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Christophe
(Henri), noir créole, roi d'Haïti sous le nom
d'Henri Ier, né de parents esclaves, le 6 octobre 1767, passa
lui-même sa jeunesse dans l'esclavage. L'almanach royal d'Haïti,
publié par ses ordres, garde sur le lieu de sa naissance
un silence d'autant plus regrettable que les historiens sont en
désaccord sur ce point, les uns le faisant naître dans
l'île suédoise de St-Barthélemy, d'autres dans
la colonie anglaise de St-Christophe, d'où il aurait tiré
son nom, d'autres enfin dans l'île française de la
Grenade. C'est là que jeune encore il aurait servi au banquet
donné au comte d'Estaing, lorsque cet amiral enleva cette
colonie aux Anglais. Un officier de marine, frappé de l'intelligence
empreinte sur la physionomie de ce noir, l'attacha à sa personne,
l'emmena au siège de Savannah, et de là au Cap, seconde
ville de la partie française de St-Domingue, où il
lui donna la liberté. Christophe fit alors, dit-on, le commerce
des bêtes de somme qu'il allait chercher dans la partie espagnole.
Ce qui est certain, c'est qu'il fut employé comme domestique
à l'hôtel de la Couronne, la plus belle hôtellerie
du Cap. Aussi, lorsque plus tard il affecta l'orgueil d'un monarque,
ses détracteurs écrivaient-ils, dans les journaux
du Port-Républicain, que ses mains royales étaient
moins habiles à manier le sceptre qu'autrefois les casseroles.
Ces sarcasmes, reproduits sous mille formes dans divers écrits
n'ont d'autre mérite que de confirmer un fait, d'ailleurs
de notoriété publique à Haïti. Quand éclata
la révolte des esclaves (22 août 1791), il ne paraît
pas que Christophe se soit joint tout d'abord aux insurgés
: la condition des noirs était moins dure dans les villes
que sur les habitations, et la sienne en particulier devait être
assez douce à l'hôtel de la Couronne, dont il avait
obtenu la direction. Quoi qu'il en soit, on le trouve bientôt
chef de bande, parmi les hommes de sa couleur. Ce rôle lui
était assigné d'avance par son activité, son
intelligence et son audace. Le pillage des habitations, dans lequel
il se fit toujours large part, lui procura une fortune qui ne contribua
pas moins à son élévation que ses qualités
personnelles. Il se fit bientôt remarquer de Toussaint Louverture,
généralissime des noirs dès le mois d'avril
1797. Devenu chef de brigade, Christophe concourut puissamment à
l'expulsion des Anglais en 1798, et prit part à la rapide
expédition qui amena la soumission momentanée de la
partie espagnole (27 janvier 1801). Cinq mois après, au moment
où Toussaint Louverture s'occupait de réaliser pour
St-Domingue une constitution séparée de celle de la
métropole et qui lui conférait une véritable
dictature, un officier français, le chef de brigade Vincent,
tenta de le dissuader de ce projet en lui faisant sentir que le
premier des noirs ne serait plus traité que comme
un rebelle. Mais il fut rudement éconduit, quoique d'ordinaire
Toussaint l'écoutât favorablement, à raison
de la sympathie qu'il n'avait cessé de manifester pour la
cause des noirs. Vincent eut recours à Christophe, le plus
accrédité des généraux de Toussaint.
Il lui donna lecture des vives représentations qu'il adressait
à Louverture, auquel il s'efforçait de démontrer
qu'en se faisant gouverneur à vie, il attirait sur St-Domingue
la colère de la métropole. Christophe lui dit avec
émotion : « Commandant, vous êtes le seul Européen
qui nous soyez réellement affectionné, vous nous avez
toujours dit la vérité. Donnez-moi votre dépêche,
je m'en charge.» Il la remit en effet à Toussaint,
et osa même dire à ce chef tout-puissant que la constitution
coloniale était un crime médité par les plus
cruels ennemis des noirs : il entendait designer les Anglais, qui
poussaient sans cesse Toussaint Louverture à prendre le titre
de roi, ce que celui-ci ne voulut jamais faire. Il n'était
donné qu'au génie soupçonneux de ce chef de
prévoir le retour de l'esclavage, et de penser dès
lors, en organisant le peuple noir, à lui assurer les moyens
de défendre la liberté si jamais elle était
menacée. La constitution du 1er juillet fut proclamée,
et Toussaint exerça un pouvoir sans limites sous le titre
de gouverneur général à vie. « Le
chef de brigade Christophe était alors si modeste (dit
Pamphile Lacroix) que ses amis durent le solliciter de demander
dans cette occasion le grade de général. »
Cette modestie de la part d'un homme qui plus tard poussa la vanité
jusqu'aux dernières limites paraîtra plutôt de
l'orgueil blessé, si l'on considère que quelques jours
à peine s'étaient écoules depuis la démarche
infructueuse que nous venons de raconter. Il obtint le grade qu'il
sollicitait, avec le gouvernement du Cap. Bientôt il reprit
toute sa faveur et fut chargé d'arrêter Moïse,
neveu de Toussaint, chef de la division militaire du nord, son supérieur,
qui s'était insurgé. Christophe s'acquitta avec un
rare bonheur de cette tâche difficile. Pour éviter
l'effusion du sang, il se rendit au camp de Moïse avec une
faible suite, feignit de vouloir conférer avec lui, et l'arrêta
au milieu de son armée, qui, sur l'exhibition d'un ordre
signé du nom révéré de Louverture, n'opposa
aucune résistance. Celui-ci récompensa Christophe
en lui donnant le commandement de Moïse, qu'il fît passer
devant une commission militaire et fusiller. Cependant Moïse
laissait des partisans, qui s'insurgèrent au Cap dans la
soirée du 21 octobre 1801, et commencèrent à
massacrer les habitants connus pour leur attachement à Toussaint.
