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Les
administrateurs de la Caisse
des Comptes-Courants ont fait afficher hier matin, que le citoyen
Augustin Monneron, directeur général
de cet établissement, ayant disparu, l'administration était
forcée de vérifier les caisses et de prévenir
ses concitoyens qu'elle ne rembourserait tous les matins que pour
300.000 fr. de ses billets de cinq cents ; et que l'après-midi,
elle donnerait à ceux qui voudraient des effets de portefeuille.
Cet avis a fait la plus grande sensation dans Paris. Pour prévenir
toute espèce de désordre, la place des Victoires a
été de suite garnie de troupes, ainsi que la trésorerie
qui n'a point discontinué ses opérations. On assure
que les porteurs de billets n'éprouveront d'autre sort que
le retard et la gêne du moment, et déjà plusieurs
maisons de commerce ont fait annoncer qu'elles les recevaient sans
aucune difficulté comme par le passé. Il n'y a, dit-on,
que pour 10 millions de billets en circulation, et le déficit
que cause le citoyen Monneron n'est que de 2 millions, dont la perte
devra être supportée par près de cent actionnaires,
banquiers ou capitalistes, qui ont dû tenir hier une assemblée
générale.
Au sujet de cet événement , nous avons cru devoir
transcrire ici l'article du citoyen Saint-Aubin, inséré
dans le journal de Paris, comme intéressant essentiellement
la banque et le commerce, et même le public.
Avant de faire connaître l'historique des faits relatifs à
cet événement inattendu, je ferai quelques réflexions
sur les caisses d'escomptes ou banque de circulation en général.
Tout le monde, qui sait ce que c'est qu'une banque de circulation,
sait aussi qu'il est moralement impossible qu'elle se soutienne,
si d'un côté elle n'escompte pas à un taux inférieur
à celui de la place, et si, d'une autre part, elle n'émet
pas plus de billets qu'elle n'a d'argent en caisse pour les solder
tous s'ils se présentaient à-la-fois. Si elle n'escomptait
pas au-dessous du cours de la place, on ne s'adresserait pas à
elle, et elle ne serait d'ailleurs d'aucune utilité pour
le public. Et comme c'est cette différence entre la quantité
de billets émis, et l'argent restant en caisse, qui forme
le seul bénéfice de l'établissement, il est
évident que sans elle il serait impossible d'escompter au-dessous
du cours, ni même de faire face aux simples frais de bureau.
La proportion à garder entre les billets émis et le
numéraire gardé en réserve pour solder au fur
et mesure ceux qui se présentent, dépend du degré
de confiance que l'établissement a acquis, et qui fait que
les particuliers gardent plus ou moins les billets. Mais quelle
que soit la prudence et la réserve que les administrateurs
puissent employer à cet égard, on voit par l'exposé
du principe fondamental de toutes les banques de circulation, qu'il
est toujours possible qu'un concours inattendu de circonstances
fortuites, et à plus forte raison de circonstances combinées,
force à suspendre ou à ralentir la solde des billets
en numéraire, lorsque la méfiance, résultante
des circonstances, engage un très grand nombre de porteurs
à en exiger le paiement à-la-fois. Je dis un très
grand nombre, parce que dans les temps de la rareté
du numéraire surtout, il suffit qu'une foule tant soit peu
sensible se présente à la caisse, pour qu'elle attire
au siège, surtout dans les circonstances actuelles, l'armée
innombrable des peureux, que les mal-intentionnés et les
fripons ne manquent pas d'encourager dans leur frayeur tant qu'ils
peuvent.
La caisse la mieux organisée, la plus prudemment administrée
peut donc devenir momentanément la victime de quelques manœuvres
habilement concertées par des gens qui mettent à profit
un événement peu important en lui-même, mais
que ces manœuvres et la frayeur grossissent. Mais la sûreté
des porteurs de billets peut n'être pas plus compromise qu'elle
ne l'était, lorsqu'on payait à bureau ouvert ;
il suffit pour cela qu'il reste dans le portefeuille de la caisse
des lettres de change et autres effets à terme, souscrits
par des particuliers solvables et représentant de l'argent
comptant à l'échéance près. Autre chose
est ici la confiance, et autre chose est la sûreté ;
le manque de paiement à bureau ouvert d'un seul jour peut
ôter la première, mais la sûreté reste
la même, si la caisse a eu soin de n'escompter que des effets
solides. Tout porteur de billets qui connaît l'organisation
d'une caisse d'escompte quelconque, doit savoir qu'on ne paiera
son billet à bureau ouvert, que dans la confiance que tous
les porteurs de billets ne se présenteront pas le même
jour ;autrement il serait physiquement impossible de remplir
la condition du contrat.
