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L’eau,
venant de la veine du Rosier, après avoir passé par
celle du Pestay, tombait du bure Beaujonc dans le marais que l'on
exploitait et où il y avait 127 ouvriers. La chute d'eau
était de 78 mètres. Au moment où le panier
(caisse carrée soutenue par des chaînes aux quatre
angles) rempli de houille était enlevé, un ouvrier
chargeur (Matthieu Labaye) s'aperçut que l'eau tombait dans
le bure, dont la profondeur est de 170 mètres. Ses camarades
crurent d'abord que les tuyaux de la pompe à vapeur étaient
engorgés, et que l'eau, n'arrivant point au jour, retombait
dans le bure. Cependant Labaye fit avertir le maître ouvrier,
Hubert Goffin, qui était dans une taille, ou tranchée
dans la veine, à 500 mètres de distance. Celui-ci
arrive promptement et reconnaît que le danger est réel.
Son premier soin est d'envoyer chercher son fils Matthieu Goffin,
âgé de 12 ans. Personne n'était remonté
; l'eau était encore peu considérable ; Goffin pouvait
échapper au danger ; son fils était auprès
de lui ; il avait même une jambe dans le panier «Non,
dit-il, en repoussant le panier, si je monte mes ouvriers périront
; je veux sortir d'ici le dernier, les sauver tous, ou périr
avec eux !» Aussitôt il met à sa place un ouvrier
aveugle. Le panier remonte, mais suspendu seulement à deux
des quatre chaînes qui le soutiennent, il est sur le côté.
Quelques ouvriers, ne pouvant se maintenir dans cette position,
tombent dans l'eau ; Goffin et son fils, qui ne le quitte pas, les
retirent. Le panier redescend, il arrive pour la seconde fois. Les
ouvriers, épouvantés, se pressent, s'entassent ; mais
la chute du coup d'eau en précipite une partie. Goffin et
son fils sont encore là pour leur salut. Une troisième
fois le panier redescend ; mais les chevaux du manège sont
lancés, et les ouvriers n'ont qu'un instant pour saisir la
machine qui doit les enlever. Goffin voit le danger ; il avertit
ces infortunés, qui ne l'écoutent plus ; ils saisissent
le panier, s'y cramponnent ; mais bientôt ils retombent pour
la plupart, et périssent dans le bure, que l'eau inonde ;
elle allait atteindre le haut des galeries. Goffin seul conserve
sa présence d'esprit. Le dévouement de cet homme,
père de sept enfants en bas âge, électrise le
brave Labaye, qui le premier s'était aperçu de l'inondation,
et agit avec une égale force sur Nicolas Bertrand et Melchior
Clavir. Goffin ordonne a Bertrand de faire une ouverture au bure
d’airage ( puits où l'on entretient du feu dans une cage
de fer suspendue), pour que les ouvriers pussent gagner les montées
, et il charge Labaye de saisir toutes les chandelles et de placer
celles qui étaient allumées au haut de la galerie
principale, pour que les mineurs vissent de loin, qu'ilsne pouvaient
plus arriver au bure. Clavir aidait Goffin à rassembler les
ouvriers et à les chasser du côté des montées.
Ces dispositions sauvèrent la vie à un grand nombre,
qui eurent le temps de rejoindre Goffin ; ceux qui s'obstinèrent
à rester près du lieu ou descendait le panier, dans
l'espoir de l'atteindre, furent bientôt submergés par
la chute d'eau. Que l'on se figure cependant la position de ces
infortunés, enfouis dans les entrailles de la terre, à
170 mètres de profondeur, rassemblés dans un étroit
espace, privés d'alimens, et presque d'air vital, craignant
à tout instant d'être engloutis par les eaux, qui augmentaient
à vue d'œil. Informés de l'horrible danger que courent
les mineurs, les ingénieurs des mines, le préfet du
département ( M. le baron de Micoud), le maire d'Ans, se
transportent sur les lieux ; les femmes et les enfans des victimes
les accompagnent et font retentir l'air de leurs cris lamentables.
