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1871 Comparaison entre Thiers et Charras

 

     
     

 

Revue des questions historiques, Tome 9, 1870-1871.

   
 

Pages 475-486 : Waterloo. Le récit de M. Thiers comparé au récit du colonel Charras, par G. de Beaucourt.

(...)
Le lecteur a sous les yeux les deux versions, le tableau en raccourci des faits, les lignes principales sur lesquelles M. Thiers d'une part, le colonel Charras de l'autre, ont appuyé leurs conclusions.
Celui-ci va peut-être parfois un peu loin dans ses sanglantes critiques; il a pu commettre de légères erreurs de détail ; mais une étude attentive des deux récits et de la controverse qui s'est engagée ne laisse guère de doute dans l'esprit : la vérité nous parait être du côté du colonel Charras. Malgré sa passion du vrai, son rare bon sens, sa rectitude habituelle de jugement, M. Thiers s'est trompé dans son appréciation des journées des 16, 17 et 18 juin ; à la suite de Napoléon il a fait les procès de Ney et de Grouchy, il a essayé de rejeter sur eux les conséquences du désastre : malgré toute son habileté, sa tentative a été vaine, et son récit ne saurait tenir devant les faits.
Mais si, nous élevant au-dessus des détails et recherchant les causes générales qui ont amené la défaite de Waterloo, nous interrogeons les deux historiens, nous reconnaîtrons que leurs jugements ne sont point aussi éloignés qu'ils le paraissent, et nous les verrons formuler, avec la nuance qui les distingue, des conclusions générales également accablantes pour Napoléon.
« Les causes morales de la défaite, dit M. Thiers, il faut les chercher plus haut ; et à cette hauteur, Napoléon reparaît comme le vrai coupable... Le génie le plus puissant devait échouer devant des impossibilités morales insurmontables. » A Napoléon la responsabilité des hésitations et des fautes de ses lieutenants, « car c'est lui qui avait gravé dans leur mémoire les souvenirs qui les ébranlaient si fortement, » c'est lui « qui les avait placés tous dans des positions si étranges, » où leur manquaient à la fois le calme moral et le sang-froid dans l'héroïsme ; à Napoléon la responsabilité d'une situation « où le moindre accident physique devenait un grave danger, où pour ne pas périr, il fallait que toutes les circonstances fussent favorables, toutes sans exception, ce que la nature n'accorde jamais à aucun capitaine ; » à Napoléon la responsabilité d'une situation où il devait se battre avec cent vingt mille hommes contre deux cent mille, et où la Vendée, « qui faisait partie de cette situation extraordinaire dont il était l'unique auteur, » lui en retirait trente mille. « Et pour ne rien omettre, enfin, cet état fébrile de l'armée, qui, après avoir été sublime d'héroïsme, tombait dans un abattement inouï, était comme tout le reste l'ouvrage du chef de l'État qui, dans un règne de quinze ans, avait abusé de tout, de la France, de son armée, de son génie, de tout ce que Dieu avait mis dans ses prodigues mains ! »

" Cette aventure du 20 mars, écrit le colonel Charras, aussi prodigieuse par la rapidité du succès que par la promptitude de la chute, avait attiré sur la France les plus horribles calamités... Pour la seconde fois en quinze mois et presque jour pour jour, la capitale de la France subissait l'invasion étrangère. La vieille Monarchie avait su la préserver de cette humiliation pendant des siècles, même lorsque notre frontière n'était pas à quarante lieues de Montmartre ; la République,dans les plus terribles circonstances, l'avait protégée aussi par la victoire, refoulant au loin la coalition des rois. L'Empire seul, par ses ambitieuses folies, soulevant contre nous et les peuples, et les aristocraties, et les souverains de l'Europe, devait apprendre au monde que Paris n'était pas inviolable... Les pertes d'argent furent bien grandes, les pertes de territoire bien douloureuses ; mais elles furent peu de chose comparées à ces autres conséquences de la victoire de l'étranger : le drapeau de la France abaissé, sa gloire militaire obscurcie, sa puissance morale, déjà bien amoindrie en 1814, annulée pour longtemps... Oubliant que l'homme n'avait eu qu'un but : sa propre élévation; que le règne avait, par deux fois, abouti à la ruine de la France ; négligeant les fautes, les folies, les crimes, on a créé une légende à la place de la vérité, montré le martyre là où fut l'expiation ; et, grâce à ces imaginations plus ou moins sincères, il est advenu, un jour, que celui qui avait dévasté l'Europe, foulé les peuples, épuisé la France, excité des haines internationales implacables, éteint le flambeau de la Révolution, ramené notre patrie aux institutions, aux abus de l'ancienne monarchie ; que celui-là, disons-nous, a passé pour l'ange libérateur des nationalités, pour le messie du progrès, de la civilisation. On revient de ces incroyables erreurs, et cela est heureux. On voit dans la fin de Napoléon un châtiment providentiel, une légitime expiation...
« Cette défaite pèse encore sur notre patrie, il ne faut pas se le dissimuler, car on a vu, on est parvenu à faire voir la France luttant tout entière dans un suprême effort, là où n'ont combattu qu'un homme et une armée : un homme dont le génie militaire s'était épuisé dans les excès du despotisme ; une armée restée numériquement faible, dénuée de toutes réserves par suite de lenteurs, d'hésitations inouïes dans l'organisation de la défense, par suite, encore et surtout, de la duplicité d'une politique énervante . »
Ainsi le vrai, le grand coupable, ce fut Napoléon : M. Thiers le proclame comme M. Charras. A lui donc et à lui seul la responsabilité d'un désastre qui mit la France à deux doigts de sa ruine, qui compromit un moment sa grandeur, et que les laborieux efforts d'un gouvernement libre, honnête et vraiment national, ne purent parvenir à réparer.

G. De Beaucourt.

     

 

 

 

     

 

 

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