Après ces réflexions générales, venons
à l'historique des faits, faits dont je puis garantir l'exactitude,
parce que je les tiens de personnes qui les ont vérifiés,
et qui sont incapables de tromper.
Si jamais établissement a été conduit, ou plutôt
ménagé avec circonspection et prudence, c'est bien
celui de la caisse des comptes courans qui vient d'éprouver
cet échec momentané à l'abri duquel n'a été,
n'est et ne sera jamais aucun établissement de cette espèce.
Pour preuve de cette assertion , il suffit de citer le succès
vraiment prodigieux avec lequel cet établissement a gagné
la confiance du public, quoique formé presque immédiatement
après la chute du papier-monnaie et dans un temps où
l'on croyait presque toute banque impossible, et toute émission
de billets au porteur une véritable chimère.
En effet, on ne peut nier que la caisse des comptes courans n'ait
bientôt rempli le but de son établissement au-delà
de ce qu'on pouvait attendre d'un établissement formé
dans de pareilles circonstances, et avec si peu de moyens relativement
à la disette et à la demande du numéraire.
Ses opérations, parfaitement assurées, s'élevaient
déjà à 26 millions, dont 13 avaient été
successivement retirés de la circulation. Elle jouissait
d'un plein crédit, puisque presque tous les capitalistes
y envoyaient leurs fonds, et que ses billets étaient partout
regardés comme de l'argent comptant, lorsque tout-à-coup,
vers le 20 de ce mois, des manœuvres pratiquées sur la place
firent hausser progressivement l'escompte.
La caisse, forte de la confiance qu'elle méritait, crut pouvoir
et même devoir s'interposer, pour arrêter les funestes
effets de cette hausse de l'intérêt. En conséquence,
elle força ses opérations journalières, et
employa une grande partie de son numéraire pour soutenir
les effets du commerce.
Mais alors aussi les ennemis particuliers de cette caisse, joints
aux agents de l'étranger ennemi de toute caisse française,
faisaient leurs efforts pour profiter de cette circonstance, et
pour augmenter autant que possible le nombre de porteurs de billets
de caisse qui se présentaient en plus grand nombre que de
coutume
Cependant des valeurs métalliques non encore converties en
pièces républicaines, étaient déposées
à l'hôtel des monnaies , et le crédit dé
la caisse pouvait être facilement soutenu, lorsqu'on fut informé,
sans qu on ait pu avoir le moindre soupçon d un événement
aussi inattendu, qu'Augustin Monneron, directeur de la caisse, avait
disparu le 27 à midi, sans qu'on sache encore le lieu de
sa retraite.
Quant aux motifs de sa disparition, on à trouvé un
écrit signé de lui, et daté du 23 brumaire,
dans lequel il annonce qu'il doit a la caisse 2.500.000 francs.
Ce fait n'est pas encore constaté, mais il est prouvé
que la soustraction, s'il y en a eu, n’excède pas cette même
somme. Les administrateurs ont vérifié de suite leur
situation ; il en résulte qu'ils ont en portefeuille
et en bonnes lettres de change à trois signatures, toutes
de commerce réel et non de circulation, pour plusieurs
millions de plus qu'il n'en faut pour retirer de la circulation
tous les billets de caisse, et pour solder les comptes courants
des particuliers ; qu'il y a non-seulement de quoi couvrir
la soustraction des 2.500.000 francs, en la supposant réelle,
mais encore un excédent de 1.800.000 francs au moins, en
sorte que tout ce qui peut arriver de pire est qu’après avoir
tout payé, il n'y ait qu'environ deux millions à partager,
au lieu de cinq qui se seraient trouvés sans cette catastrophe.