Christophe, prévenu à temps, dissipa les révoltés
avec tant de promptitude et d'énergie que le lendemain un
grand nombre d'habitants ignoraient les événements
de la nuit. Il étouffa avec la même célérité
quelques soulèvements qui se manifestèrent les jours
suivants dans plusieurs quartiers des environs du Cap. Christophe
commandait encore la province du Nord, lorsque la flotte qui portait
la grande armée expéditionnaire placée par
Bonaparte sous le commandement de son beau-frère, le capitaine
général Leclerc, se rallia au cap Samana (30 janvier
1802). Suivant Pamphile Lacroix, Christophe aurait été
assez porté à se soumettre, et l'arrivée secrète
de Toussaint Louverture aurait seule changé ces dispositions.
Cette version a été démentie par Christophe
lui-même dans un manifeste au peuple haïtien du 18 septembre
1814. « Le gouverneur général (Toussaint),
dit ce document, croyait si peu avoir un ennemi à combattre,
qu'il n'avait ordonné à aucun de ses généraux
de résister en cas d'attaque, et quand la flotte française
arriva il était occupé à faire une tournée
dans la partie orientale de l'Ile. Si quelques chefs opposèrent
de la résistance, ce fut seulement parce que la manière
hostile et menaçante avec laquelle on les somma de se rendre
les força de consulter leur devoir, leur honneur et les circonstances
où ils sa trouvaient. » Cette explication est
d'ailleurs d'accord avec les faits. Dès l'abord Christophe
répondait à M. Lebrun, envoyé du général
Leclerc, qui demandait à remettre ses dépêches
à Toussaint en personne : « Donnez-moi vos papiers,
vous ne pouvez voir le gouverneur. » Après les
avoir examinés, il refusa de rendre le Cap sans avoir reçu
les ordres de Louverture. Christophe était dans une cruelle
incertitude. La municipalité le suppliait de rendre la ville,
lui rappelant une proclamation récente de Toussaint qui ordonnait
d'obéir à la mère patrie «avec l'amour
d'un fils pour son père.» Il répondait
« que rien ne lui prouvait qu'une escadre sur laquelle
on voyait flotter des bâtiments étrangers (la
moitié de la flotte était, on le sait, composée
de vaisseaux espagnols) fût envoyée par la métropole.
» Il autorisa toutefois la municipalité à
faire connaître à Leclerc que, s'il voulait suspendre
son débarquement pendant quarante-huit heures, il prendrait
les ordres de Louverture. Cette pacifique proposition fut rejetée.
Des lors Christophe n'hésita plus : car à ce refus
inexplicable venaient se joindre des bruits sinistres sur une réaction
violente à la Guadeloupe, où l'esclavage, aboli depuis
huit ans, était rétabli, malgré les glorieux
faits d'armes de celte colonie contre les Anglais. Christophe connaissait
en outre un rapport du conseiller d'État Thibaudeau annonçant
«que l'esclavage serait maintenu à a la Martinique
et à Cayenne, et qu'à la Guadeloupe et à St-Domingue
un gouvernement juste et fort soumettrait tout à la volonté
de la France.» Il répondit donc a une lettre par
laquelle Leclerc lui annonçait des témoignages éclatants
de la reconnaissance de la métropole, en déclarant
que «si le capitaine général persistait
à brusquer l'entrée, la terre brûlerait avant
que l'escadre mouillât dans la rade.» Cette menace
ne fut que trop fidèlement exécutée, et elle
a laissé des souvenirs ineffaçables. Il ne resta pas
une seule maison de la belle ville du Cap. Christophe la quitta
le dernier, emmenant comme otage la population blanche qui s'y trouvait.
Il ne resta pas oisif dans la guerre acharnée qui suivit
ces événements. Il se signala principalement dans
le combat qui eut lieu sur la route du Dondon à la grande
Rivière. Il avait su se maintenir dans le nord contre la
division Hardy, lorsque l'arrivée des escadres du Havre et
de Flessingue le mit dans une position désespérée.
