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Paris,
le 20 janvier 1815.
Les journaux
ont annoncé, il y a quelques jours, la mort de Mlle Raucourt,
actrice du théâtre français ; mais ils
ont gardé un profond silence sur la scène aussi scandaleuse
que remarquable qui a eu lieu à l'église de St.-Roch,
au sujet des funérailles de cette comédienne célèbre.
Mlle Raucourt était une actrice d'un ordre supérieur.
Elle jouissait à Paris d'une grande considération ;
on estimait sa probité, la noblesse de ses sentiments, son
humanité, sa bienfaisance. Depuis plusieurs années,
elle avait pris un goût très décidé pour
la religion ; tous les ans, elle rendait le pain bénit
à sa paroisse de Paris et à celle où est située
sa maison de campagne ; elle venait de faire relever, à
ses frais, l'église de cette dernière paroisse ;
elle faisait de fortes aumônes aux pauvres et remettait souvent
au curé de Saint-Roch d'assez grosses sommes pour ce digne
usage. M. le curé honorait son ouaille pendant qu'elle vivait ;
aussi dînait-il chez elle et ne manquait jamais de lui faire
visite aux époques solennelles. Le premier jour de l'an 1815,
il avait apporté sa carte chez Mlle Raucourt, et celle-ci
avait répondu par l'envoi de 75 francs pour les indigents
de la paroisse.
Mlle Raucourt est attaquée d'une fluxion de poitrine qui
la met, en quatre jours, à la dernière extrémité ;
on demande au curé de Saint-Roch un prêtre pour assister
la malade à ses derniers moments ; mais le curé,
informé qu'elle n'a que peu d'heures à vivre, déclare
que l'agonisante étant excommuniée, il lui refuse
son ministère, ainsi que celui de ses vicaires. Elle meurt
le 15 de ce mois, privée des secours spirituels. Le lendemain,
ses amis vont informer le curé de son décès,
et lui demander ses ordres pour la cérémonie de l'église ;
il répond froidement que, Mlle Raucourt étant morte
sans avoir abjuré la profession de comédienne entre
les mains d'un prêtre, il ne peut accorder à ses restes
l'entrée du temple des chrétiens, ni permettre qu'aucune
cérémonie religieuse soit faite à son enterrement
. Il veut bien convenir qu'elle était charitable, pieuse,
femme de bien ; mais elle était comédienne, et,
par cela seul, exclue du giron de l'église.On lui fait observer
que les peines prononcées, avant le dix-septième siècle
contre des histrions et farceurs publics n'ont jamais pu s'étendre
que par préjugé et irréflexion contre les comédiens
véritables, contre ceux du théâtre français
dont la société se distingue par ses vertus privées
et publiques, dont les spectacles décents et honnêtes
ont toujours été sous la protection immédiate
des rois ; que le pape, loin de tenir les comédiens
pour excommuniés, a déclaré, par une bulle
du 1er de ce mois, que les ecclésiastiques pouvaient aller
au spectacle, en habit séculier, même le dimanche,
et qu'ils ne devaient s'en abstenir que les mercredi et samedi ;
que, d'après les principes de la cour de Rome, les anciens
comédiens italiens, à Paris, étaient membres
de la confrérie du St.-Sacrement, à la paroisse de
St.-Eustache ; qu'en Espagne, les comédiens sont traités,
de leur vivant et après leur mort, comme les autres fidèles ;
qu'en Angleterre Mlle Olfieds partage avec Newton la sépulture
des rois, à Westminster ; le curé demeure inébranlable.
Les amis se retirent ; l'un d'eux est avocat ; il conseille
de réclamer, par écrit, le ministère de l'église ;
on le fait, et le curé signe son refus, en s'appuyant d'une
défense du chapitre métropolitain , en disant qu'il
n'est qu'une sentinelle perdue. Alors ils arrêtent entre eux
que, pour éviter un éclat toujours fâcheux,
l'on répandra le bruit que la défunte était
protestante, et que son corps serait porté de suite au lieu
de la sépulture.