Pendant que l'on met les machines en mouvement, un détachement
de troupes arrive, et maintient la multitude qui ne peut que retarder
le travail et troubler les ouvriers. L'ignorance où l'on
est du bure où sont les mineurs, l'inondation qui ne permet
point de s'orienter, la difficulté de se frayer un chemin
jusqu'à ces infortunés, répandent la consternation
dans tous les cœurs, et les travaux, sans direction, sont pendant
plusieurs jours sans aucune utilité. Le courage des ingénieurs,
des magistrats, des ouvriers , n'en est pas pour cela diminué.
On redouble de zèle et d'activité. Enfin tout espoir
n'est pas perdu : on entend un bruit intérieur, et tous les
efforts sont dirigés du côté d'où il
part... Mais revenons à Goffin, et suivons, jusqu'au moment
de sa délivrance, la conduite héroïque de cet
homme généreux, que seconde d'une manière admirable,
le courage non moins extraordinaire de son fils, enfant de 12 ans.
Quelques ouvriers
demeurèrent pour juger du progrès des eaux ; les autres
se portèrent sur l’amont de pendage ( partie élevée
et inclinée), ou ils arrivèrent dans l'état
le plus déplorable. Les enfants en pleurs entouraient Goffin.
« Cher maître, disaient-ils, par où sortirons-nous?
Mon Dieu! se peut-il que nous devions mourir si jeunes ?»
Goffin leur impose silence, les rassure en leur promettant qu'ils
échapperont tous. Il distribue son monde dans les différentes
montées ; les plus robustes sont choisis pour entreprendre
des tranchées et se frayer une issue. Travail superflu! après
de longs et inutiles efforts, ils s'abandonnent au désespoir.
De nouveaux efforts n'ont pas plus de succès. Le découragement
parvient à son comble ; les ouvriers refusent de continuer
un travail qui prolonge inutilement leurs angoisses et leurs fatigues.
«Eh bien, s'écrie Goffin , puisque vous refusez d'obéir,
mourons ! » et il prend son fils dans ses bras. Ses amis,
ses plus fidèles camarades, se pressent autour de lui, «
afin, disent-ils, que ceux qui trouveront leurs cadavres, jugent
qu'ils ne l'ont point abandonné. » Tous l'embrassent,
tous se préparent à mourir. Tout à coup la
voix d'un faible entant se fait entendre : c'est celle du jeune
Goffin : «Vous faites, leur dit-il, comme les enfants, vous
pleurez et vous avez peur; allons, obéissez à mon
père, travaillez, et prouvons que nous avons eu du courage
jusqu'à la mort.» Il fait un pas, et tous, comme par
inspiration, le suivent ; les travaux sont repris. Mais bientôt
les forces des travailleurs sont épuisées ; le découragement
et le besoin de nourriture les accablent. Goffin les traite de lâches
; il leur déclare qu'il va hâter sa mort et leur ôter
tout espoir, en se noyant avec son fils. A ces mots les ouvriers
se précipitent au-devant de lui et promettent de se remettre
à l'ouvrage. Mais l'air ne contient plus assez d'oxygène
; les deux chandelles qui éclairent les travailleurs s'éteignent
d'ellesmêmes ; une troisième, leur dernière
ressource, s'éteint par accident. Une profonde obscurité
détruit le peu de courage qui avait jusqu'alors animé
les ouvriers, et pour la troisième fois, ils cessent leurs
travaux. Goffin, désespéré, saisit le premier
qui se trouve sous sa main, et menace d'arracher la vie à
celui qui renoncera de concourir au salut commun en quittant le
travail ; il les ramène à l'ouvrage, malgré
l’obscurité, et lui-même donne toujours l'exemple.
Ses mains, désaccoutumées à se servir du pic,
sont ensanglantées ; son fils, qui se partage entre le travail
et la tendresse filiale, vient souvent lui tâter le pouls,
et lui dit: «Courage, mon père, cela va bien. »
Dans cette situation, cet enfant ne pense qu'à sa famille.
