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LE
GÉNÉRAL TRAVERS.
Ce nom et les souvenirs honorables qui s'y rattachent méritaient
une place dans les Archives : celui qui le porta n'avait point
reçu le jour en Belgique ; mais la Belgique était
devenue sa patrie adoptive, et c'est à ce pays qu'ont été
consacrées les dernières années de son existence.
Travers (Etienne-Jacques),baron de Jever, grand-croix de l'ordre
de la Réunion, membre de la légion d'honneur, général-major
et inspecteur-général de la maréchaussée
royale des Pays-Bas, naquit à Saint-George de Nehou, département
de la Manche, le 22 octobre 1766. Ses parents le destinaient à
l'état ecclésiastique ; mais une vocation irrésistible
lui fit embrasser le métier des armes : il entra au
service, comme simple soldat, dans un régiment de dragons,
le 4 juillet 1787. Deux fois sa famille, alarmée de la résolution
qu'il avait prise, acheta son congé, et chaque fois il s'évada
de la maison paternelle, pour s'engager de nouveau. Voyant que sa
détermination était inébranlable, elle renonça
à y mettre des obstacles, et le jeune Travers put suivre
en liberté une carrière vers laquelle ses goûts
l'entraînaient.
A cette époque, la France était en paix avec ses voisins ;
mais bientôt elle se vit forcée de courir aux armes,
pour la défense de son territoire et de sa liberté
menacée par une formidable coalition. Le général
Travers fit les campagnes de 1793, 1793, 1794, 1795, 1796, 1797,
1798, aux armées du Brabant, de Sambre-et-Meuse, d'Italie ;
celles de 1799 et 1800 sur les côtes, celles de 1804, 1805
et 1806, à l'armée du Rhin. Il s'y fit distinguer
par une rare bravoure, à laquelle seule il fut redevable
de l'avancement qu'il obtint. Napoléon, voulant récompenser
ses services, le nomma, en 1804, chevalier de la légion d'honneur.
Après avoir passé par tous les grades inférieurs,
il était, en 1806, chef d'escadron dans le 5e régiment
de dragons commandé, depuis le 18 brumaire, par Louis Bonaparte,
lorsque des députés de la république batave
vinrent offrir à ce prince le trône de Hollande. Louis,
dont il avait mérité la confiance par l'élévation
de ses sentiments autant que par sa valeur, lui proposa, ainsi qu'à
plusieurs autres officiers de son régiment, du consentement
de l'empereur son frère, de le suivre dans le pays sur lequel
il allait régner : l'attachement qu'il portait à
son ancien colonel le détermina à accepter. Louis
le fit d'abord colonel des cuirassiers de sa garde et son aide de
camp : il devint ensuite général major et colonel
général de la garde. En 1810, le roi l'éleva
à la noblesse, et peu après il le créa baron
de Jever, seigneurie dans l'Oost-Frise que la Hollande avait acquise
par l'article 16 de la paix de Tilsitt. Il avait été
nommé l'un des grands officiers de l'ordre de l'Union, institué
par Louis, au commencement de 1807.
Toutes ces distinctions, le général Travers les mérita
non moins par les services qu'il rendit à sa nouvelle patrie,
dont l'organisation militaire exigea de grands efforts dans les
circonstances difficiles où elle se trouva, que par son dévouement
au Roi. Ce qu'il y a de remarquable, c'est qu'elles eurent l'assentiment
général des Hollandais : sa loyauté, sa
franchise, sa droiture, lui avaient concilié l'estime et
l'affection de ce peuple, qui, on le sait, n'a jamais encouru le
reproche de trop s'engouer des étrangers.
Cependant la Hollande, qui n'avait eu, depuis 1794 qu'une existence
précaire comme nation, devait bientôt voir s'évanouir
ce reste de nationalité, et être témoin du renversement
d'un trône, qu'elle avait cru élever sur des fondements
solides, en y appelant le frère de l'empereur des Français.
Napoléon, mécontent de la tolérance que Louis
accordait à la contrebande des marchandises anglaises, le
força d'abord de signer à Paris, le 16 mars 1810,
un traité qui anéantissait tout commerce avec l'Angleterre,
et cédait à la France le Brabant Hollandais, la Zélande
et une partie de la Gueldre. Peu après, il ordonna que des
troupes françaises pénétrassent jusque dans
le cœur de la Hollande. Louis, voyant sa capitale occupée
militairement, prit la noble résolution d'abdiquer une couronne
qu'il ne pouvait plus porter avec honneur. Il le fit par un acte
daté de Harlem le 1er juillet 1810, et partit la nuit suivante
pour l'Allemagne.
