D'après
le journal du libraire Hardy, les premières relations de la séance
royale sont distribuées à Paris par les colporteurs le 23 juin,
dès 5 heures du soir. La séance ayant été levée par Bailly vers
3 heures 30, on s'aperçoit que la presse mettait déjà tout en oeuvre
pour satisfaire au plus vite un public avide de nouvelles.
La nécessité
d'être le premier à donner l'information explique qu'une de ces
relations se termine par "J'ai quitté l’Assemblée au moment
où l'on délibérait sur une motion de Monsieur de Mirabeau (…) »
Ces différentes
relations, si elles font état de la volonté des Communes de résister
aux ordres du roi, en refusant de quitter la salle, n'évoquent en
rien une attitude prépondérante de Mirabeau.
« Les députés
les plus distingués par leur éloquence ont porté la parole dans
cette circonstance » écrit l'une d'elles. Les journaux
rédigés quelques jours plus tard passent également sous silence
l'intervention du député d'Aix : le Mercure de France du 4 juillet,
par exemple, évoquant la démarche du grand maître des cérémonies,
écrit : "Le président a répondu qu'il était lié par le voeu
de ceux qu'il présidait".
Le rôle de Mirabeau
n'est donc pas apparu déterminant au regard des témoins et des analystes.
Son intervention, attestée par quelques témoignages, et par Bailly
lui-même dans ses Mémoires (qu'il a jugé déplacée et hors de toute
mesure) aura perdu quelque peu de sa force dans le tumulte de l'Assemblée,
et n'aura pas revêtu le caractère de théâtralité que souhaitait
son auteur. Mais Mirabeau disposait d'un excellent service de relations
publiques, servi par un organe de presse lu avec avidité. Que fallait-il
de plus pour arranger une légende ?
C'est dans la Treizième
Lettre du comte de Mirabeau à ses commettants, relatant les
journées des 23, 24 et 25 juin, que se trouve la version de l'incident
arrangée par ses soins. La réponse digne et mesurée de Bailly au
marquis de Brézé y est passée sous silence. Mirabeau occupe seul
tout l'espace, et sa longue péroraison se termine par ces mots :
« Cependant, pour éviter toute équivoque et tout délai,
je vous déclare que si l'on vous a chargé de nous faire sortir d'ici,
vous devez demander des ordres pour employer leur force ; car nous
ne quitterons nos places que par la puissance de la baïonnette. »
Cette formule, qui
synthétisait si bien l'état d'esprit de l'Assemblée, et qui pouvait
donc dispenser de recourir à de longues explications, s'imposa.
Dès 1790, les auteurs de l'Histoire de la Révolution de 1789
et de l'établissement d'une Constitution en France, par deux amis
de la liberté reprennent mot à mot le texte forgé par Mirabeau,
et donc sa vision de la scène. Mais ce texte, arrangé, va bientôt
se voir supplanté dans l'imaginaire populaire par une formule plus
concise, plus énergique (« Ces fameuses paroles que tout
le monde sait par cœur », Précis historique de la Révolution
française, par J.P. Rabaut, 1792 ).
Cette formule se
trouve dans tous les manuels, toutes les histoires populaires de
la Révolution. Mais même allégée, elle n'a pas la qualité inaltérable
d'un bon slogan publicitaire, puisqu'un sondage effectué dans 14
ouvrages permet d'en recueillir 10 versions différentes. Cette diversité
laisse perplexe : oserait-on imaginer que la plupart des vulgarisateurs
ne consultent, au moment de transcrire, que leur seule mémoire ?.
Pour éviter une
énumération fastidieuse, voici l'apostrophe découpée en 4 parties
avec les variantes principales pour chacune d'elles :
1 - Allez dire à
ceux qui vous envoient /Allez dire à voire maître.
2 - Que nous sommes
ici par la volonté du peuple.
3 - Et que nous
ne quitterons nos places / Et que nous n'en sortirons / Et qu'on
nous arrachera.
4 - Que par la puissance
des baïonnettes / Que par la force des baïonnettes/ Que sous la
pression des baïonnettes.
D'après la théorie
des combinaisons, on doit pouvoir faire 18 versions différentes
avec ces éléments. Qui douterait que dans la montagne de livres
traitant de la Révolution, on ne puisse les trouver toutes ?
La deuxième partie
de l'apostrophe ne présente pas de variante, ce qui signifie que
tous les auteurs s'accordent sur ce point, et donne à penser que
l'expression de la volonté du peuple est ce qui a le plus fortement
marqué l'imagination. Pourtant, qu'on relise la version de Mirabeau
lui-même, il ne parle à aucun moment de la volonté du peuple ! Que
l'histoire est difficile à lire !
Bernard
Coppens.
Article paru dans « le
Monde de la Révolution française », n° 6, juin 1989, et repris
dans le catalogue de l’exposition « 1789, Assemblée nationale »,
organisée au Palais-Bourbon, juin-septembre 1989.)
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