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17 janvier 1815 : funérailles de Mlle Raucourt

 

     
Le 17 janvier 1815 s'est produit à Paris un événement dont les journaux n'ont pas parlé (par ordre) et qui traduit le climat de crise dans lequel baigne la France en ce mois de janvier 1815 : l'émeute qui eut lieu à l'occasion des funérailles de la comédienne Mlle Raucourt révèle le gouffre qui sépare les tenants de l'Ancien Régime de la majorité de la nation française.
Alors que le retour du Roi avait été généralement bien accepté par la population, qui y voyait un gage de paix, les maladresses et l'aveuglement de l'entourage du Roi finissent par créer un mécontentement qui ne va faire que croître, et qu'observe, dans une île pas si éloignée des côtes de France, un homme qui n'a pas renoncé à jouer un rôle sur la scène du monde.
Si les journaux français n'ont pas parlé de l'émeute du 17 janvier, on en trouve néanmoins le récit dans une lettre datée de Paris le 20 janvier et publiée dans l'Observateur de la Belgique :
 
Raucourt
(Saucerote F.M.A, dite Mlle) 1756-1815, actrice.
 

 

L'Observateur politique, administratif, historique et littéraire de la Belgique, Bruxelles, 1815 :

   
 
Paris, le 20 janvier 1815.

Les journaux ont annoncé, il y a quelques jours, la mort de Mlle Raucourt, actrice du théâtre français ; mais ils ont gardé un profond silence sur la scène aussi scandaleuse que remarquable qui a eu lieu à l'église de St.-Roch, au sujet des funérailles de cette comédienne célèbre.
Mlle Raucourt était une actrice d'un ordre supérieur. Elle jouissait à Paris d'une grande considération ; on estimait sa probité, la noblesse de ses sentiments, son humanité, sa bienfaisance. Depuis plusieurs années, elle avait pris un goût très décidé pour la religion ; tous les ans, elle rendait le pain bénit à sa paroisse de Paris et à celle où est située sa maison de campagne ; elle venait de faire relever, à ses frais, l'église de cette dernière paroisse ; elle faisait de fortes aumônes aux pauvres et remettait souvent au curé de Saint-Roch d'assez grosses sommes pour ce digne usage. M. le curé honorait son ouaille pendant qu'elle vivait ; aussi dînait-il chez elle et ne manquait jamais de lui faire visite aux époques solennelles. Le premier jour de l'an 1815, il avait apporté sa carte chez Mlle Raucourt, et celle-ci avait répondu par l'envoi de 75 francs pour les indigents de la paroisse.
Mlle Raucourt est attaquée d'une fluxion de poitrine qui la met, en quatre jours, à la dernière extrémité ; on demande au curé de Saint-Roch un prêtre pour assister la malade à ses derniers moments ; mais le curé, informé qu'elle n'a que peu d'heures à vivre, déclare que l'agonisante étant excommuniée, il lui refuse son ministère, ainsi que celui de ses vicaires. Elle meurt le 15 de ce mois, privée des secours spirituels. Le lendemain, ses amis vont informer le curé de son décès, et lui demander ses ordres pour la cérémonie de l'église ; il répond froidement que, Mlle Raucourt étant morte sans avoir abjuré la profession de comédienne entre les mains d'un prêtre, il ne peut accorder à ses restes l'entrée du temple des chrétiens, ni permettre qu'aucune cérémonie religieuse soit faite à son enterrement . Il veut bien convenir qu'elle était charitable, pieuse, femme de bien ; mais elle était comédienne, et, par cela seul, exclue du giron de l'église.On lui fait observer que les peines prononcées, avant le dix-septième siècle contre des histrions et farceurs publics n'ont jamais pu s'étendre que par préjugé et irréflexion contre les comédiens véritables, contre ceux du théâtre français dont la société se distingue par ses vertus privées et publiques, dont les spectacles décents et honnêtes ont toujours été sous la protection immédiate des rois ; que le pape, loin de tenir les comédiens pour excommuniés, a déclaré, par une bulle du 1er de ce mois, que les ecclésiastiques pouvaient aller au spectacle, en habit séculier, même le dimanche, et qu'ils ne devaient s'en abstenir que les mercredi et samedi ; que, d'après les principes de la cour de Rome, les anciens comédiens italiens, à Paris, étaient membres de la confrérie du St.-Sacrement, à la paroisse de St.-Eustache ; qu'en Espagne, les comédiens sont traités, de leur vivant et après leur mort, comme les autres fidèles ; qu'en Angleterre Mlle Olfieds partage avec Newton la sépulture des rois, à Westminster ; le curé demeure inébranlable.
Les amis se retirent ; l'un d'eux est avocat ; il conseille de réclamer, par écrit, le ministère de l'église ; on le fait, et le curé signe son refus, en s'appuyant d'une défense du chapitre métropolitain , en disant qu'il n'est qu'une sentinelle perdue. Alors ils arrêtent entre eux que, pour éviter un éclat toujours fâcheux, l'on répandra le bruit que la défunte était protestante, et que son corps serait porté de suite au lieu de la sépulture.
Le 17, les amis de Mlle Raucourt, ses camarades des divers théâtres étaient réunis à sa maison pour lui rendre les derniers devoirs ; on rend compte de ce qui avait été délibéré la veille ; mais ce parti est repoussé par la majorité. Le maire de l'arrondissement, les personnes les plus considérables pensent qu'on ne peut recourir au mensonge, ni se dispenser de présenter le corps à l'église. Les comédiens décident, à l'unanimité, d'envoyer leur démission au roi plutôt que de supporter l'abjection où on veut les réduire. L'avocat, dont il a déjà été parlé, exhibe le refus écrit du curé et pense d'après cette pièce que toute démarche ultérieure sera vaine et ne peut qu'être l'occasion de troubles populaires. Il assure que S. M., qui est sincèrement affligée de l'intolérant refus du curé, saura gré aux comédiens de faire à la tranquillité publique le sacrifice qui leur est demandé au nom du roi. Les murmures s’apaisent ; l'ordre est donné aux voitures du deuil de se diriger vers le cimetière ; mais une multitude était rassemblée autour des voitures ; informée de ce qui se passe, elle s'oppose à leur nouvelle destination, leur fait prendre le chemin de l'église de St.-Roch, les escorte, et les comédiens sont entraînés sans trop savoir où, ni quel sera le dénouement de cette scène tumultueuse. La foule se grossit en chemin, et près de vingt mille personnes de tout rang, de tout âge et de tout sexe occupent les avenues de l'église. La grande porte de ce lieu saint est fermée ; le suisse, sommé de l'ouvrir, s'y refuse ; on pénètre par les portes latérales ; l'église est, en un instant, remplie ; le tumulte est affreux ; les murmures les plus effrayants se font entendre ; quelques comédiens, redoutant les suites d'un pareil mouvement, donnent secrètement l'ordre aux voitures de gagner le cimetière ; elles sont en marche ; mais le convoi est forcé de revenir ; on le reconduit encore à l'église et l'on coupe les traits des chevaux.