Le général Travers donna, en cette occasion, un de
ces exemples de dévouement aux grandeurs déchues qui
n'ont guères été communs dans nos quarante
dernières années, si fécondes en vicissitudes
politiques. Quoiqu'il fut bien certain que sa conduite l'exposerait
au mécontentement de l'Empereur, et lui ferait perdre un
avenir peut-être brillant, seul de tous les français
qui avaient accompagné Louis en Hollande, il le suivit à
Tœplitz, décidé à partager sa mauvaise fortune.
Napoléon fut fort irrité du parti qu'avait pris son
frère. Il employa, pour l'engager à rentrer en France,
les prières et les menaces. Il lui dépêcha,
à la même fin, le chevalier de Cazes, qui avait été
autrefois secrétaire de Louis, et qui l'était, à
cette époque, de Madame-mère. Louis se montra inflexible.
M. de Cazes, qui avait eu sans doute, pour instruction, de détacher,
par tous les moyens possibles, de l'ex-roi de Hollande, ceux qui
l'avaient accompagné en Allemagne, afin que, dans l'isolement
où il serait resté, on pût triompher plus facilement
de sa résistance ; M. de Cazes réussit au moins
dans cet objet secondaire de sa mission. Jusqu'au moment de son
arrivée à Tœplitz, le général Travers
avait vécu avec Louis Bonaparte dans des rapports d'intimité
et de confiance ; mais , peu après, un changement dans
les procédés du prince à son égard et
quelques paroles échappées à celui-ci lui firent
acquérir la pénible conviction que l'esprit faible
de Louis avait accueilli des insinuations qui lui étaient
contraires, et que sa loyauté était suspectée.
Vivement blessé d'une pareille injustice, après tant
de preuves d'attachement données à son ci-devant souverain,
sa résolution répondit au sentiment qu'il en éprouvait:
il déclara à Louis que, puisqu'il avait perdu sa confiance,
il ne pouvait plus demeurer auprès de sa personne. Louis,
sentant alors la perte qu'il allait faire, voulut le calmer :
ce fut sans succès.
A peine le Général Travers avait-il quitté
Tœplitz, avec le projet de revenir dans son pays natal, qu'il y
arriva une dépêche de Paris par laquelle, d'après
les ordres de l'Empereur, il était appelé au commandement
du département de la Dyle, dont le chef-lieu était
Bruxelles. Cette dépêche, qui lui fut immédiatement
envoyée, le trouva encore en Allemagne : il se rendit
directement à son poste.
Il avait été loin de s'attendre à cette marque
de souvenir de la part de Napoléon, après le dévouement
qu'il avait montré à son frère ; aussi
ne put-il se l'expliquer, que comme un moyen qui avait paru propre
à lui faire abandonner l'ex-roi de Hollande, moyen qui n'aurait
pas réussi toutefois, sans les torts de ce dernier envers
lui. Louis, de son côté, crut que la chose avait été
concertée entre le général et le ministère
français : de là l'humeur qu'il a manifestée
depuis contre l'ancien colonel général de sa garde
(1).
Le général Travers fut nommé, en 1811, baron
de l'Empire, sous la dénomination particulière de
baron de Jever. L'année suivante, l'empereur lui conféra
la grande croix de l'ordre de la Réunion, et plus tard il
lui assigna une dotation sur les campagnes de Rome, comme un équivalent
des revenus de la terre de Jever. Après la malheureuse expédition
de Russie, Napoléon l'envoya au Havre, pour y organiser une
cohorte de garde nationale mobile. Il fut chargé ensuite
de se rendre dans le grand duché de Berg, où il organisa
un corps de lanciers. Il fit la campagne de 1813 à la grande
armée, et ne dut son salut, à la bataille de Leipsick,
qu'à la hardiesse avec laquelle il traversa l'Elster, après
que le pont qui devait servir à la retraite de l'armée
française eut été coupé.
Lorsque des revers successifs eurent mis la France dans la position
d'avoir à défendre ses propres frontières,
Napoléon le chargea du commandement de l'importante forteresse
de Condé. Dans ce poste , qui lui imposait des obligations
quelquefois rigoureuses pour les habitants, il sut se faire chérir
d'eux par sa modération et sa justice. Il fut le dernier
des généraux de l'armée du Nord qui arborèrent
la cocarde blanche.