Il fallut négocier. Rappelant l'humanité avec laquelle
il avait traité la population blanche du Cap, il demandait
qu'on révoquât sa mise hors la loi et qu'on lui garantit
la stricte exécution des promesses faites aux insurges dans
les proclamations. La réponse du général Leclerc
n'étant pas assez explicite, il résista encore quelque
temps. Cependant il écrivait sans cesse qu'il ne demandait
qu'à se soumettre, ainsi que Toussaint lui-même, si
on leur montrait un code où se trouvât consacrée
la liberté des noirs. Leclerc répondait, le 24 avril
1802: «Je vous déclare à la face de la colonie,
à la face de l'Être suprême, que tous les noirs
seront libres.» Le général Hardy avait
donné à Christophe les mêmes assurances, mais
lui sans doute ignorait les instructions secrètes dont Leclerc
était porteur, ou qu'il avait reçues de son gouvernement
depuis le départ de l'expédition. «La parole
d'un général français, répondit
Christophe (25 janvier 1802), est à mes yeux aussi digne
de foi qu'elle est inviolable et sacrée». Le 20
mai suivant, une loi était solennellement promulguée
en France, qui établissait l'esclavage, conformément
aux règlements antérieurs à 1789, dans les
colonies orientales et occidentales. A la suite d'une entrevue que
le général Leclerc lui avait assignée à
son camp de la grande Rivière, Christophe fut admis dans
l'armée française avec son grade. Sa soumission entraîna
celle de Dessalines et de Toussaint Louverture. On a accusé
Christophe d'avoir sollicité du général Leclerc
la déportation de Toussaint, et l'on a voulu rejeter sur
lui tout l'odieux de la trahison dont celui-ci fut la victime (juin
1802). Mais sa lettre du 22 avril précédent, écrite
alors qu'il négociait sa soumission, et dans laquelle il
refusait avec indignation de mériter son pardon en livrant
Toussaint, enlève toute croyance a cette imputation. Lorsque
éclata la révolte excitée par la mesure du
désarmement général, Christophe se trouva dans
une position difficile. Il n'avait pas, plus que personne, oublié
ces paroles adressées aux noirs par Santhonax, commissaire
de la convention : «Voulez-vous conserver la liberté
? servez-vous de vos armes, le jour où des chefs blancs vous
les demanderont ! » Mais il était particulièrement
surveillé. A toutes les sollicitations de Leclerc, il répondait
par la promesse de marcher contre les révoltés, mais
il demeurait simple spectateur des événements. Enfin,
le 16 septembre 1802, les généraux Clervaux et Pétion,
hommes de couleur, ayant attaqué le Cap à une heure
du matin, Christophe, resté neutre pendant le combat, partit,
après l'action, de son camp de St-Michel, et se joignit à
eux. Dans cette nouvelle guerre, il se montra, comme toujours, intrépide,
actif et habile à mettre à profit les événements.
A peine a-t-il appris la maladie du général Leclerc,
atteint de la fièvre jaune, ce mal terrible qui dévora
les trois quarts de cette armée française, l'élite
des bandes de l'Italie et de l'Egypte, qu'il emporte les avant-postes
du Cap et assiège la ville. Après la mort de Leclerc
(2 novembre 1802), il ne se montra pas moins énergique contre
Rochambeau son successeur. Ses efforts, joints à ceux des
autres chefs noirs, ayant forcé les Français d'évacuer
la colonie ( 28 novembre 1805), le commandement suprême fut
dévolu à Dessalines, qui prit le titre d'empereur,
sous le nom de Jacques Ier, et régna trois ans. Bien que
Christophe fût l'un des principaux chefs sous ce barbare gouvernement,
l'histoire ne lui attribue aucune part dans les cruautés
dont se souilla le féroce Dessalines. Il ne fut pas étranger
à la conspiration qui renversa ce monstre (17 octobre 1806),
quoique Pétion et les autres chefs de couleur y aient eu
la principal part. Le 21 octobre ceux-ci publièrent une proclamation
dans laquelle ils appelaient Christophe à succéder
provisoirement à Dessalines, avec le titre de chef et généralissime
de l'Etat d'Haïti. C'était l'ancien nom de l'île,
qu'on avait substitué à celui de St-Domingue qui rappelait
la servitude. Une assemblée constituante se réunit
au Port-au-Prince pour régler la forme du gouvernement. La
nouvelle constitution fut proclamée le 27 décembre
1806, et Christophe tut élu président de la république
haïtienne. Il était alors au Cap. Il trouve trop limités
les pouvoirs que la nation lui fait l'honneur de lui conférer
: son ambition ne sait déjà plus se contenter d'une
magistrature dont la durée est fixée à un an,
et qui le soumet, après ce délai, à la réélection
du peuple. Il marche sur le Port-au-Prince à la tête
d'un corps nombreux. L'assemblée constituante confie le soin
de sa défense à Pétion, qui réunit à
la hâte toutes les troupes dont il peut disposer. La rencontre
eut lieu dans les champs de Cibert, le 1er janvier 1807. Christophe
vaincu se retire dans le nord, dont les habitants sont habitués
depuis longtemps à reconnaître son autorité.
Mais déjà les partisans de la constitution républicaine
y sont en armes et ont établi leur quartier général
au môle St-Nicolas. L'insurrection de Goman dans le sud obligea
Pétion de diviser ses forces. Christophe eut le temps de
se reconnaître. Le 17 février 1807, il assembla au
Cap un conseil composé de généraux et de citoyens
influents qui lui étaient dévoués. Le conseil
rédigea, sous le titre pompeux d'acte constitutionnel de
l'Etat d'Haïti, une formule de gouvernement, et proclama Christophe
président et généralissime à vie. Un
mois après (9 mars 1807), Pétion était solennellement
proclamé président de la république haïtienne.
