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Iena-Auerstädt.
Pour l'histoire de la Campagne de Prusse, 1806, Napoléon
eut pu se contenter de l'exposé de son plan - grandiose sans
aucun doute - et de sa mémorable traversée du Frankenwald
qui aboutit à prendre l'armée prussienne à
contrepied. Cela ne lui suffit pas.
En effet, le 14 octobre 1806, l'empereur remporte à Iéna,
avec sa masse principale, 90.000 hommes, une écrasante victoire
sur une partie des forces prussiennes, comptant 60.000 combattants.
Ce même jour, Davout, l'un des meilleurs maréchaux
de l'empereur, bat 55.000 Prussiens avec des effectifs presque moitié
moindres, à Auerstädt. D'Iéna à Auerstädt,
il y a 20 kilomètres. Entre les deux groupements français
victorieux, se trouvait le corps du maréchal Bernadotte qui
ne participa à aucune des deux batailles. Napoléon
prétendit, dans la suite, que Bernadotte avait désobéi
en n'exécutant pas l'ordre de l'empereur de soutenir Davout.
La légende s'est perpétuée pendant un siècle.
C'est encore ainsi qu'on nous
a enseigné la journée du 14 octobre 1806. Mais trois
travaux ont rétabli la vérité historique. Ils
sont dus au lieutenant-colonel français Titeux qui a minutieusement
dépouillé les dépêches et autres documents
des archives militaires (1), à sir Dunbar Plunket Barton
de la Royal Historical Society (2) et à Henry Vallotton (3).
« Le soir de la bataille d'Iéna» écrit
Barton « Napoléon supposait avoir rencontré
et défait le gros de l'armée prussienne. Il fut stupéfait
le lendemain d'apprendre qu'il n'avait eu en face de lui que l'arrière-garde,
et que le gros avait refusé le combat et lui avait faussé
compagnie. Il le fut encore davantage quand il apprit que Davout
avait inopinément rencontré le gros des forces prussiennes
au village d'Auerstädt et l'avait complètement défait,
quoiqu'il se battit à un contre deux (4) ».
« C'était une bonne nouvelle; mais elle impliquait
une erreur dans les manœuvres de Napoléon, par ailleurs brillantes
et couronnées de succès. Elle signifiait qu'il s'était
trompé sur la position de l'ennemi, qu'il y avait eu deux
batailles au lieu d'une, et que la victoire véritable revenait
à un de ses subordonnés, cependant que lui-même
n'avait livré qu'un simple combat d'arrière-garde.
Des questions embarrassantes seraient certainement posées
par ses critiques et ses ennemis, par exemple celle-ci : pourquoi
l'empereur a-t-il laissé Davout inférieur en nombre,
livrer combat à Auerstädt au gros de l'armée
prussienne ? Si l'empereur avait dit la vérité, il
aurait reconnu qu'il s'était trompé sur la position
de l'ennemi et qu'il ne se doutait nullement que Davout rencontrerait
le gros des forces prussiennes à Auerstädt ou ailleurs.
Mais Napoléon ne reconnaissait jamais une faute de stratégie
».
«Napoléon et son chef d'état-major Berthier,
cherchèrent donc une explication spécieuse pour couvrir
l'empereur. Ils la trouvèrent dans l'absence de Bernadotte.
Ils prétendirent que les deux batailles faisaient partie
d'un mouvement concerté, et que Bernadotte avait reçu
l'ordre de soutenir Davout à Auerstädt, ce qui eut mis
le Corps de Davout à la hauteur des circonstances...
« Une semaine s'écoula cependant avant que l'empereur
formulât son ingénieuse version de l'incident, qui
fut habilement lancée sous la forme d'une accusation pour
éviter qu'on ne la prit pour une réflexion tardive.
Bernadotte qui poursuivait les Prussiens, reçut l'ordre de
jeter un pont sur l'Elbe. Avant qu'il fût possible de l'exécuter,
il fut blâmé pour ne pas l'avoir fait. Là-dessus
se greffa l'accusation plus grave d'avoir désobéi
à l'ordre précis de soutenir Davout à Auerstädt,
et de l'avoir fait à cause d'une vaine étiquette de
commandement
».
