Nous faisions partie de la division du général Legrand,
avec le 26e et le 3e de ligne et les chasseurs corses.
Pendant ma maladie, j'avais négligé ma tenue, et mes
cheveux étant tellement embrouillés que le coiffeur me conseilla de les
couper. Il faut rappeler, en passant, que l'on portait encore les cheveux
longs et rattachés en queue par un noeud appelé catogan. Je me décidai donc
à les faire couper avant de quitter Calais pour rejoindre mon corps, déjà
parti depuis quelques jours. A mon arrivée, je fus rendre visite au colonel
qui, dès qu'il m'aperçut, s'arrêta pour m'inspecter des pieds à la tête (à
la tête surtout) et manifesta d'abord une grande surprise. Il devint ensuite
cramoisi et je crus qu'il allait tomber à la renverse. Il faut dire que le
colonel Schreiber était encore tout à fait « ancien régime », et, de plus,
suisse d'origine, mais suisse dans toute la force du terme. Bonhomme au
demeurant et bon officier de garnison, très à cheval sur les principes, mais
inapte à commander en campagne.
Donc, après m'avoir examiné, le colonel me dit :
« Comment ! Vous avez fait couper votre queue ! Vous ne deviez pas ! Quel
exemple allez-vous donner à vos camarades et subordonnés ! » Et il marchait
de long en large, animé d'une colère toujours croissante, répétant sans
cesse « Un officier sans queue ! Un officier sans queue ! Ah où en
sommes-nous, grand Dieu ! » Cette scène me donnait envie de rire, et comme
je me disposais à partir, ne pouvant plus y tenir, il me dit : « J'en suis
fâché pour vous, mais je ne puis faire autrement que de vous mettre aux
arrêts. C'est trop grave, voyez-vous ! Au surplus, j'en rendrai compte à qui
de droit. Je le regrette pour vous, mais c'est trop grave. Comment ! Se
faire couper la queue sans permission ! Et, où allons-nous, alors ! »
Comme je partais en saluant à l'ordonnance, il me retint encore :
« Écoutez, Monsieur Bial, je vois que vous n'êtes pas parfaitement rétabli.
De séjourner dans une mauvaise « turne » (il appelait ainsi les baraques où
nous logions) cela pourrait nuire à votre santé, je vous autorise à vous
établir dans une maison du village à votre convenance ».
Je le remerciai de cette faveur et me retirai très dignement.
Quand mon infortune fut connue, un grand nombre de camarades des divers
régiments manifestèrent leur désapprobation d'une mesure aussi injuste. Je
m'installai donc dans une maison de pêcheur assez spacieuse, chez la dame
Beauvent, où je me trouvais fort à l'aise, d'autant plus qu'à cette époque
de l'année, il faisait un temps épouvantable sur la côte. Mes amis me
proposèrent d'organiser un ordinaire chez moi, afin de rendre mes arrêts
moins ennuyeux. Nous formions un petit cénacle d'une douzaine de bons
vivants, amis de la joie. Nos domestiques, aidés de la femme Beauvent, nous
faisaient d'excellente cuisine. Nous étions donc fort bien sous tous les
rapports. D'autres officiers venaient passer la soirée pour jouer, chanter,
boire et faire de la musique. Un de nous avait même fait une chanson assez
plaisante sur « La queue du colonel », qui bientôt, se fredonna à travers le
camp.
A cette époque, la 1re division occupait le camp de droite, sur
la falaise, non loin de la Tour d'ivoire. Cette division était commandée par
le général Saint-Hilaire. La 2e avait à sa tête le général Bison,
et se trouvait au camp de gauche ou d'Outreau. La 3e, celle du
général Legrand, était à Ambleteuse et la 4e, du général Suchet à
Wimereux. Le tout sous les ordres du général en chef, Soult. En outre, il y
avait, à Dunkerque, le corps de Davout, celui de Ney à Etaples et le 2e,
d'Oudinot, à Arras. Tous ces corps portaient l'armée à près de 200.000
hommes. Et, quelle armée ! Avec elle, on pouvait à coup sûr vaincre l'Europe
entière. Et, cependant, elle était dirigée contre une seule puissance. Mais
il y avait une barrière difficile à franchir, une traversée de sept lieues,
puis il fallut lutter contre une flotte formidable, avec une bien faible
flottille. Certains croyaient à la réalisation du projet de descente en
Angleterre. Les Anglais avaient poussé le cri d'alarme. Ils montrèrent une
vigilance remarquable et déployèrent des mesures de défense dignes d'un
grand peuple.