Le territoire qui formait autrefois la partie française de
St Domingue était ainsi divisé en deux Etats, avec
chacun sa constitution. Celle de l'Etat du nord était habilement
conçue, eu ce qu'elle contenait la déclaration de
ne troubler jamais les colonies des autres nations et de ne tenter
aucune conquête hors de l'île. Le parti de Pétion
venait de donner à l'Angleterre de grandes inquiétudes
pour sa colonie de la Jamaïque. La protection anglaise fut
dès lors acquise à Christophe. Quelques avantages
commerciaux lui furent concédés, et plusieurs officiers
anglais passèrent à son service. C'est avec ces auxiliaires
qu'il anéantit le parti de la constitution républicaine
dans le nord, enleva de vive force la position de Jean-Rabel, et,
après trente-deux jours d'un siège sanglant, emporta
d'assaut le môle St-Nicolas, dernier boulevard de ses adversaires
(octobre 1810). Les divisions qui avaient éclaté dans
le Sud avaient empêché Pétion de porter secours
à ses partisans du nord. Le général Rigaud,
revenant de France, avait débarqué aux Cayes (7 avril
1810) et avait constitué une rivalité dangereuse qui
avait divisé la partie républicaine en deux camps.
Christophe, croyant le moment favorable, marcha sur le Port-au-Prince.
Mais Pétion et Rigaud, oubliant leur rivalité, se
réunirent par un parte fédératif signé
à Miragsane. Christophe, qui s'était avancé
jusqu'à St-Marc, se retira à cette nouvelle. Le titre
de président ne lui suffisait plus, il résolut de
prendre celui de roi : à l'imitation du premier consul Bonaparte,
il feignit de céder au vœu du conseil d'État, auquel
il laissa l'initiative de la constitution du 28 mars 1811, qui l'appelle,
lui et sa famille, au trône d'Haïti. Plus de deux mois
se passèrent dans les préparatifs de la cérémonie
du couronnement, qui eut lieu le 2 juin. Une église de 250
pieds de long avait été élevée comme
par enchantement dans la place du champ de Mars, près de
la ville du Cap. C'est là qu'il fut sacré avec de
l'huile de cacao par un ancien capucin, Corneille Brell, dont il
fit son aumônier, et qu'il créa plus lard duc de l'Anse
et archevêque. Les fêtes durèrent huit jours
entiers. Par un édit antérieur, du 5 avril, le roi
Henri Ier avait fondé une noblesse héréditaire,
avec des titres et des dotations. C'est ainsi qu'on vit figurer
à la cour de Christophe, le prince du sale Trou, le duc
de la Marmelade, le comte de Limonade, les barons de la Seringue
et du Boucan, les chevaliers de Coco, Jacko, etc. Ces titres,
qui prêtaient à rire aux Européens, n'étaient
cependant guère plus ridicules que ceux de prince d'Orange
et de duc de Bouillon. Un second édit, du 7, créait
un archevêché et plusieurs évêchés,
sous la réserve de l'institution du pape, qui la refusa toujours:
un troisième, du 12, déterminait le grand costume
de la noblesse, distinct pour les différents ordres nobles.
Un autre, en date du 20, portait création de l'ordre royal
et militaire de St-Henri, imitation de l'ancien ordre de St-Louis,
et lui affectait une dotation de 300,000 livres de rente. Enfin,
un dernier édit, du mois de mai, relatif à la formation
de la maison du roi, de la reine et du prince royal, contient rémunération
des grands officiers, chambellans, pages, maîtres des cérémonies,
hérauts d'armes. etc. Dans son enivrement, dit un pamphlet
publié contre lui au Port-au-Prince, Christophe prit les
titres suivants : « Henri, par la grâce de Dieu
et la loi constitutionnelle de l'État, roi d'Haïti,
souverain des îles de la Tortue, Gonave et autres villes adjacentes,
destructeur de la tyrannie, régénérateur et
bienfaiteur de la nation haïtienne, créateur de ses
institutions morales, publiques et guerrières, premier monarque
couronné du nouveau monde, défenseur de la foi, fondateur
de l'ordre royal de St-Henri, grand et magnanime potentat.
» On ne trouve dans les actes qui nous restent de lui et qui
ont été publiés par Mackensie et par les fils
de Wilberforce, que trois et cætera ajoutés
à son titre, tel qu'il est formulé dans l'acte du
28 mars 1811, c'est-à-dire, Henri, par la grâce
de Dieu et la loi constitutionnelle, roi d'Haïti. Christophe
fit frapper à Londres une médaille d'argent à
son effigie, d'une fort belle exécution. Elle porte le millésime
de 1811. Au revers est un phénix renaissant de ses cendres
avec cette légende : Dieu, ma cause et mon épée.
Ce monarque n'avait au plus que 240.000 sujets, sortis nus des fers
de l'esclavage, et qui n'avaient pu, au milieu des cruelles épreuves
par lesquelles ils avaient passé, acquérir assez de
richesses pour supporter la dépense de rétablissement
royal le plus modeste, sans y joindre le fardeau d'une noblesse
féodale ; l'entretien d'une armée de 24.000 hommes
aurait seul suffi pour dévorer toutes les ressources d'un
pays dévasté. Il fit à la vérité
tout ce qu'il put pour le tirer de ses ruines, mais ses moyens furent
tyranniques. Monopolisant tout à son profit dans l'Etat,
il devint, à l'aide de cette prospérité factice,
l'oppresseur de ce peuple malheureux dont il se vantait d'être
le régénérateur et le père. Il substitua
l'esclavage de la glèbe à l'ancien esclavage colonial.