On va dans les boutiques voisines chercher des instruments propres à enfoncer la porte principale.Des voix s'élèvent et demandent que le corps de la défunte soit conduit à Notre-Dame ; d'autres voix, en plus grand nombre, proposent de le transporter au château des Tuileries, dans la chapelle du palais, et de demander en même temps justice et vengeance au roi. Enfin, on enlève le corps de la voiture dans laquelle il est déposé et on l'introduit dans l'église par une des portes latérales. Au même instant, la porte principale cède aux efforts des instruments. Le cercueil est transporté dans le chœur, les cierges de l'église sont allumés, un prêtre est forcé de dire l'office des morts, et les nombreux assistants accompagnent de leurs chants funèbres la voix tremblante du prêtre effrayé. En ce moment arrive un officier supérieur de la garde du roi ; c'est le monarque lui-même qui l'envoie assurer le peuple que S. M. blâme la conduite du curé, qu'elle invite le peuple à rentrer dans l'ordre, et que son vœu le plus cher est qu'aucun accident ne soit le résultat du tumulte.
On assure que le roi a envoyé un de ses aumôniers pour chanter l'office des morts ; mais déjà le peuple avait mis, ainsi que nous venons de le dire, l'un des vicaires en fonctions. La cérémonie terminée, le calme s'est rétabli, la foule s'est écoulée et le corps de Mlle Raucourt a été conduit, au milieu du plus grand recueillement, à son dernier asile. Telle est la relation fidèle d'un événement bien remarquable dont les suites pouvaient être funestes, et qui, n'en doutons point, aura des conséquences très importantes sur l'opinion publique. C'est le même curé de St.-Roch qui, il y a environ douze ans, refusa la sépulture à Mlle Chameroy, danseuse de l'Opéra. Ce refus ne parut alors que ridicule : le curé de St.-Thomas du Louvre, plus sage, fit les prières que les ministres de la religion doivent non seulement aux chrétiens, mais même à ceux que l'erreur tient éloignés de l'église. On doit à la vérité de dire que les comédiens ont eu, dans cette occasion, la conduite la plus décente. Toute la capitale a été révoltée de celle du curé de St.-Roch : ses confrères l'accusent d'un éclat qui compromet leur puissance.

     

 

 

 

     

 

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