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3 mars 1815 : Napoléon à Barrême

 

     
Le 3 mars 1815 Napoléon, qui a débarqué au Golfe Juan le 1er mars, arrive avec sa petite armée dans le bourg de Barrême (Basses-Alpes, aujourd'hui Alpes de Haute-Provence) et y prend logement dans la maison du juge de paix du canton, M. Tartanson.
Le récit détaillé de ce séjour a été donné par Fabry dans son Itinéraire.
On remarquera de fortes similitudes avec le séjour de Napoléon à la ferme du Caillou, dans la nuit du 17 au 18 juin, notamment l'observation que les mouvements de l'Empereur sont "gênés".
 
 

 

[Fabry] Itinéraire de Buonaparte de l'île d'Elbe a l'île Sainte-Hélène, Paris 1816.

   
 

Le vendredi 3 mars, il [Napoléon] partit de Céranon [Séranon], et vint déjeuner à Castellane. Il y vit les autorités, notamment M. Francoul, sous-préfet, qui venait d'être destitué, mais qui n’était pas encore remplacé. Il lui promit de le rendre à son poste ; il n’avait été destitué que pour motifs d'opinions politiques. Il logea dans la même maison que ce magistrat ; il y déjeuna avec des vivres apportés de l'auberge, et du vin tiré de la cave du sous-préfet.
En arrivant, il fit venir le maire (M. Saint- Martin), et le força à lui délivrer trois passeports en blanc, avec défense d'en instruire le préfet avant trois jours. Il demanda la gendarmerie, mais elle était sortie de la ville, qui était muette d'étonnement.
Après une halte de trois heures, il continua sa route, et vint coucher à Barreme.
Buonaparte fut annoncé à Barreme par un exprès envoyé de Castellane, et qui arriva sur les quatre heures.
Une heure après, Cambronne arriva avec quelques officiers ; il mit pied à terre dans la maison la plus apparente du bourg (c'était celle de M. Tartanson, juge de paix) : il était occupé à la visiter, à y marquer le logement de Buonaparte, et à prendre toutes les précautions de sûreté, lorsque Buonaparte lui-même entra.
« Êtes-vous le propriétaire de la maison ? dit-il, en s'adressant à M. Tartanson qu'il trouva sur ses pas.
- Oui.... Sire.
- Comment vous appelez-vous ?
- Tartanson.
- Et ce jeune homme ?
- C'est mon fils.
- Que fait-il ?
- Il est receveur de l'enregistrement. »
Entrant dans la chambre qu'on lui avait préparée, il y trouva la femme de M. Tartanson fils, et la salua d'une manière fort gracieuse ; la dame répondit : Monsieur, j'ai l'honneur de vous saluer. Cambronne la prit par le bras, et lui dit, sur le ton du reproche: Madame, c'est l'empereur.
A cette parole, la jeune dame éprouva un saisissement dont elle se ressentit pendant plusieurs jours.
Pendant que Buonaparte s’installait dans l'appartement marqué pour lui, le reste de la maison se remplissait d'une foule d'officiers, et les salles d'en bas étaient encombrées de bagages.
Il fut à peine installé, qu'il demanda le maire (M. Beraud). Il le questionna fort sur la route de Sisteron ; il témoignait le désir d'y aller coucher le lendemain, mais on lui dit que la chose était impossible pour les piétons. Il se fit donner des cartes de Provence qu'il examina, quoiqu'il eût celle de Cassini. Il fit une réquisition de deux cents voitures à deux colliers, ayant soin de désigner les villages qui devaient les fournir, et choisissant de préférence ceux qui étaient placés sur la route de sa troupe, afin qu'ils n’osassent pas se refuser à la réquisition. Il dit que son artillerie passait par la grande route avec la cavalerie, et parla de plusieurs débarquements effectués en même temps sur plusieurs points de la Provence. Il renvoya le maire avec la promesse d'une route militaire qui passerait par Barreme, Après le maire, la gendarmerie fut appelée :il n'y avait qu'un brigadier et un gendarme, qui furent placés à la porte de la maison. Il demanda aussi le curé, M. l'abbé Galland ; mais cet ecclésiastique ne se présenta pas.
Pendant ces entrevues, le bourg se remplissait de troupes qui étaient reçues avec le silence de l'étonnement et de la stupeur.
Différents postes furent placés à toutes les avenues du bourg ainsi que sur la place ; le reste se logea chez les habitants, et les força d'illuminer leurs maisons.
