisait d'une manière quelconque
à de l'ordre et de la sûreté était utile à faire ; et les hommes
raisonnables à cette époque ne pouvaient pas désirer davantage.
Passer de l'état dans
lequel était la France au régime royal, était impossible. Il fallait
des régimes intermédiaires, il en fallait plusieurs. Il ne fallait
pas s'attendre à trouver même une ombre de royauté dans le directoire
; l'esprit conventionnel devait y dominer et y dominait en effet,
quoique adouci : mais en raison de cet esprit, il devait durer peu.
Il préparait au consulat où déjà la royauté se trouvait, quoique
encore voilée. Il y avait là du bien à faire, il y avait là un rapprochement,
lointain, à la vérité, mais réel vers la monarchie.
Le régime impérial qui
vint ensuite, sans être une autocratie, y ressemblait plus qu'à
une monarchie véritable. Cela est vrai, mais à l'époque où Bonaparte
ceignait le diadème, la guerre avec l'Angleterre était rallumée;
d'autres guerres étaient imminentes ; l'esprit de faction dominait
et le salut du pays pouvait être gravement compromis, si son chef
se renfermait dans l'unique fonction qu'admet la vraie royauté.
Je servis donc Bonaparte empereur, comme je l'avais servi consul
: je le servis avec dévouement, tant que je pus croire qu'il était
lui-même dévoué uniquement à la France. Mais dès que je le vis commencer
les entreprises révolutionnaires qui l'ont perdu, je quittai le
ministère, ce qu'il ne m'a jamais pardonné.
En 1814, les Bourbons,
avec lesquels je n'avais eu aucune relation depuis 1791, furent
rappelés. Ils le furent par l'unique motif que leur règne fut jugé
plus favorable que ne l'eût été celui de tout autre, au repos dont
la France et l'Europe avaient un si grand besoin. J'ai consigné
dans mes Mémoires la part principale que je pris à ce grand
événement et l'action assez hardie à laquelle je fus appelé dans
ces journées mémorables. Le rappel des princes de la maison de Bourbon
ne fut point une reconnaissance d'un droit préexistant. S'ils l'interprétèrent
ainsi, ce ne fut ni par mon conseil ni avec mon assentiment; car
voici la doctrine que je me suis faite sur cette matière.
Les monarques ne sont
monarques qu'en vertu d'actes qui les constituent chefs des sociétés
civiles. Ces actes, il est vrai, sont irrévocables pour chaque monarque
et sa postérité tant que le monarque qui règne reste dans les limites
de sa compétence véritable ; mais si le monarque qui règne se fait
ou tente de se faire plus que monarque, il perd tout droit à un
titre que ses propres actes ont rendu ou rendraient mensonger. Telle
étant ma doctrine, je n'ai jamais eu besoin de la renier pour accepter,
sous les divers gouvernements, les fonctions que j'ai remplies.
Parvenu à ma quatre-vingt-deuxième
année, rappelant à ma pensée les actes si nombreux de ma vie politique,
qui a été longue, et les pesant au poids du sanctuaire, je trouve
en résultat :
Que de tous les gouvernements
que j'ai servis, il n'y en a aucun de qui j'aie reçu plus que je
ne lui ai donné;
Que je n'en ai abandonné
aucun avant qu'il se fût abandonné lui-même ;
Que je n'ai mis les intérêts
d'aucun parti, ni les miens propres, ni ceux des miens en balance
avec les vrais intérêts de la France, qui d'ailleurs ne sont, dans
mon opinion, jamais en opposition avec les vrais intérêts de l'Europe.
Ce jugement que je porte
de moi-même sera confirmé, je l'espère, par les hommes impartiaux
; et dût cette justice m'être refusée, quand je ne serai plus, sentir
qu'elle m'est due suffira pour assurer le calme de mes derniers
jours.
Ma volonté est, je la
consigne ici, donnant à cette consignation la même force que si
elle était dans mon testament ma volonté est, dis-je, que les écrits
que je laisse pour paraître après moi ne soient publiés que lorsque
les trente années qui suivront le jour de mon décès seront entièrement
révolues, afin que toutes les personnes dont j'ai dû parler, ayant
cessé de vivre, aucune d'elles ne puisse avoir à souffrir de ce
que la vérité a dû me forcer de dire à son désavantage, car je n'ai
rien écrit avec l'intention de nuire d'une manière quelconque à
qui que ce puisse être. Ainsi, même trente ans après moi, mes Mémoires
ne devront-ils paraître que dans le cas où ceux de mes héritiers
à qui je les laisse, jugeront qu'ils peuvent être publiés sans aucun
inconvénient.
Je recommande aussi au
dépositaire de mes papiers de ne négliger aucune des précautions
nécessaires, ou du moins propres à prévenir, ou à rendre vaines,
toutes entreprises furtives dont ils pourraient être l'objet.
De plus, comme le temps
où nous vivons est inondé de faux Mémoires, fabriqués les uns par
des hommes faméliques ou cupides, les autres par des hommes pervers
et lâches qui, pour exercer, sans risques, des vengeances de partis,
osent flétrir, autant qu'il dépend d'eux, la mémoire de quelques
morts célèbres sous le nom desquels ils répandent les mensonges
les plus grossiers et les calomnies les plus absurdes, je charge
expressément les dépositaires de mes manuscrits de désavouer publiquement,
péremptoirement et sans retard, comme d'avance je désavoue, tout
écrit quelconque qui viendrait à être publié sous mon nom avant
l'expiration des trente années spécifiées ci-dessus.
Quant aux débris d'une
immense collection de papiers fort peu curieux que j'ai eu la duperie
d'acheter en Allemagne et en Italie et dont j'ai inutilement tenté
de me défaire en les offrant à des amateurs ou à des archivistes
qui recueillent ce genre de vieilleries, je les donne en toute propriété
aux personnes à qui j'en ai prêté une partie, comme à celles qui
croyant prendre quelque chose m'en ont beaucoup dérobé ; elles peuvent
en disposer comme elles le voudront.
Valencay, 1er
octobre 1836.
Signé : Le prince DE
TALLEYRAND.