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Nous
avons été hier à Waterloo : c'est une belle
plaine, où les moissons poussent vertes, grasses et drues.
A part la pyramide, élevée à la place où
le prince d'Orange fut blessé lorsqu'il chargeait chevaleresquement,
son chapeau à la main ; à part le tombeau du colonel
Gordon, et le monument qui couvre le grand ossuaire où sont
enterrés pêle-mêle Anglais, Français et
Hanovriens, on pourrait passer à travers ces champs sans
se douter que là s'est décidée une question
européenne. Quelques paysans paresseux, qui se disent tous
guides de Jérôme Bonaparte, nous entourèrent
à peine descendus de voiture, et se disputèrent à
qui nous conduirait. Nous avions nos plans en poche ; nous prîmes
le plus stupide de tous ces vauriens, convaincus que ce serait celui
qui nous dirait le moins de mensonges ; et, au lieu de parcourir
le grand demi-cercle qui commence à Braine-la-Leude, passe
par Planchenoît et aboutit à Frichermont, nous nous
contentâmes de gravir cette montagne de terre formée
de main d'homme, au sommet de laquelle un lion colossal en bronze,
la patte posée sur une boule et la tête tournée
vers l'occident, menace la France. De la plate-forme qui s'étend
autour de son piédestal, on domine tout le champ de bataille,
depuis Braine-la-Leude, point extrême qu'atteignit la division
du deuxième corps de Jérôme Bonaparte, jusqu'à
la forêt de Frichermont, par laquelle déboucha Blücher
et ses Prussiens ; depuis Waterloo, qui a donné son nom à
la bataille, sans doute parce qu'à ce village s'est arrêtée
la déroute des Anglais, jusqu'à la ferme des Quatre-Bras,
où coucha Wellington après la défaite de Ligny.
De ce point élevé, rien de plus facile que d'évoquer
toutes ces ombres, tout ce bruit, toute cette fumée, et que
d'assister de nouveau à la bataille. Là, un peu au-dessus
de la Haie-Sainte, à la place où on a élevé
depuis quelques masures, contre un orme, acheté 200 francs
par un Anglais, Wellington, pendant toute la matinée, est
resté appuyé. De l'autre côté de la route,
de Genapes à Bruxelles, et sur la même ligne, tomba
sir Thomas Picton, chargeant à la tête d'un régiment.
A nos pieds est le plateau de Mont-Saint-Jean, qui s'élevait
à la hauteur des monuments de Gordon et des Hanovriens, et
qui a changé de forme depuis qu'on lui a enlevé, sur
une surface de deux arpents, une couche de terre de dix pieds, afin
d'élever la pyramide. C'est sur ce point que s'est concentré,
pendant trois heures, le plus fort de la bataille. Les bâtiments
qui y touchent étaient occupés par Ney, qui les avait
enlevés à la baïonnette. Là a eu lieu
la charge des trois mille cuirassiers de Kellermann. Poursuivi par
eux de carrés en carrés, Wellington ne dut son salut
qu'au courage impassible de ses soldats, qui se firent poignarder
à leur poste, et tombèrent au nombre de douze mille
sans reculer d'un pas, tandis que leur général reprenait
bon espoir en calculant qu'il faudrait deux heures encore de temps
matériel pour tuer ce qui restait. Or, dans une heure, il
attendait Blücher, et dans une heure et demie la nuit, second
auxiliaire dont il était certain, au cas où le premier,
arrêté par Grouchy, viendrait à lui manquer.
Maintenant, en se tournant du côté de la France, on
a vers sa droite, au milieu d'un petit bois, la ferme d'Hougoumont
prise et reprise trois fois ; en face de soi, la Belle-Alliance
d'où Napoléon, après avoir quitté son
observatoire situé dans le bois de Monplaisir, contempla
pendant deux heures tout le champ de bataille, demandant à
Grouchy ses bataillons vivants comme Auguste demandait à
Varus ses légions mortes ; à sa gauche le ravin, où
Cambrone répondit non pas : la garde meurt, —car dans notre
rage de tout poétiser, nous lui avons prêté
une phrase qu'il n'a jamais dite, — mais un seul mot, craché
au visage du parlementaire, de moins bon goût peut-être,
mais bien autrement soldatesque et énergique. Enfin en avant
de toute cette ligne sur la grande route de Bruxelles, à
l'endroit où le chemin forme une légère montée,
on distingue le point extrême jusqu'où s'avança
Napoléon, lorsque voyant déboucher par la forêt
de Frichermont Blücher et ses Prussiens, si impatiemment attendus
par Wellington, il s'écria: — Voilà enfin Grouchy,
la bataille est à nous. — Ce fut son dernier cri d'espérance
; une heure après, celui de sauve qui peut lui répondait
de tout côté.
Aujourd'hui la France commence à sentir que cette défaite
était nécessaire à la liberté européenne
; mais elle n'en a pas moins conservé au fond du cœur une
douleur et une rage profonde d'avoir été marquée
pour victime. Aussi, dans toute cette plaine où tant de Spartiates
tombèrent pour elle, on cherche vainement un tombeau ou une
inscription : c'est qu'un jour, Dieu lui ordonnera de se remettre
à l'œuvre de la délivrance universelle, commencée
par Bonaparte et interrompue par Napoléon.
Adieu, mon cher ami, je vous souhaite pour 1840 une belle bataille
à faire pour le musée de Versailles.
ALEX.
DUMAS.
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