De son côté, le lieutenant-colonel Titeux conclut :
« L'empereur, pour dissimuler sa propre faute, affirma
qu'il avait envoyé l'ordre à Bernadotte de se porter
au secours de Davout; mais un examen attentif des dépêches
prouve qu'un tel document n'existe pas. En fait, les dépêches
officielles innocentent absolument Bernadotte...
« Napoléon ne voulut jamais convenir de ses erreurs
et, lorsqu'elles se produisirent et qu'il en eût conscience,
il chercha, soit à fausser l'Histoire, au moyen de rapports,
de bulletins inexacts ; soit à les attribuer à l'un
de ses lieutenants, en créant lui-même une légende
ad hoc (5) ».
Les historiens d'autrefois, avant de reprendre à leur compte
les reproches de Napoléon, auraient bien fait de consulter
la « petite histoire» qu'il est souvent imprudent de
négliger. Ils auraient connu alors l'animosité qui
opposait, depuis le début de leur carrière, l'époux
de Désirée Clary d'une part, l'équipe Bonaparte-Berthier
d'autre part. Nous sommes certains aujourd'hui que Bernadotte n'a
pas reçu l'ordre de rejoindre Davout. Mais nous ignorons
s'il s'agit d'un oubli de Napoléon - comme MM. Barton et
Titeux le pensent - ou si c'est Berthier qui n'expédia pas
l'ordre conçu par l'empereur. Berthier était un excellent
chef d'état- major qui n'oubliait jamais rien. Mais il était
aussi un froid calculateur qui ne reculait devant aucune vilenie
pour nuire à ceux qu'il détestait (6).
Remarquons d'autre part, que les reproches faits à Bernadotte
par l'empereur furent très modérés après
Iéna-Auerstädt. Le maréchal n'encourut ni sanction,
ni disgrâce, ce qu'il eût mérité s'il
avait désobéi. Lorsqu'il sera blessé, quelques
mois plus tard, à la défense du pont de Spanden, Napoléon
lui témoignera une vive sollicitude. C'est après 1812,
après la soi-disant trahison du maréchal devenu prince-héritier
de Suède, que l'animosité de Napoléon se changera
en haine, et dans le Mémorial, il accablera Bernadotte de
tous les maux.
_____________
(1) Le maréchal
Bernadotte et la manoeuvre d'Iéna dans Revue napoléonienne,
t. IV, pp. 69-152, avril-septembre 1903.
(2) Bernadotte, Paris, 1931.
(3) Sept souverains de Suède, Lausanne 1950. L'auteur, avocat,
historien et diplomate, fut ministre de Suisse en Suède puis
en Belgique. A Stockholm il eut accès aux archives de la
Maison royale.
(4) D. B. BARTON, op. cit., pp. 194-195. Barton commet ici un erreur
légère. Ce n'est pas le gros de l'armée prussienne
que Davout rencontra à Auerstädt. Les deux groupements
prussiens d'Iéna et d'Auerstädt étaient à
effectifs sensiblement égaux.
(5) Lt
Col. TITEUX, op. cit., p. ,137.
(6) Pour la campagne de 1809, Berthier obtiendra que Bernadotte
commande le Corps saxon. Berthier savait que les Saxons détestaient
les Français et se débanderaient dès qu'ils
le pourraient. Nouveau moyen de nuire à son pire ennemi.
Cela vaudra une vive altercation entre l'empereur et Bernadotte
sur le champ de bataille de Wagram. Voir à ce propos Henry
VALLOTTON, op. cit., p. 192. «Au cours de toute la campagne,
Bernadotte est laissé dans l'ignorance des opérations
; parfois les dépêches de l'état-major ne lui
parviennent qu'avec seize jours de retard !
Ce qui n'était pas dans la manière de Berthier.
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