|
Pages
475-486 : Waterloo. Le récit de M. Thiers comparé
au récit du colonel Charras, par G. de Beaucourt.
(...)
Le lecteur a sous les yeux les deux versions, le tableau en raccourci
des faits, les lignes principales sur lesquelles M. Thiers d'une
part, le colonel Charras de l'autre, ont appuyé leurs conclusions.
Celui-ci va peut-être parfois un peu loin dans ses sanglantes
critiques; il a pu commettre de légères erreurs de
détail ; mais une étude attentive des deux récits
et de la controverse qui s'est engagée ne laisse guère
de doute dans l'esprit : la vérité nous parait
être du côté du colonel Charras. Malgré
sa passion du vrai, son rare bon sens, sa rectitude habituelle de
jugement, M. Thiers s'est trompé dans son appréciation
des journées des 16, 17 et 18 juin ; à la suite
de Napoléon il a fait les procès de Ney et de Grouchy,
il a essayé de rejeter sur eux les conséquences du
désastre : malgré toute son habileté,
sa tentative a été vaine, et son récit ne saurait
tenir devant les faits.
Mais si, nous élevant au-dessus des détails et recherchant
les causes générales qui ont amené la défaite
de Waterloo, nous interrogeons les deux historiens, nous reconnaîtrons
que leurs jugements ne sont point aussi éloignés qu'ils
le paraissent, et nous les verrons formuler, avec la nuance qui
les distingue, des conclusions générales également
accablantes pour Napoléon.
« Les causes morales de la défaite, dit M.
Thiers, il faut les chercher plus haut ; et à cette
hauteur, Napoléon reparaît comme le vrai coupable...
Le génie le plus puissant devait échouer devant des
impossibilités morales insurmontables. » A Napoléon
la responsabilité des hésitations et des fautes de
ses lieutenants, « car c'est lui qui avait gravé
dans leur mémoire les souvenirs qui les ébranlaient
si fortement, » c'est lui « qui les avait placés
tous dans des positions si étranges, » où
leur manquaient à la fois le calme moral et le sang-froid
dans l'héroïsme ; à Napoléon la responsabilité
d'une situation « où le moindre accident physique
devenait un grave danger, où pour ne pas périr, il
fallait que toutes les circonstances fussent favorables, toutes
sans exception, ce que la nature n'accorde jamais à aucun
capitaine ; » à Napoléon la responsabilité
d'une situation où il devait se battre avec cent vingt mille
hommes contre deux cent mille, et où la Vendée, «
qui faisait partie de cette situation extraordinaire dont il
était l'unique auteur, » lui en retirait trente
mille. « Et pour ne rien omettre, enfin, cet état
fébrile de l'armée, qui, après avoir été
sublime d'héroïsme, tombait dans un abattement inouï,
était comme tout le reste l'ouvrage du chef de l'État
qui, dans un règne de quinze ans, avait abusé de tout,
de la France, de son armée, de son génie, de tout
ce que Dieu avait mis dans ses prodigues mains ! »
" Cette
aventure du 20 mars, écrit le colonel Charras, aussi
prodigieuse par la rapidité du succès que par la promptitude
de la chute, avait attiré sur la France les plus horribles
calamités... Pour la seconde fois en quinze mois et presque
jour pour jour, la capitale de la France subissait l'invasion étrangère.
La vieille Monarchie avait su la préserver de cette humiliation
pendant des siècles, même lorsque notre frontière
n'était pas à quarante lieues de Montmartre ;
la République,dans les plus terribles circonstances, l'avait
protégée aussi par la victoire, refoulant au loin
la coalition des rois. L'Empire seul, par ses ambitieuses folies,
soulevant contre nous et les peuples, et les aristocraties, et les
souverains de l'Europe, devait apprendre au monde que Paris n'était
pas inviolable... Les pertes d'argent furent bien grandes, les pertes
de territoire bien douloureuses ; mais elles furent peu de
chose comparées à ces autres conséquences de
la victoire de l'étranger : le drapeau de la France
abaissé, sa gloire militaire obscurcie, sa puissance morale,
déjà bien amoindrie en 1814, annulée pour longtemps...
Oubliant que l'homme n'avait eu qu'un but : sa propre élévation;
que le règne avait, par deux fois, abouti à la ruine
de la France ; négligeant les fautes, les folies, les
crimes, on a créé une légende à la place
de la vérité, montré le martyre là où
fut l'expiation ; et, grâce à ces imaginations
plus ou moins sincères, il est advenu, un jour, que celui
qui avait dévasté l'Europe, foulé les peuples,
épuisé la France, excité des haines internationales
implacables, éteint le flambeau de la Révolution,
ramené notre patrie aux institutions, aux abus de l'ancienne
monarchie ; que celui-là, disons-nous, a passé
pour l'ange libérateur des nationalités, pour le messie
du progrès, de la civilisation. On revient de ces incroyables
erreurs, et cela est heureux. On voit dans la fin de Napoléon
un châtiment providentiel, une légitime expiation...
« Cette défaite pèse encore sur notre patrie,
il ne faut pas se le dissimuler, car on a vu, on est parvenu à
faire voir la France luttant tout entière dans un suprême
effort, là où n'ont combattu qu'un homme et une armée
: un homme dont le génie militaire s'était épuisé
dans les excès du despotisme ; une armée restée
numériquement faible, dénuée de toutes réserves
par suite de lenteurs, d'hésitations inouïes dans l'organisation
de la défense, par suite, encore et surtout, de la duplicité
d'une politique énervante . »
Ainsi le vrai, le grand coupable, ce fut Napoléon : M. Thiers
le proclame comme M. Charras. A lui donc et à lui seul la
responsabilité d'un désastre qui mit la France à
deux doigts de sa ruine, qui compromit un moment sa grandeur, et
que les laborieux efforts d'un gouvernement libre, honnête
et vraiment national, ne purent parvenir à réparer.
G. De
Beaucourt. |
|
|
|