«Mon père, il n'y a que vous et moi qui gagnions de
l'argent : comment vivront ma mère, mes sœurs et mes petits
frères, si nous périssons ici ? Il faudra donc qu'ils
demandent l'aumône ? — Cher enfant ! —Je sais que vous avez
caché del'argent ; maispourront- ils jamais le trouver? —Et
le tien, mon fils ? — Moi, je n'ai qu'un petit écu; c'est
ma sœur qui l'a .»
Deux ouvriers, à la suite d'une querelle , sont au moment
de se battre. «Laissons-les faire, disent les autres, si l'un
d'eux est tué, il nous servira de nourriture.» Ce propos,
échappé au délire du besoin, mit fin à
la querelle. Naguères, craignant d'être submergés,
ils n'allaient au bord de l'eau que pour juger de son élévation;
en ce moment, privés de lumière, ils y vont en tâtonnant,
dans l'espoir d'y trouver le corps de quelqu'un de leurs camarades,
pour se le partager. Après avoir dévoré les
chandelles qui leur étaient restées, bu leur urine,
préférablement à une eau infecte, les uns tombent
d’inanition, les autres sont en proie au délire ; tous par
la plus cruelle injustice, accusent Goffin de leur malheur et le
maudissent. Surmontant son propre épuisement, cet infortuné
mineur cherche à les calmer ; il les appelle par leur nom,
espérant que ceux qui ne répondront pas auront pu
remonter au jour. Enfin, après cinq jours et cinq nuits passés
dans la plus cruelle anxiété, les infortunés
houilleurs entendent à l'extérieur un bruit qui leur
annonce leur prochaine délivrance. Ils répondent par
un faible travail ; mais ils ont été entendus ; les
efforts de l'extérieur redoublent. — Ils sont sauvés!
— On les compte : sur 127 on reconnaît que 35 sont remontés
dans le premier moment, que 22 se sont noyés, et que 70 sont
rendus ù la vie. Goffin et son fils sortent les derniers.
Il est difficile de se faire une idée des transports de joie,
particulièrementdes femmes et desenfans des mineurs arrachés
à la mort. Tous veulent pénétrer dans l'enceinte
qui les dérobe à leurs embrassements ; ils grattent
la terre; ils font des trous dans la cloison, et jettent du pain
, de la viande et des fruits. Les magistrats ne se retirèrent
qu'après que les mineurs eurent été rendus
à leurs familles (1).
Cet événement
occupa un instant l'attention de l'Europe entière, dans le
moment de repos dont elle se trouvait jouir â cette époque.
Pendant tout le temps que les mineurs restèrent enfouis,
les journaux donnèrent le bulletin de l'état des travaux
entrepris pour les délivrer, et le public en attendait chaque
matin des nouvelles, avec une curiosité pleine d'anxiété.
Le Gouvernement récompensa le courage et la fermeté
d'âme d'Hubert Goffin: il lui accorda la décoration
de la Légion d'Honneur, avec une pension. Son jeune fils
reçut aussi une récompense, aussi bien que ceux des
mineurs qui avaient le mieux secondé Goffin. La classe de
la langue et de la littérature française de l'Institut
invita les poètes à célébrer le dévouement
du brave mineur de Beaujonc : le prix de ce concours fut remporté
par feu Millevoye. Plusieurs théâtres s'emparèrent
aussi de ce sujet, pour l'offrir à l'admiration et à
la curiosité publique. En 1814, H. Goffin fut décoré
par le roi des Pays-Bas de l'ordre du Lion Belgique. Par une fatalité
singulière, ce brave homme était destiné à
périr victime de l'un de ces accidens qui menacent les gens
de son état. Une de ces détonations occasionées
par le feu grison, que la lampe de Davy est destinée à
prévenir, eut lieu dans la houillière dont il dirigeait
les travaux. Il fut frappé à la tête d'un éclat
de pierre, et mourut peu d'instans après, le 8 juillet 1821
; il a laissé dix enfans. — La gravure s'est associée
à la poésie pour conserver les traits d'Hubert Goffin
et de son fils : on publia en 1812, plusieurs portraits de l'un
et de l'autre. Voici la liste des poëmes qui leur furent consacrés:
Goffin, ou le Héros Liégeois, par M. Millevoye (pièce
couronnée par l'Institut). Paris, F. Didot, in-4, 1812.