Comme je l'ai déjà dit, le faisais mes arrêts d'une façon fort agréable,
lorsqu'au bout d'une dizaine de jours, le colonel me fit appeler : «
Capitaine, me dit-il, voici un papier qui vous concerne, lisez ». Et je lus
que le Premier Consul me nommait membre de la Légion d'Honneur, nouvellement
instituée, pour prendre rang à compter du 26 prairial, an XII. On pense si
cette nouvelle me remplit le coeur de joie et de fierté. Il y avait près de
douze ans que j'étais parti de ma province comme simple volontaire. A 19
ans, j'étais lieutenant et, un an plus tard, je remplissais les fonctions de
capitaine. J'avais aussi conscience d'avoir fait tout mon devoir. Mais, tant
d'autres n'en avaient-ils pas fait autant ? Quoiqu'il en soit, le Premier
Consul n'avait pas oublié les promesses faites le lendemain de Marengo. Mon
sabre d'honneur se changeait en une belle croix sur ma poitrine. J'avais 30
ans, sans autre ambition que celle de servir mon pays et de contribuer à la
grandeur de la France.
Le colonel Schreiber me félicita très... chaleureusement. Mais on sentait
qu'il aurait bien voulu être à ma place.
« A propos, me dit-il, je lève vos arrêts à l'occasion de votre nouvelle
distinction. Mais je ne vous cache pas que je ne puis comprendre qu'elle
soit donnée à de simples soldats. C'est le renversement de tous les
principes de la hiérarchie ! Où allons-nous ! Où allons-nous ! répétait-il
sans cesse ».
Le Moniteur Officiel publia bientôt la liste de la première promotion
dont je faisais partie. Ce jour-là, je fus accueilli en arrivant au café
Moissi, par les ovations de mes nombreux amis. Les autres me regardaient
d'un air qui disait : « Et moi aussi, je mérite cette faveur ! » Et, c'était
certainement vrai pour beaucoup. Mais bientôt ils allaient pouvoir cueillir
de nouveaux lauriers et décrocher la « Croix des Braves », sur de nouveaux
champs de bataille qu'auréoleraient de nouvelles victoires.
A cette satisfaction personnelle vint s'en ajouter une
nouvelle, d'un ordre inférieur, mais qui me donna gain de cause d'une façon
inespérée. Ne voilà-t-il pas qu'il prend fantaisie au Premier Consul de
mettre l'armée à la Titus ? En effet, un ordre du jour vint enjoindre à tous
les chefs de corps de faire couper les cheveux à tous : officiers,
sous-officiers et soldats. Grande rumeur et grand désappointement pour ceux
qui tenaient fortement à leurs queues, mais il fallait obéir. Le Maître
n'avait-il pas donné l'exemple ? De plus, on apprit que le Premier Consul
allait passer en revue toute l'armée pour s'assurer lui-même de l'exécution
de cet ordre.
J'étais peut-être le seul officier de tout le camp de
Boulogne qui fut à l'ordonnance. Mon tour était venu de rire et de
plaisanter sur les queues et sur ceux qui les portaient encore... je fus
voir mon vieux colonel que je trouvai tout atterré par cette mesure. J'ai
déjà dit que c'était un vieux beau, très routinier, qui regrettait de ne
pouvoir plus se plâtrer avec de la poudre et de la pommade. « Eh bien, mon
colonel ! Que dites-vous de cela ? Si vous ne coupez pas votre queue, on va
vous mettre aux arrêts à votre tour ? lui dis-je en riant ».
« Allons ! trêve de plaisanteries ! C'est une mesure indigne ! Nous allons
être tous dégradés comme des forçats ».
Sa face toute couperosée par l'abus des fards, devenait cramoisie sous
l'influence de la colère. Et s'il était furieux que j'eusse fait couper ma
queue, il était encore plus furieux d'être obligé de couper la sienne... !
Quoiqu'il en fut, il fallut bien se laisser tondre et tout le monde fut
tondu.... sauf quelques entêtés qui obtinrent de conserver leurs queues, tel
que les généraux de cavalerie d'Haupoult, Bessières et Legrand, ainsi que le
colonel Mouton.
Une
activité extraordinaire se manifestait sur toute la côte. Les travaux de
creusement des ports se poursuivaient sans arrêt. Ambleteuse avait plus que
triplé. On y avait tracé des rues, des places. Beaucoup d'étrangers étaient
venus s'y établir, surtout des Parisiens. (...)