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RAUCOURT
(Françoise-Marie-Antoinette Saucerotte), actrice du Théâtre-Français,
naquit à Nancy, le 3 mars 1756, de François-Eloi Saucerotte,
comédien de province (1), et d'une femme attachée
au service domestique du roi de Pologne Stanislas. Elle fut tenue
sur les fonts de baptême par madame de Graffigni. Son père,
qui avait débuté deux fois à la Comédie
française sans pouvoir obtenir un ordre de réception
définitive, l'emmena avec lui dans ses excursions chez l'étranger
; et l'on tient d'elle qu'à peine dans sa douzième
année, elle avait déjà joué en Espagne
quelques rôles de tragédie. Vers la fin de 1770, Belloy,
ayant fait représenter à Rouen Gaston et Bayard,
qui n'avait point encore été donné à
Paris, eut à s'applaudir du choix qu'on avait fait de la
jeune Raucourt pour le rôle d'Euphémie. On trouve dans
le Mercure de janvier 1771 des vers d'après lesquels il est
permis de croire que le succès de la pièce fut dû
en grande partie au talent de l'actrice, alors âgée
de quatorze ans et demi. Le bruit de cette brillante représentation
s'étant répandu dans la capitale, éveilla la
curiosité des premiers gentilshommes de la chambre. Ils mandèrent
la jeune Raucourt, lui firent donner des leçons par Brizard,
et ce fut comme élève de cet acteur qu'elle fit son
début à Paris le 23 septembre 1772. Elle joua le rôle
de Didon. Le public l'accueillit avec un enthousiasme dont il y
avait eu peu d'exemples. Jamais on n'avait vu une plus belle femme,
et jamais actrice, à son âge, n'avait fait briller
de plus heureuses dispositions. Elle joua ensuite les rôles
d'Emilie, d'Idamé, de Monime, et pendant plus d'un an ses
débuts attirèrent au théâtre une foule
extraordinaire. Il est facile de deviner qu'une vogue si prodigieuse
lui suscita plus d'une ennemie parmi les autres reines de théâtre.
Madame Vestris surtout semblait devoir en être jalouse. Un
jour que la belle débutante débitait avec feu le monologue
d'Emilie (de Cinna), un chat se mit à miauler d'une façon
si singulière qu'on ne put s'empêcher d'en rire. «
Je parie, cria un plaisant, que c'est le chat de madame Vestris.
» Tous les auteurs dramatiques, suivant l'usage, s'empressèrent
auprès de la nouvelle Melpomène; de graves académiciens
lui adressèrent de petits vers; Voltaire même lui écrivit
un billet flatteur (2). Le roi, madame la Dauphine, les plus grands
seigneurs de la cour lui donnèrent à l'envi des témoignages
d'intérêt, et l'on ne manqua pas de remarquer avec
quelque malice que madame Dubarry lui fit un jour de riches présents
en lui recommandant d'être sage. Mais, parvenue si rapidement
à ce haut degré de prospérité, mademoiselle
Raucourt ne pouvait tarder à éprouver l'inconstance
de la fortune. On s'attacha d'abord à lui faire perdre la
réputation de vertu qui semblait ajouter à l'éclat
de son talent, et à laquelle, il faut l'avouer, elle mettait
elle-même trop peu de prix; puis on alla jusqu'à lui
supposer des travers qui la brouillèrent avec ses adorateurs
les plus disposés à lui pardonner des faiblesses naturelles;
enfin, soit que la calomnie lui eût aliéné l'esprit
public, soit qu'elle eût réellement perdu dans la dissipation
le fruit de ses premières études, elle eut bientôt
le chagrin d'entendre le bruit du sifflet succéder aux acclamations
de l'enthousiasme, et, après avoir souffert pendant deux
ans et demi les affronts les plus humiliants, elle prit le parti
de quitter brusquement la scène. Un peu avant son départ
cependant, elle avait eu un retour de fortune; on l'avait trouvée
si belle dans le rôle de Galatée (de Pygmalion),
que la foule s'était portée au théâtre
pour l'y voir. « Il est impossible, écrivait à
ce sujet Laharpe, d'imaginer une perspective plus séduisante
que cette actrice, en attitude sur son piédestal, au moment
où l'on a tiré le voile qui la couvrait. Sa tête
était celle de Vénus, et sa jambe, à moitié
découverte, celle de Diane. » Mais ceux mèmes
qui affectèrent le plus de louer sa beauté divine
furent en même temps ceux qui décrièrent avec
le plus d'acharnement ses mœurs et son talent. Ce fut en juin 1776
que mademoiselle Raucourt disparut subitement, laissant ses camarades
dans l'embarras pour la représentation d'une tragédie
nouvelle et donnant à ses nombreux créanciers un juste
sujet d'alarmes. Ce qu'elle it dans l'intervalle de sa fuite à
son retour aurait peut-être quelque intérêt pour
les amateurs d'aventures graveleuses: notre but n'est point de révéler
ces sortes de détails. Il nous suffit de dire qu'après
avoir fait une courte station dans l'enclos du Temple, refuge des
débiteurs insolvables, la belle fugitive voyagea dans les
cours du Nord, d'où elle revint bientôt en France pour
s'attacher à une troupe de comédiens qui jouait devant
la cour à Fontainebleau. Elle eut le bonheur d'y recouvrer
les bontés de la reine, et, grâce à la protection
de cette auguste princesse, elle rentra au Théâtre-Français,
le 28 août 1779, par le rôle de Didon, où elle
eut de nouveau un brillant succès. Cette rentrée
néanmoins ne fut pas complètement heureuse : la comédie
était alors livrée aux plus furieuses cabales. Mademoiselle
Raucourt fut outrageusement sifflée dans le rôle de
Phèdre, non pour y avoir mal joué son personnage,