Le Dévouement d’Hubert Goffin ; par Henri Verdier de Lacoste
(pièce qui a obtenu une mention honorable au concours extraordinaire
ouvert par l'Institut). Paris, F. Didot, brochure in-4, 1812.
Eloge de Goffin, ou les Mines de Beaujonc, par M. Mollevault (pièce
qui a obtenu l'accessit). Paris, F. Didot, in-4, 1812.
Le Dévouement d'Hubert Goffin et de son fils (pièce
qui a concouru, etc.) ; par J. Richard de Rochelines, membre de
l'Université. Paris, G. Michaud, brochure in-8, 1813.
Goffin, ou les Mineurs sauvés, ode qui a concouru, etc. Paris,
Debray, brochure in-8.
Goffin ou les Mineurs sauvés, opuscule; par V. G. Rouen,
Baudry, brochure in-8.
Goffin, ou les Mines de Beaujonc, poème envoyé à
l'Institut National ; par M. Desmarets - Lamotte. Moulins, Desrosiers,
brochure in-8.
Hubert Goffin, ou les Ouvriers Liégeois; par M. Charly-Laserve.
Paris, Charles, brochure in-4.
Goffin et les Malheureux de Beaujonc (récit en vers); par
J. L. Brad. Alexandrie, L. Capriolo, brochure in-8. —édit.
revue, corrigée, augmentée et envoyée au concours,
sous ce titre : Les deux Goffins et les malheureux, etc. Paris,
Caillot, brochure, in-8.
Eloges de Goffin père et fils, qui ont concouru en 1812,
etc.; par M. J. Soubira, du département du Lot. Paris, Johanneau,
brochure in-8.
Eloge en vers d’H. Goffin ; par M. du Rouve de Savi. Paris, Cussac,
brochure in-8.
Eloge d'Hubert et de Matthieu Goffin, poëme envoyé à
la 2° classe de l'Institut, etc.; par A. J. B.Bouvet. Paris,
Brunot-Labbe , brochure in-8.
Goffin ou les Mines de Beaujonc; par M. Valmalète. Paris,
Michaud, brochure in-8.
Eloge de Goffin ou Récit lyrique de l'événement
de Beaujonc ; par M. S.... Paris, Porlhmann, in-8.
Ils sont sauvés! ou les Mineurs de Beaujonc; Fait historique
en deux actes et en vaudevilles, de MM. Rougemont, Brazier et Merle,
représenté pour la première fois sur le théâtre
des Variétés , le samedi 4 avril 1812, au bénéfice
des veuves des ouvriers morts par suite de l'accident du 28 février
dernier, précédé d'une Notice historique sur
cet événement. Paris, Barba, in-8.
La Houillière de Beaujonc ou les Mineurs ensevelis, grand
tableau historique, mêlé de couplets , retraçant
dans tous ses détails l'événement arrivé
auprès de Liège... précédé d'une
Relation de ce fait historique; terminé par une scène
lyrique et allégorique à grand spectacle, en l'honneur
du brave Goffin; par MM. Augustin Hapdé et Ourry ; musique
composée et arrangée par M. Foignet ; représenté
sur le théâtre de la salle des Jeux gymniques, le 24
Mars 1812. Paris, Barba, 1812, in-8.
La Mine Beaujonc ou le Dévouement sublime; Fait historique,
en deux actes, par M. Franconi jeune, mis en scène par le
même, musique de M. Alexandre, divertissemens de M. Morand;
représenté pour la première fois à Paris,
au Cirque Olympique, le 28 mars 1812. Paris, Barba, in-8.
(1) Les détails
qu'on vient de lire jusqu’ici, sont extraits de la Biographie
nouvelle des Contemporains,Tom. VIII. Ils paraissent communiqués
par une personne qui se trouvait sur les lieux,à l'époque
de l'événement. |
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