Ceux qui savent ce que peut la peur, peur qui au reste était
très excusable dans le public non instruit, n'auront pas
été surpris de voir qu'il y avait affluence et queue
pour demander le paiement des billets. Mais un fait que tous ne
savent pas, et qui cependant était tout aussi croyable pour
ceux qui connaissent Paris, c'est que parmi les personnes qui se
sont présentées, il y en avait beaucoup qui n'avaient
pas de billets à faire payer, mais des mains vides et toutes
prêtes pour prendre sans compter et argent et billets, s'il
avait été possible de faire naître quelque trouble.
Heureusement qu'une force armée respectable a empêché,
par une police exacte, les mouvements qu'auraient pu produire tous
les différents faux bruits que cherchaient à accréditer
des individus rien moins que rassurants.
Les uns disaient que tous les billets allaient arriver, et qu'on
verrait bien qu'il n'y aurait pas de quoi les payer, et certes ils
avaient doublement raison. D'abord, par ce qui a été
dit ci-dessus sur la situation de toute caisse d'escompte imaginabl,
il ne peut ni ne doit jamais se trouver en caisse une somme de numéraire
égale au montant des billets, puisqu'il faudrait qu'elle
eût à la fois et les écus et les effets escomptés.
En second lieu, il n'est possible à aucune caisse du monde
de payer un million par jour sur des billets de 500 francs présentés
par une foule d'individus.
D'autres disaient que la caisse avait acheté des marchandises
anglaises, tandis qu on sait qu'elle n'a que des lettres de change.
D'autres (et cela devait être), ou envoyés par les
puissances coalisées, ou par ceux qui sont assez niais pour
se coaliser avec leurs projets, insinuaient que le gouvernement
avait pris tout l'argent, tandis qu'il est constaté que le
gouvernement a toujours trop respecté cet établissement,
pour essayer seulement la confiance que les administrateurs auraient
pu lui accorder. Tout homme, tant soit peu instruit, sait au reste
que la caisse des comptes courans et la trésorerie nationale
n'ont jamais eu, ni pu avoir rien de commun entre elles; qu'il est
même moralement impossible que l'un de ces établissements
doive à l'autre ou que l'un reçoive de l'autre, sans
que l'opération soit à la connaissance de tout le
monde.
Enfin, ceux qui parlaient le plus haut, ou pour mieux dire, qui
criaient le plus fort, étaient ceux-là mêmes
qui n'avaient pas de billets à présenter ; ce
n'étaient cependant pas les plus désintéressés
à l'affaire.
Comme le temps a dévoilé toutes les intrigues, celle-ci
le sera aussi et probablement sous peu de jours ; en attendant,
on peut avancer que, quoique le fil se soit développé
à Paris, la pelote vient de l'étranger.
On a vu , et l'on verra encore mieux par le compte détaillé
qui sera rendu public, que l'acquit des billets de caisse et des
comptes courants des particuliers est parfaitement assuré ;
il est de plus très prochain, la plupart des lettres-de-change
échéant en frimaire, et aucune n'étant à
très long terme. D'après cela, je ne dirai pas aux
porteurs de billets : imitez la confiance que les Anglais ont
eue tout récemment dans les billets d'une banque dont la
moitié était due par le gouvernement, qui ici n'en
doit pas un, et dont la plupart, au lieu d'avoir pour garantie des
effets souscrits par les particuliers solvables, n'avaient pour
hypothèque que le produit des impôts, joint à
la bonne foi du chancelier de l'échiquier, qui étaient
dus par le gouvernement qui lui-même autorisait la banque
à manquer à ses engagements i-pendant un temps indéfini.
Un bon Français, un bon républicain n'a pas besoin
de ce sermon, et les autres ne l'écouteraient point.
Je dirai seulement à tous les négociants et capitalistes,
que leur propre intérêt exige qu'instruits de la véritable
situation de la caisse, ils rendent promptement à l'établissement
et à ses billets la confiance qu'ils n'auraient jamais dû
perdre. Toute défiance mal placée, non seulement rendrait
l'acquit même des engagements de la caisse plus difficile,
mais aurait pour le commerce en général les suites
les plus funestes. J'ai dit que les vrais Français n'avaient
pas besoin de mon sermon, et je croirais faire une injure aux vrais
négociants, en les ennuyant par la démonstration d'une
vérité aussi palpable.
Saint-Aubin |
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