Le cultivateur, attaché au sol, ne pouvait aller d'un lieu
à un autre sans une permission du chef de son quartier. Le
bâton remplaçait le fouet du commandeur. Christophe
était un tyran dans toute l'acception du mot, et tous ses
actes tendaient à des exactions. N'osant se lier à
ceux qu'il opprimait, il avait, comme tous les despotes, une garde
étrangère. Des nègres jeunes et vigoureux,
recrutés à grands frais sur les côtes voisines,
la composaient et remplissaient les cadres de deux régiments
d'élite sous les noms de Royals-Dahomets et de Royals-Dondons.
Il les chargea de la police de la culture avec une solde privilégiée.
Barbare civilisateur, pour détourner son peuple du vol et
lui apprendre le respect dû à la propriété,
il faisait jeter sur les grands chemins des montres et des bijoux.
Des Dahomets en embuscade étaient charges de mettre a mort
ceux qui les ramassaient et ne les rapportaient pas sur-le-champ
au chef de la police. Mais, disons-le à son éloge,
il n'accorda aucune place, aucune faveur, aucune dignité
à tout homme qui n'avait pas contracté de mariage
régulier. Il fonda une instruction publique, dirigée
par un grand conseil de l'instruction publique. Un collège
royal fut établi au Cap, et des écoles primaires à
la Lancastre dans tous les bourgs. Les maîtres qui les dirigeaient
étaient tous des Anglais. C'était pour lui une résolution
arrêtée de remplacer la langue française par
l'idiome britannique. Cette tentative révélait toute
sa haine contre l'ancienne métropole, contre laquelle il
préparait sans cesse des moyens de défense. Son armée
de 24.000 hommes ne pouvait toutefois exister que sur le papier,
car elle aurait enlevé à ses foyers le dixième
de sa population. Il n'y en avait habituellement que 5 à
6.000 sous les armes, recevant pour solde un escalin (55 centimes)
par jour, et relevés par trimestre. Les soldats de la réserve,
répartis sur ses grandes places à vivres, ne recevaient
que la subsistance, mais ils se dédommageaient par leurs
exactions sur les cultivateurs soumis a leur surveillance. Christophe
cependant mettait tous ses soins à former et a exercer cette
armée sur laquelle il comptait pour maintenir son indépendance,
et aussi pour conquérir le reste de l'île. La mort
du général Rigaud n'avait pas mis fin aux dissensions
qui déchiraient le midi. Le président Pétion
avait trouvé un nouvel antagoniste dans Bergella, ancien
aide de camp de son rival. La défection de la frégate
Améthiste et de trois bricks formant à peu
près toute la marine du roi Henri, et qui passèrent
dans le parti de Pétion, aviva la haine de Christophe, qui
l'attribua non à son despotisme, mais aux intrigues de ses
ennemis. Il déboucha à l'improviste dans les plaines
de l'ouest, à la tête de 22.000 hommes. Pétion
était occupé à combattre Borgella. En son absence,
le général Boyer, son secrétaire et son ami,
sortit du Port-au-Prince. Une seconde rencontre eut lieu dans les
champs de Cibert. Christophe vengea son ancienne défaite.
Boyer, vaincu, opéra néanmoins sa retraite en bon
ordre, et se renferma dans la capitale de la république,
dont Christophe entreprit le siège. Pétion et Borgella
se réunirent à cette nouvelle, et dirigèrent
leurs armes contre l'ennemi commun. Après deux mois d'efforts
inutiles, Christophe se retira avec des troupes épuisées,
vivement harcelé par Boyer. Toutefois ce dernier n'avait
pas assez de forces pour envahir la province du nord. Les deux partis
posèrent les armes. Par une sorte de convention tacite, ils
laissèrent entre eux dix lieues de terrain inhabités.
Grâce à la prodigieuse végétation de
ces climats, les riches plaines du Boucassin se couvrirent en peu
de temps de forêts épaisses. Quelque temps après
les deux partis convinrent de ne pas s'attaquer, et même de
s'unir contre l'ennemi du dehors. La France, en effet, devait tôt
ou tard revendiquer son ancienne colonie. Après la chute
de Napoléon, Louis XVIII s'occupa de St-Domingue. On voulut
épuiser tous les moyens avant d'avoir recours à la
force. L'expérience n'avait que trop appris les difficultés
et les dangers d'un débarquement. On nomma des commissaires.
Malouet, ministre de la marine, qui avait exercé dans les
colonies des fonctions administratives pendant la période
de l'esclavage, était imbu de tous les préjugés
coloniaux ; s'obstinant à ne voir dans les Haïtiens
que des esclaves révoltés, il fit choix d'hommes sans
notabilité, Dauxion-Lavaysse, Dravernais et Franco-Médina.