La restauration le dégoûta du service de France. Dans
le temps qu'il commandait le département de la Dyle, il avait
formé, à Bruxelles, une union qui devait l'attacher
au sort des Belges : il vint offrir son épée
au nouveau souverain sous les lois duquel leur pays avait été
placé. Cette démarche, il se crut d'autant plus autorisé
à la faire, que, sous le règne de Louis, il avait
été naturalisé Hollandais.
Sa demande n'avait pas encore obtenu de décision, lorsqu'il
apprit le débarquement de Napoléon de l’île
d'Elbe, et sa marche triomphale à travers la France. Prévoyant
que sa patrie allait avoir à soutenir de nouvelles luttes,
il n'hésita pas un instant, se rendit à Paris :
l'Empereur lui donna le commandement d'une brigade.
Le général Travers assista à la bataille de
Waterloo, où il se signala par des prodiges de valeur, à
la tête des 7e et 12e régiments de cuirassiers. Par
suite d'une faute commise dans le commencement de l'action, l'artillerie
du 1er corps ayant quitté la position qu'elle occupait, les
dragons de la reine, anglais, s'étaient avancés sur
elle, y avaient porté le désordre, et s'étaient
même emparés de plusieurs pièces. Le général
Travers reçut l'ordre de les arrêter avec ses cuirassiers.
L'impétuosité avec laquelle il les chargea fut telle,
qu'il les culbuta du premier choc, et il se remit en possession
des pièces tombées entre leurs mains. On sait tout
ce qu'eut à souffrir la cavalerie française dans cette
mémorable journée, surtout depuis le moment où
l'arrivée du corps de Bulow eut changé entièrement
l'aspect de la bataille, et déterminé Napoléon
à diriger les plus grands efforts contre le centre de la
position anglaise, dans l'espoir de l'enfoncer. Le plateau de la
Haie-sainte fut, depuis cinq heures jusqu'à sept, le théâtre
d 'un combat dont, a dit un écrivain (2), il n'y
a peut-être pas d'exemple dans l'histoire, tant à cause
de son acharnement que de la disposition des troupes. Les régiments
anglais étaient formés en carrés, que la cavalerie
française attaquait tour à tour et en tous sens. Dès
qu'elle s'éloignait d'un carré, pour se mettre en
ligne, celui-ci se déployait pour recommencer son feu; s'approchait-elle
de nouveau, le carré se reformait. Atteinte de toutes parts
par le feu des bataillons ennemis, au milieu desquels elle promenait
la terreur et la mort, elle ne se rebuta pas un instant de la continuité
de ses efforts ni des pertes nombreuses qu'elle fit (3).
Blessé dangereusement à la jambe, après avoir
eu trois chevaux tués sous lui, le général
Travers fut entraîné dans la déroute de l'armée.
A Cambrai, où il parvint non sans des peines infinies, des
dangers d'un autre genre l'attendaient. Le duc de Feltre, qui venait
de rentrer à la suite de Louis XVIII, le mit on ne sait pour
quel motif, en état d'arrestation : il le fit garder
à vue par des gendarmes, en le menaçant de le faire
fusiller. Le caractère connu de Clarke était bien
propre à lui inspirer des inquiétudes sur les effets
de cette menace : heureusement que les pressantes sollicitations
de ses amis, celles surtout du maréchal Maison, lui firent
obtenir sa mise en liberté. Il se retira à Bruxelles,
où il se fit soigner de sa blessure.
Le général Travers ne montra pas moins d'éloignement
pour servir la seconde restauration, qu'il n'en avait témoigné
pour la première. Il passa dix-huit mois dans le repos, au
sein de sa famille, auprès d'une épouse qui embellissait
son existence par ses vertus. A la fin de 1816, le roi des Pays-Bas,
malgré la répugnance, facile à comprendre,
qu'il éprouvait à employer ceux qui s'étaient
battus contre lui à Waterloo, sûr de trouver dans le
général un sujet fidèle et dévoué,
en même temps qu'un officier dont l'expérience et les
talents lui seraient d'un grand secours, l'admit à son service
avec le grade de général major, correspondant à
celui de général de brigade qu'il avait eu en France.
Il commanda, en cette qualité, la 1re brigade de cuirassiers.
En 1821, Guillaume l'appela au commandement de la province de Gueldre ;
et enfin, en 1825, il le plaça à la tête de
la maréchaussée royale, dont il le nomma inspecteur
général, poste qu'il a rempli jusqu'à sa mort.
Le général Travers rendit de signalés services
dans l'organisation de cette arme importante.