Après ces préparatifs, Buonaparte fit appeler le maître de la maison, et au milieu d'un grand nombre de questions sans intérêt comme sans liaison, il laissa échapper quelques mots sur son entreprise.
« Si la troupe, dit-il, est pour moi, comme on me l'assure, les Bourbons ne peuvent pas tenir, mais ils peuvent être tranquilles sur leur sort.
- Si la troupe est pour vous, répondit M. Tartanson, le peuple ne l'est pas, du moins dans ce pays-ci. »
Buonaparte laissa passer cette remarque sans la relever ; et, sans paraître déconcerté, il détourna la conversation sur des choses vagues au milieu desquelles il intercala ces paroles remarquables : Après-demain au soir les Bourbons apprendront mon arrivée.
Puis se tournant du côté du fils :
« Vous viendrez avec nous, lui dit-il ; vous serez des nôtres, n'est-ce pas ?
- Sire, répondit M. Tartanson, je suis fils unique ; j'ai une femme et des enfants. Il me serait trop pénible de me séparer de ma famille.
- Je vous donnerai un grade avancé, reprit Buonaparte sans s'arrêter à ces observations.
Mais M. Tartanson persista dans son refus, en alléguant qu'il servirait plus utilement son pays en restant dans l'emploi qu'il occupait.
Bertrand qui avait été simple témoin de cette conversation, vint peu d'instants après, prit en particulier M. Tartanson, et, lui renouvela les mêmes propositions avec de plus vives instances.
Je vous fais, lui dit-il, chef d'escadron à l'instant ; passé Lyon, vous aurez un grade plus élevé, et à Paris je me charge de votre avancement.
Mais ces belles offres touchèrent si peu le modeste receveur, que trois jours après il marchait à la poursuite de son hôte, à la tête d'un détachement de volontaires royaux.
Pendant que Buonaparte et Bertrand, major-général de la grande armée, s’occupaient à recruter cette armée avec un zèle si opiniâtre, Cambronne, faisant fonctions de maître d'hôtel, descendit à la cuisine, et demanda de la soupe. La maîtresse de la maison répondit naïvement que c’était jour maigre ; qu'on n’avait pas mis le pot au feu.
Madame, répliqua Cambronne, en élevant la voix, il en faut cependant pour le souper de l'empereur. On lui fit observer qu'on avait à la vérité, de la soupe préparée pour les domestiques qui allaient revenir des champs, mais qu'on n’aurait pas osé la lui offrir. Voyons, dit Cambronne, en découvrant la marmite, ce que c'est que cette soupe. Il prit une cuiller, la goûta ; et, l'ayant trouvée fort bonne, il ordonna de la servir sur-le-champ.
Il s'empara, en même temps, d'un plat de morue, d'une omelette, et de tout ce qui composait le souper de la famille.
On y joignit un derrière de chevreau et quelques autres plats qui furent apportés de l'auberge, où ils avoient été préparés sous les yeux de deux factionnaires.
Buonaparte fit demander aussi des vins de dessert, des fruits et des confitures. Il prit du café qu'il apportait tout fait dans une bouteille, et qu'on lui servit dans les tasses du ménage, les siennes n’étant pas encore arrivées.
Pendant que le souper de la famille était consommé par Buonaparte et ses commensaux (Bertrand et Drouot soupaient avec lui), sa suite très nombreuse faisait main-basse sur toutes les provisions du ménage, et dévorait en quelques instants le fruit de plusieurs années d'économie.
Après le souper, tous les lits et matelas furent mis en réquisition et étendus dans toutes les pièces de la maison, et jusques sur les degrés de l'escalier. Buonaparte avait un lit de fer, qui fut dressé en cinq minutes. La maison ne lui fournit que les draps et les matelas ; il avait une couverture ouvrée de laine, dont le travail était fort beau. Il se coucha, et fut gardé par deux mameloucks placés en sentinelle à chaque porte de sa chambre. L'escalier était jonché d'officiers couchés sur des matelas ou sur de la paille.
Il y en eut qui, au lieu de se coucher, passèrent la nuit à écrire et à expédier des émissaires. Plusieurs avoient été déjà expédiés dans les premiers moments de l'arrivée de Buonaparte. On l'entendit demander à Bertrand :
« Cet homme est-il parti ?
- Lequel, sire ?
- Le correspondant de Grenoble ?
- Oui, sire.
- Et ceux du Nord ?
- Ils sont partis aussi (1).