Leur mission était secrète et ne pouvait inspirer
que de justes défiances à des hommes envers lesquels
on avait déjà usé de déloyauté
lors de l'expédition du général Leclerc. Ces
commissaires avaient pour mandat d'acheter les chefs de St-Domingue,
et de se faire livrer par eux la colonie qu'on appelait autrefois
la reine des Antilles. Le gouvernement français ne mit pas
même à leur disposition un bâtiment de l'État
: ils prirent la voie de l'Angleterre. Christophe, averti de leur
départ dés le mois de juin 1814, avait publié,
le 18 septembre, un manifeste attribué à la plume
de Prévost, duc de Limonade, son ministre des finances, dont
le style prouverait qu'il y avait des hommes capables à la
cour du roi d'Haïti. Cependant les documents officiels publiés
par Mackensie sont écrits d'un style si différent
et dénotent une connaissance si imparfaite de la langue française,
qu'il est difficile d'admettre que le manifeste émane des
mêmes hommes. Quoi qu'il en soit, Christophe, après
avoir mis dans cette pièce la justice de sa cause hors de
contestation, et annoncé sa ferme volonté de maintenir
son indépendance, fit saisir à son arrivée
le malheureux Franco-Médina. Il prit connaissance de ses
papiers, et le fit condamner à mort comme espion. Une lettre
du commissaire Dauxion-Lavaysse, en date du 10 juin, et portant
cette suscription: au général Christophe,
parvint au Cap au milieu du procès, et ne fit qu'irriter
l'orgueil du roi Henri. Elle accéléra le supplice
du malheureux médecin. Il fut exposé publiquement
dans la grande église du Cap, tendue en noir, «afin
que chacun eût la faculté de l'interroger.»
(Proclamation de Christophe du 11 octobre.) Il fut ensuite livré
au bourreau, sans que Christophe crût violer les principes
du droit des gens : son gouvernement publia les pièces qui
avaient motivé cet acte de barbarie. Les autres commissaires
ne réussirent pas mieux auprès de Pétion. Le
gouvernement de Louis XVIII désavoua tout ce qu'ils avaient
fait par une notice insérée dans le Moniteur du
19 janvier 1815. Toutefois on allait agir à force ouverte.
Déjà l'on préparait une flotte et des troupes
de débarquement, quand le retour de Napoléon arrêta
toute mesure hostile. Ce ne fut qu'après la seconde restauration
que les anciens colons obtinrent qu'on s'occupât de nouveau
de St-Domingue. Une seconde mission, qui avait pour chef apparent
le vicomte de Fontanges, mais dont l'âme était le conseiller
d'État Esmangart, partit à bord de la frégate
la Flore. Le 17 octobre 1816, ils parurent devant le fort
Picolet, et firent quelques signaux ; mais redoutant le sort de
Médina, ils n'osèrent pas débarquer. Après
avoir louvoyé quelque temps sans que Christophe eût
daigné communiquer avec eux, ils firent voile pour le Port-au-Prince.
Ils rencontrèrent en mer un bâtiment américain
auquel ils remirent une lettre portant encore pour suscription :
Au général Christophe. Elle fut refusée,
et le bâtiment reçut l'ordre de sortir immédiatement
du port. Les commissaires firent alors parvenir leur dépêche
sous le couvert du commandant des Gonaïves. Elle portait la
date du 12 octobre 1816. Christophe n'y répondit que par
une note adressée au peuple haïtien, et les commissaires
repartirent pour la France le 10 novembre sans avoir rien obtenu.
A la mort de Pétion (29 mars 1818), Christophe crut le moment
favorable pour réaliser son rêve favori, la conquête
et soumission de la république. Il marcha avec 15.000 hommes
sur le Port-au-Prince. Il promettait par ses proclamations à
tous protection et sûreté, aux autorités civiles
et militaires des honneurs des titres et des biens. Les républicains
du Port-au-Prince répondirent à ces offres par les
préparatifs d'une défense vigoureuse. Christophe rentra
dans ses limites. Quelque temps après, un incendie dévora
le fort la Ferrière ou fort Henri, situé à
deux lieues au sud de Sans-Souci, sur un pic élevé.
Christophe avait employé des sommes immenses à la
construction de cette citadelle, garnie de trois cents canons de
fort calibre croisant leurs feux en tous sens, toujours abondamment
approvisionnée, et qu'il considérait comme imprenable.
Aigri par cette catastrophe, il enjoignit à tous ses sujets
mâles de porter un crêpe au bras, et aux femmes d'aller
quinze jours de suite à la messe pieds nus et vêtues
de blanc. Tous les hommes furent mis en réquisition pour
porter des pierres et de la chaux au fort qu'il voulait rebâtir
promptement. Christophe ajourna dès lors tout projet de conquête,
pour se livrer à son goût pour le luxe et la magnificence.
Il avait sept châteaux et neuf palais. Celui de Sans-Souci
était vraiment une demeure royale. Sa construction avait
été confiée à un architecte habile.
Tout s'y trouvait réuni : chapelle, salle de spectacle, bureaux,
grands et petits appartements, casernes, immenses écuries,
terrasses, jardins, jets d'eau, fontaines, etc. Il en reste encore
des ruines imposantes. Le château des Délices de
la reine n'était guère moins magnifique. Malgré
son origine servile, Christophe avait des manières distinguées,
et sa tenue était digne de son rang. Il s'attachait à
copier l'étiquette des cours européennes. Il parlait
l'anglais et le français avec une égale facilité,
bien que Mackensie doute qu'il sût écrire. Excellent
administrateur, il comptait des admirateurs surtout en Angleterre.