Telle est, en abrégé, la vie militaire d'un homme
auquel est dû un rang honorable parmi tant de noms distingués
qui, de 1794 à 1815, figurent avec éclat dans les
annales de la gloire française. Sa vie privée n'est
pas du domaine de l'historien : je me tairai donc sur une foule
de traits qui rendent sa mémoire si précieuse à
tous ceux qui l'ont connu. Disons seulement que son caractère
franc et loyal, son empressement à rendre service à
tous ceux qui avaient recours à lui, l'esprit de justice
qui fut constamment la règle de ses actions, et cette aménité
de mœurs, qui s'alliait si bien chez lui à une bravoure à
toute épreuve, lui concilièrent, dans les différentes
positions où il se trouva et dans les divers pays où
il fut employé, les suffrages des hommes de toutes les opinions
et de tous les partis.
Lorsque Louis Bonaparte le créa baron de Jevers, il voulut
concevoir lui-même la devise des armoiries qu'il lui donna ;
il choisit la suivante : Altyd de Zelfde, Toujours Le Même.
Ces deux mots renferment le plus bel éloge que l'on puisse
faire de lui.
Le général Travers était ennemi de l'intrigue,
et jamais l'intérêt n'eut d'influence sur ses déterminations.
On a vu qu'il ne consulte que son attachement pour Louis Bonaparte,
lorsque ce prince se fut décidé à se soustraire,
par sa retraite en Allemagne, à la domination de son frère.
Le parti qu'il embrassa dans cette circonstance ne nuisit pas peu
à son avancement : les événements de 1814
et 1815 lui furent plus funestes encore. Sa conduite à Waterloo
lui aurait valu le grade de général de division, qui
lui avait été en quelque sorte promis sur le champ
de bataille, si la chute de Napoléon n'avait été
écrite dans le livre des destins. En Hollande il retrouva,
dans des grades supérieurs au sien, plusieurs de ceux qui,
du temps de Louis, avaient été ses subordonnés :
ceux-ci avaient eu sur lui l'avantage de suivre la bannière
que la fortune avait favorisée.
Le général Travers, qui n'avait jamais joui des revenus
de la baronnie de Jever, dont Louis Bonaparte l'avait gratifié,
se vit également frustré, en 1814, de la dotation
qui lui avait été assignée en Italie, pour
prix du sang versé au service de la France ; peu intéressé,
comme je l'ai dit tout-à-l'heure, il s'en consola aisément.
Si, à l'exemple de tant d'autres, il avait été
plus soucieux d'accroître sa fortune, les occasions ne lui
en auraient pas manqué dans le temps qu'il était chargé
en Hollande, sous le règne de Louis, du commandement des
troupes destinées à prévenir la contrebande.
Une fois entr'autres, on vint l'avertir qu'un convoi considérable
devait passer ; on lui dit que l'on avait compté sur
son inaction, et qu'une récompense proportionnée au
service qu'on attendait de lui, lui était destinée :
on avait cru pouvoir lui tenir ce langage, parce que l'on savait
qu'il avait toute la confiance du roi, qui non seulement tolérait
la fraude, mais l'encourageait sous main, pour favoriser le commerce
hollandais. Mais le général n'était pas homme
à transiger avec ses devoirs. Ses instructions lui imposaient
celui de réprimer la contrebande : au risque de déplaire
au roi, il saisit le convoi entier de marchandises. Louis en éprouva
beaucoup de mauvaise humeur, et la lui fit sentir.
Le général baron Travers est décédé
à son château de Nieuwenhoven, près de St-Trond,
le 10 septembre 1827, après quarante années de service
effectif, emportant au tombeau les regrets de ses compagnons d'armes,
qu'il regardait et traitait comme des frères, ceux de tous
ses amis et les pleurs d'une famille qui le chérissait tendrement.
Gachard.
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(1) Ce sentiment
de mauvaise humeur perce dans l'ouvrage que Louis a publié
sous le titre de : Documens historiques et Réflexions
sur le gouvernement de la Hollande : il lui fait dire que le
général était «devenu insupportable dans
l'exil, par ses opinions, ses manières et ses discours, et
qu'il se fit employer en France ». Une seule considération
peut rendre excusables ces imputations si injustes: c'est que les
apparences purent faire croire à Louis que le général
avait négocié son emploi en France, ce qui n'était
pas. Un peu plus loin, Louis parle des intrigues secrètes
ourdies pour l'isoler : mais il prétend que ce furent ceux
qui furent dupes de ces intrigues, tandis que ce fut lui qui s'en
laissa circonvenir.
(2) Le général Guillaume de Vaudoncourt.
(3) Le même.
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