Le brigadier qui était à la porte de la rue, excité et secondé par M. Tartanson fils, trouva le moyen d'envoyer un exprès à Digne. Il ne mandait au préfet que ces deux mots : « L'empereur Napoléon Buonaparte est arrivé à Barreme avec beaucoup de monde. »
Une petite correction fut faite à cette missive par M. Tartanson, qui ajouta le mot ex devant celui d'empereur.
Les bagages de Buonaparte, qui étaient en retard, arrivèrent dans la nuit. On remarqua entre autres objets, un magnifique service de vermeil dont il fit usage pour déjeuner.
A trois heures du matin, il demanda du café qu'on lui servit sur-le-champ. Il déjeuna, deux heures après, avec des tablettes de bouillon qu'il avait dans son nécessaire.
A sept heures, il fit appeler de nouveau le juge de paix qui vint avec son fils. Ils le trouvèrent assis dans un fauteuil, les jambes allongées sur une chaise, et ayant l'attitude d'un homme cuirassé, gêné dans ses mouvements, et raide comme une barre ; il était nu-tête, en uniforme bleu, en bottes à l'écuyère avec des éperons.
- Y a-t-il ici des biens nationaux ?
- Non, sire.
- Que font ces faquins ? (M. Tartanson hésitant à répondre, Buonaparte reprit :)
oui ces nobles ? ces émigres ? que disent-ils ?
- Ils sont fort tranquilles.
- Y a-t-il des biens d'église ?
- Il y a ceux de l’évêché de Senez.
- Se sont-ils vendus à juste prix ?
- Oui, à peu près.
- Y a-t-il eu d'autres biens vendus dans les environs ?
- Oui, ceux de M. de Moriez.
- Est-ce l'ancien chef d'escadre ?
- Oui.
- Est-il mort ?
- Oui.
Ces questions étaient souvent entremêlées de plusieurs autres dans lesquelles l'interrogateur ne brillait pas par un esprit de suite. Revenant à son entreprise et aux moyens qui en assuraient l'exécution, il dit entr'autres choses:
« L'impératrice et le roi de Rome sont partis pour Paris ; elle arrivera bientôt avec les troupes que l'Empereur lui donne pour l'accompagner. »
Il fit, à M. Tartanson fils, des questions relatives à sa place, sur les biens communaux, sur les droits de succession, lui demandant s'il faisait ses recouvrements sans difficulté ; il demanda le nom des autorités de Digne ; et comme on lui nommait Duval qui en était préfet, Bertrand s'écria : Ah ! le brave Duval ?
Buonaparte ne prononça jamais le nom du Roi ; il disait toujours les Bourbons. Le mot de royalistes ne fut non plus jamais prononcé par lui, ni par les siens.
Cette conversation terminée (elle dura une demi-heure), Cambronne demanda la note de la dépense. Le maître répondit que n'étant pas aubergiste il n’avait pas fait de note. Cambronne, ayant insisté inutilement, laissa sur une table cinq pièces de 20 francs, enveloppées dans un papier, sur lequel étaient écrits ces mots : Vous donnerez 10 francs aux domestiques (2).
A sept heures, Buonaparte monta à cheval, ou plutôt il y fut porté par deux ou trois écuyers, tant ses mouvements étaient gênés. Il vit à une croisée des dames qui regardaient en silence, et les salua poliment.
La troupe, sous les armes, fit entendre des cris de vive l'empereur ! qui furent répétés par la populace du bourg et par quelques paysans, arrivés au nombre de deux cents, avec leurs mulets, sur lesquels tout le bagage fut chargé. Le passage de la troupe dura toute la journée ; elle faisait le chapelet dans cette marche. Buonaparte prit pour guides la gendarmerie de Barreme, qui consistait en un brigadier et deux gendarmes. Un de ces derniers, qui était en service lors de l'arrivée de Buonaparte, s'étant présenté avec le lis à la boutonnière, un des officiers le lui arracha brusquement, en lui disant : quel oiseau as-tu là ?
Précédé de sa troupe et de cinquante lanciers à cheval, Buonaparte s'achemina vers Digne.
(...)

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(1) Un ancien cocher de Lavalette passa le 14 mars à Villejuif voyageant dans une espèce de malle. On lui demanda s'il arrivoit de Lyon, et s'il savoit des nouvelles de Buonaparte. Je viens de bien plus loin, répondit-il, et Buonaparte sera le 20 à Paris.
(2) Cette somme n'indemnisa pas le maître à beaucoup près ; mais il s'estima fort heureux de n'avoir pas perdu une seule pièce d'argenterie dans le désordre qu'entraînaient un pareil hôte et sa suite.

 

     

 

 

[Fabry]
Itinéraire de Buonaparte de l'île d'Elbe a l'île Sainte-Hélène, ou Mémoires pour servir à l'histoire des événemens de 1815, avec le recueil des principales pièces officielles de cette époque, par l'auteur de la Régence à Blois, et de l'Itinéraire de Buonaparte en 1814. Paris 1816. - 468 pages
https://books.google.be/books?id=keFM1axfbAQC

 

 

 

 


 

 
L'auteur de cet ouvrage est Fabry (Jean-Baptiste-Germain), (1780 - 1821).

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