L'illustre Wilberforce fut en correspondance avec lui à partir
de 1810. On prétend que, dans un banquet donné par
la société africaine et asiatique de Londres, et auquel
beaucoup de noirs et d'hommes de couleur avaient été
conviés, Wilberforce, président de cette société,
porta le toast suivant : « A Christophe! l'honneur de
l'espèce humaine, l'homme le plus libéral, le plus
éclairé, le plus bienfaisant, chrétien sincère
et pieux, l'un des plus augustes souverains de l'univers, élevé
sur le trône par l'amour et la reconnaissance de ceux dont
il fait le bonheur.» Rien de moins vraisemblable qu'un
éloge aussi exagéré ; jamais la société
africaine et la société asiatique ne se réunirent
en commun ; Wilberforce fut seulement vice-président de la
première. Dans la vie du célèbre philanthrope,
ainsi que dans sa correspondance publiée par ses enfants
(1838-40, 7 vol. in-12), on voit, il est vrai, qu'il fut séduit
par le nom d'ami que Christophe donnait à l'illustre défenseur
de la cause des noirs, et plus encore par l'appel que le roi d'Haïti
fit à ses sentiments religieux. Ce ne fut pas sans hésitation
et sans craindre de compromettre sa position parlementaire, que
Wilberforce entreprit cette correspondance. Mais Christophe annonçait
sa volonté bien arrêtée de remplacer par la
foi protestante le catholicisme, dont le chef et le clergé
avaient épousé la cause des anciens maîtres,
et même refusé l'institution canonique à ses
évêques et l'ordination a ses prêtres. Wilberforce
crut reconnaître dans Christophe un grand désir d'améliorer
l'état moral et religieux de son peuple. Il consentit à
envoyer des précepteurs pour les enfants du roi, et des maîtres
pour la fondation d'un collège royal. Enfin il affilia Christophe
à la société africaine et à la société
biblique. Mais Wilberforce, en le remerciant de ce qu'il faisait
pour la civilisation, ne descendit jamais jusqu'à l'adulation.
Lui-même reproche à Christophe d'avoir accablé
son peuple d'exactions pour se faire un trésor et une armée,
d'avoir outrepassé les limites de la répression, d'avoir
fait preuve d'une extrême avarice, et en même temps
d'une prodigalité excessive envers ses créatures,
auxquelles il donnait des gratifications exorbitantes (1,000 liv.
sterl. ou 25,000 fr. à un seul pour un léger service).
Toutefois, après la mort de Christophe, il défendit
sa mémoire contre les calomnies et le ridicule dont il était
alors de mode de le rendre l'objet. La conduite de Wilberforce en
cette occasion n'en est pas moins digne de tous les éloges.
Il écrivit au chef du gouvernement haïtien (le président
Boyer), pour le prier de ne pas faire mettre à mort le baron
de Vastey, secrétaire de Christophe, et auteur de deux écrits
sur Haïti. En même temps il exprima, en véritable
ami du peuple haïtien, le désir que les améliorations
tentées par Christophe pour la réhabilitation du mariage
et des mœurs et pour l'éducation ne fussent pas abandonnées.
Du reste, le jugement de Wilberforce sur Christophe se trouve nettement
formulé dans la recommandation qu'il fit à ses enfants
de publier après sa mort sa correspondance avec le roi noir,
«pour prouver que Christophe n'était pas un barbare,
quoiqu'il fût peu lettré, et que son tort a été
de vouloir faire le bien trop vite et par la contrainte.»
Ce jugement est peut-être plus près de la vérité
que la censure outrée de ceux qui l'appelaient le moderne
Phalaris. Dans une brochure publiée au Port-au-Prince,
le 4 juillet 1818, trois mois après sa dernière invasion,
Colombel, secrétaire particulier du président Boyer,
a reproché à Christophe : 1° d'avoir fait entasser
quatre ou cinq cents personnes de tout âge et de tout sexe
dans un puits de l'habitation Ogé, pour les faire périr
lors du siège de Jaraul ; 2° d'avoir poignardé
de sa propre main une femme enceinte qui lui demandait justice de
l'attentai d'un soldat ; 3° d'avoir voulu tuer son fils, le
prince Victor, encore au berceau, parce qu'il troublait son sommeil
; 4° d'avoir fait massacrer au port de la Paix des soldats qui
s'étaient rendus à discrétion ; 5° d'avoir
violé la capitulation du Môle, en faisant mettre à
mort le général T. Boufflet, le colonel J. Gournault,
presque tous les officiers et les deux tiers des soldats de la garnison
; 6° d'avoir fait massacrer une population sans défense
dans sa retraite du Port-au-Prince ; 7° d'avoir fait brûler
vifs ses prisonniers du Cibert ; 8° d'avoir fait décapiter
en sa présence deux cents prisonniers du Santo ; 9° d'avoir
fait mettre à mort des femmes du Cap, qui avaient témoigné
de la joie de sa défaite au Port-au-Prince ; 10° enfin
d'avoir, dans la forteresse la Ferrière, des cachots, des
étouffoirs, des instruments de torture. Sans ajouter une
loi entière à ces accusations accumulées par
la passion et la haine du parti contraire, on doit se rappeler qu'à
St-Domingue comme au moyen âge on était féroce
envers les vaincus, et que le gouvernement de Christophe était
absolu. Parmi les documents publiés par Mackensie, on trouve
un ordre de mettre un individu aux serre-pouces, et celui
de mettre aux travaux publics un débiteur qui ne payait point
ses dettes. On est en droit d'en conclure que l'autorité
de Christophe n'était rien moins que paternelle. Aussi tous
les hommes qui se sentaient quelque capacité et quelque fierté
passèrent-ils successivement dans le parti de la république.