Le 17, les amis de Mlle Raucourt, ses camarades des divers théâtres
étaient réunis à sa maison pour lui rendre
les derniers devoirs ; on rend compte de ce qui avait été
délibéré la veille ; mais ce parti est
repoussé par la majorité. Le maire de l'arrondissement,
les personnes les plus considérables pensent qu'on ne peut
recourir au mensonge, ni se dispenser de présenter le corps
à l'église. Les comédiens décident,
à l'unanimité, d'envoyer leur démission au
roi plutôt que de supporter l'abjection où on veut
les réduire. L'avocat, dont il a déjà été
parlé, exhibe le refus écrit du curé et pense
d'après cette pièce que toute démarche ultérieure
sera vaine et ne peut qu'être l'occasion de troubles populaires.
Il assure que S. M., qui est sincèrement affligée
de l'intolérant refus du curé, saura gré aux
comédiens de faire à la tranquillité publique
le sacrifice qui leur est demandé au nom du roi. Les murmures
s’apaisent ; l'ordre est donné aux voitures du deuil
de se diriger vers le cimetière ; mais une multitude
était rassemblée autour des voitures ; informée
de ce qui se passe, elle s'oppose à leur nouvelle destination,
leur fait prendre le chemin de l'église de St.-Roch, les
escorte, et les comédiens sont entraînés sans
trop savoir où, ni quel sera le dénouement de cette
scène tumultueuse. La foule se grossit en chemin, et près
de vingt mille personnes de tout rang, de tout âge et de tout
sexe occupent les avenues de l'église. La grande porte de
ce lieu saint est fermée ; le suisse, sommé de
l'ouvrir, s'y refuse ; on pénètre par les portes
latérales ; l'église est, en un instant, remplie ;
le tumulte est affreux ; les murmures les plus effrayants se
font entendre ; quelques comédiens, redoutant les suites
d'un pareil mouvement, donnent secrètement l'ordre aux voitures
de gagner le cimetière ; elles sont en marche ;
mais le convoi est forcé de revenir ; on le reconduit
encore à l'église et l'on coupe les traits des chevaux.
On va dans
les boutiques voisines chercher des instruments propres à
enfoncer la porte principale.Des voix s'élèvent et
demandent que le corps de la défunte soit conduit à
Notre-Dame ; d'autres voix, en plus grand nombre, proposent
de le transporter au château des Tuileries, dans la chapelle
du palais, et de demander en même temps justice et vengeance
au roi. Enfin, on enlève le corps de la voiture dans laquelle
il est déposé et on l'introduit dans l'église
par une des portes latérales. Au même instant, la porte
principale cède aux efforts des instruments. Le cercueil
est transporté dans le chœur, les cierges de l'église
sont allumés, un prêtre est forcé de dire l'office
des morts, et les nombreux assistants accompagnent de leurs chants
funèbres la voix tremblante du prêtre effrayé.
En ce moment arrive un officier supérieur de la garde du
roi ; c'est le monarque lui-même qui l'envoie assurer
le peuple que S. M. blâme la conduite du curé, qu'elle
invite le peuple à rentrer dans l'ordre, et que son vœu le
plus cher est qu'aucun accident ne soit le résultat du tumulte.
On assure que le roi a envoyé un de ses aumôniers pour
chanter l'office des morts ; mais déjà le peuple
avait mis, ainsi que nous venons de le dire, l'un des vicaires en
fonctions. La cérémonie terminée, le calme
s'est rétabli, la foule s'est écoulée et le
corps de Mlle Raucourt a été conduit, au milieu du
plus grand recueillement, à son dernier asile. Telle est
la relation fidèle d'un événement bien remarquable
dont les suites pouvaient être funestes, et qui, n'en doutons
point, aura des conséquences très importantes sur
l'opinion publique. C'est le même curé de St.-Roch
qui, il y a environ douze ans, refusa la sépulture à
Mlle Chameroy, danseuse de l'Opéra. Ce refus ne parut alors
que ridicule : le curé de St.-Thomas du Louvre, plus
sage, fit les prières que les ministres de la religion doivent
non seulement aux chrétiens, mais même à ceux
que l'erreur tient éloignés de l'église. On
doit à la vérité de dire que les comédiens
ont eu, dans cette occasion, la conduite la plus décente.
Toute la capitale a été révoltée de
celle du curé de St.-Roch : ses confrères l'accusent
d'un éclat qui compromet leur puissance.
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