quoiqu'à la vérité elle n'eût jamais
su rendre avec un vrai pathétique les sentiments tendres
et passionnés, mais parce qu'on lui supposait des projets
hostiles contre deux actrices justement aimées du public
(3). Elle eut à ce sujet le bon esprit de détruire,
par une lettre modeste insérée au i-Journal de Paris,
la fausse idée qu'on avait de ses prétentions, et,
à dater de cette époque de sa vie, mademoiselle Raucourt
n'eut plus à se plaindre du parterre. Elle ne tarda pas même
à réparer, par des études sérieuses,
le temps qu'elle avait perdu jusque-là dans les plaisirs,
et ses progrès rapides furent généralement
remarqués. Ce fut dans ce temps que Dorat lui adressa, sous
le voile de l'anonyme, l'épître qui commence ainsi:
"
Toi, la plus belle des Didons;"
petite pièce
qui dut un moment de vogue à quelques idées licencieuses
revêtues d'une gaze légère. Mademoiselle Raucourt
fut comprise dans l'acte d'accusation dressé en septembre
1793 contre la Comédie française. Elle passa six mois
en prison et, comme plusieurs de ses camarades, elle ne dut la vie
qu'au zèle désintéressé d'un employé
du comité de salut public (Ch. Hippolyte Labussière),
qui avait eu soin d'anéantir plusieurs pièces à
la charge des détenus. On sait quel fut ensuite le sort des
comédiens français. Après s'être réunis
à l'Odéon, ils passèrent au théâtre
de la rue Feydeau, et mademoiselle Raucourt, suivie de quelques
dissidents, fonda rue de Louvois un second Théâtre-Français
dont elle eut l'administration. Puissamment secondée par
Larive, St-Fal et St-Prix, et plus encore par l'opinion publique,
elle semblait devoir faire en peu de temps une fortune brillante,
lorsque les événements du 18 fructidor (4 septembre
1797) renversèrent toutes ses espérances. En haine
des sentiments qu'elle professait, le directoire exécutif
se fit un devoir de l'exproprier, et ce fut seulement à la
réunion générale des comédiens français,
en 1799, que le sort de cette actrice se trouva définitivement
fixé. Bonaparte, qui aimait le talent profond et énergique
de mademoiselle Raucourt, lui accorda une protection toute particulière.
Non content de lui donner, sur sa cassette, une pension considérable,
il la chargea de l'organisation des troupes de comédiens
français qui devaient parcourir l'Italie. Le 12 octobre 1806,
elle fit l'ouverture du théâtre de Milan par une représentation
d'i-Iphigénie en Aulide, où elle joua le rôle
de Clytemnestre. Quelque gratitude qu'elle témoignât
pour un protecteur si généreux, elle n'oubliait pas
que les princes
de la famille royale l'avaient avant lui comblée de bienfaits;
aussi fut-ce avec joie qu'elle vit arriver le jour de la restauration.
Présentée en audience particulière à
Monsieur, frère du roi, alors lieutenant général
du royaume, elle en reçut des marques de bonté qui
la pénétrèrent de reconnaissance. Mais elle
ne put jouir longtemps de son bonheur: attaquée presque subitement
d'une maladie inflammatoire, elle y succomba le 15 janvier 1815,
âgée de 59 ans. On prétend que, se voyant mourir,
elle conserva assez de sang-froid pour dire en souriant : «
Voilà la dernière scène que je jouerai, il
faut la jouer d'une manière convenable.» L'infortunée
était loin de prévoir sans doute qu'un autre rôle
lui était encore réservé. Un événement
dont la malveillance ne manqua pas de se réjouir donna aux
obsèques de cette actrice un éclat qui affligea profondément
les hommes sensés. Le clergé de St-Roch, ayant refusé
l'entrée de cette église au corps de la défunte,
eut la douleur de voir une multitude égarée enfoncer
les portes du sanctuaire et se livrer aux désordres les plus
scandaleux. La foule accompagna ensuite le convoi au cimetière
du Père-Lachaise, où la sépulture de mademoiselle
Raucourt est maintenant indiquée par un beau buste en marbre
qui reproduit fidèlement les traits de cette tragédienne.
Peu de mots suffiront pour donner une juste idée de son talent:
elle manquait de sensibilité; mais elle s'efforçait
d'y suppléer par beaucoup d'art, et cet art, joint à
ses dispositions naturelles pour la fierté et l'énergie,
l'élevait à une très-grande hauteur dans les
rôles du genre admiratif. Mademoiselle Raucourt, dont la beauté
fut si longtemps célèbre, avait beaucoup perdu de
ses avantages physiques dans les dix dernières années
de sa vie. Elle était toujours de la plus riche taille et
sa démarche était encore pleine de majesté;
mais ses formes, autrefois sveltes et voluptueuses, s'étaient
tellement prononcées, et son organe, naturellement dur, était
devenu si voilé, qu'il eût été possible
de prendre ses habits de femme pour un déguisement. C'est
ce que Chénier exprime en termes beaucoup trop injurieux
dans celle de ses épigrammes qui commence ainsi:
« O Phèdre, dans ton jeu que de vérité
brille!"
La conversation de mademoiselle Raucourt était pleine d'esprit
: c'était véritablement celle de l'homme du monde
le plus aimable ; elle se plaisait à parler de son art et
en parlait avec un goût exquis. Quoiqu'elle eût reçu
des leçons de mademoiselle Clairon, dont elle rappelait souvent
le jeu étudié, elle n'aimait point cette grande actrice.
Il est vrai que mademoiselle Clairon, dans ses mémoires,
parle peu avantageusement de sa jeune élève : inde
irae.
F.
P—T.
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