Les défections eurent quelquefois lieu en masse ; nous avons
mentionné celle de sa flotte. Un autre jour le général
Magni, ancien commandant de la garde d'honneur de Toussaint Louverture,
l'abandonna avec un corps de 5.000 hommes. Ceux mêmes qui
restaient auprès de lui et qu'il comblait de faveurs, se
sentant dans une entière dépendance, s'indignaient
de n'être que ses premiers esclaves. Tel était l'état
des esprits quand, au mois de juillet 1820, Christophe fut atteint
d'une attaque de paralysie. A cette nouvelle, une révolte
générale devint imminente. Cependant elle n'éclata
qu'à la lin de septembre. La garnison de St-Marc, place frontière,
en donna le signal. Un régiment, mécontent des mauvais
traitements que le gouvernement de cette ville avait infligés
à son colonel, d'après les ordres du roi, égorgea
ce malheureux, nommé Glaude, et envoya sa tête au président
Boyer, en sollicitant de prompts secours. Les insurgés l'informaient
en même temps que la population du royaume ne demandait qu'à
passer sous l'autorité de la république. Aussitôt
que la nouvelle de ces événements parvint à
Sans-Souci, où Christophe était encore malade, il
fit partir contre les révoltés un corps de 6.000 hommes.
Le général Romain, qui les commandait, était
lui-même au nombre des mécontents et s'avança
avec lenteur. Pendant ce temps, la ville du Cap se lève tout
entière pour le parti de l'insurrection. Un courrier que
Christophe envoyait au général Richard, qu'il croyait
encore fidèle, est sur le point d'être mis à
mort ; il est renvoyé pour apprendre à son maître
que son autorité n'est plus reconnue. Christophe se fait
aussitôt hisser sur son cheval, mais ses souffrances le forcent
d'en descendre. Il avait fait rassembler 1.500 hommes de sa garde,
seules troupes qui lui restassent. II se fait porter dans leurs
rangs, les excite, leur promet douze dollars (60 fr.) par homme
et le pillage du Cap, s'ils triomphent des insurgés. Il met
à leur tête Joachim-Noël, son général
le plus dévoué. Le parti royal, grossi de quelques
détachements recrutés en chemin, rencontre les révoltés
au haut du Cap (8 octobre 1820). Aussitôt Joachim voit ses
troupes se débander et passer à l'ennemi ; il cherche
son salut dans la fuite. A la nouvelle de cette défection,
qui ruine sa dernière espérance, Christophe dit froidement
: «Puisque le peuple d'Haïti n'a plus de confiance
en moi, je sais ce qui me reste à faire. » Il
se retire dans sa chambre et se tire deux coups de pistolet, l'un
à la tête et l'autre au cœur (8 octobre 1820). Telle
fut la fin de cet homme, certainement doué de grandes facultés,
mais qui, après avoir combattu la moitié de sa vie
pour la liberté, consacra l'autre à élever
ce fragile édifice de la tyrannie sous les ruines duquel
il fut écrasé. Ses tentatives de civilisation et de
réforme ne servirent qu'à accélérer
sa chute. A peine eut-il jeté quelques lumières parmi
ce peuple sur lequel il faisait peser une si rude oppression, que
son joug devint insupportable. La servitude et la civilisation ne
sauraient subsister côte à côte. De ses deux
fils, l'aîné, Ferdinand, fut confié aux autorités
françaises, lors de la soumission de Christophe au général
Leclerc. Embarqué comme otage, il mourut en France dans un
hôpital. Le second, Jacques-Victor-Henri, âgé
de seize ans, fut massacré par les insurgés lors de
la prise du fort la Ferrière, quelques jours après
la mort de son père. Un bruit populaire a accrédité
la croyance que les vainqueurs avaient trouvé dans cette
forteresse la somme de 240 millions de francs, formant le trésor
de Christophe. Mais il n'en a rien figuré dans les comptes
de la république d'Haïti. Cette opinion exagérée
de la prospérité de Christophe n'a pas peu contribué
à la conclusion de l'emprunt de 30 millions qui fut conclu
en 1825, époque de la reconnaissance de l'indépendance
de la partie française de St-Domingue. Tout porte à
croire, au contraire, que les revenus du royaume furent annuellement
absorbés par les dépenses de cour, l'entretien de
l'armée et les constructions considérables que Christophe
éleva au fort Henri, à Sans-Souci et dans la ville
du Cap (1). Le défaut d'entretien et les tremblements
de terre ont détruit tous ces édifices dont il ne
reste que des ruines. Le royaume d'Haïti périt avec
son fondateur, et le président Boyer réunit les deux
États sous les étendards de la république.
La veuve de Christophe, naguère la reine Marie-Louise, quitta
cette terre où le nom qu'elle portait était en exécration,
mais où cependant on lui avait assuré une pension
modique. Elle passa en Angleterre, où Wilberforce s'empressa
de lui restituer tout ce qui n'avait pas été employé
d'une somme de 6.000 liv. sterling (150.000 fr.) que Christophe
lui avait envoyée pour lui acheter des livres et lui recruter
des maîtres. La postérité a fait justice des
doutes que le parti colonial avait essayé de jeter sur le
désintéressement de Wilberforce. La veuve du roi noir,
après avoir visité l'Allemagne et l'Italie, se fixa
à Pise en Toscane avec ses deux filles. Au mois de novembre
1830, l'une d'elles est morte dans cette ville, où sa mère
et sa sœur résident encore aujourd'hui.
A. I—B—T.
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Pamphile
Lacroix
Malouet
Esmangart
Wilberforce
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