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Jean
Tulard, dans sa "Bibliographie critique des Mémoires sur le
Consulat et l'Empire" a placé les Mémoires de la duchesse
d'Abrantès parmi les tout premiers (n° 2), mais pour des raisons
alphabétiques uniquement. Car il écrit "Il convient toutefois
de n'utiliser qu'avec précaution le témoignage de la duchesse d'Abrantès
que Théophile Gautier a surnommé, non sans raison, la duchesse d'Abracadabrantès."
On peut s'étonner de cette remarque où l'on sent percer un vieux
fond de misogynie. Ne faut-il pas utiliser avec précaution tous
les témoignages ? Mais Laure Permon a sur Théophile Gautier l'avantage
d'avoir connu, et d'avoir très bien connu, dès l'enfance, Napoléon
Bonaparte. Elle a épousé Junot,
qui s'attacha à Napoléon dès le début de sa carrière, et elle a
même suivi son mari aux armées en Espagne. Cela suffit, me
semble-t-il, pour penser qu'elle a vraiment vécu des événements
extraordinaires, et qu'elle n'avait pas besoin d'en rajouter. Mais
Laure Permon était, paraît-il, une personne remarquable. Et c'est
ce que l'on pardonne difficilement à une femme...
Le général Thiébault raconte dans
ses mémoires :
[1800]
Junot me reçut à merveille ; marié depuis peu de temps à Mlle
Laure Permon, il me présenta à sa femme. Il est impossible de rien
imaginer de plus joli, de plus vif, de plus aimable, de plus saillant
que ne l'était cette jeune dame, vêtue avec une élégance, une fraîcheur,
qui cadraient si parfaitement avec tout ce que la nature avait mis
de coquetterie, de luxe à la former. Elle était charmante, et quoique
je fusse à mille lieues de toute impression pouvant se rapporter
à l'amour ou simplement au désir, il n'en est pas moins vrai que,
telle que je la vis alors, telle elle m'est restée présente comme
la plus gracieuse des apparitions.
Plus loin, à l'occasion de la présence
de la duchesse en Espagne (1810), où son mari l'avait forcée à le
suivre, quoiqu'enceinte, Thiébault écrit : "c'était une
femme dont le caractère égalait le mérite".
Ayant promis à son mari de ne pas
quitter Salamanque sans lui, elle refusa l'offre que lui faisait
Thiébault de lui donner une escorte pour rejoindre Valladolid
lorsque la première de ces places devint trop exposée.
"Quoi que je pusse dire et
faire, elle fut inébranlable; elle n'avait quitté Rodrigo que faute
de vivres et d'abri; en annonçant au duc son départ pour Salamanque,
elle lui avait promis de ne pas sortir sans lui de cette ville;
elle était résolue de tenir cette promesse, quelque chose qui pût
lui en arriver; ne pût-elle avoir au besoin qu'une chambre dans
le fort, elle s'en contenterait. Enfin, et en me remerciant de mon
avis, de mes instances, elle me demanda de ne pas laisser à cause
d'elle un homme de plus à Salamanque.
"Il faudrait s'y être trouvé pour évaluer ce qu'il y avait
de courage dans cette résolution. J'en fus vivement frappé. En se
mettant ainsi au-dessus des considérations qui auraient subjugué
toute autre femme, la duchesse s'éleva au-dessus de son sexe, de
manière à ne plus laisser de valeur à ce qui même aurait été un
tort pour tout autre qu'elle, et elle montra qu'elle savait élever
son caractère, sa force d'âme au niveau de tant d'autres qualités
et d'un mérite que le monde a jugés, auxquels la postérité rendra
hommage. "
Les soirées à Salamanque étaient restées
gravées dans la mémoire de Thiébault :
"Les conversations,
qui s'alimentaient de ces sujets (la chronique de Paris et des Tuileries)
et de mille autres, se rehaussaient de toute la séduction qu'y apportait
la duchesse par la grâce et la facilité de son élocution, par la
clarté de ses idées, le choix de ses expressions, et je dirai presque
la profondeur avec laquelle elle traitait les sujets les plus variés.
Bien souvent elle nous étonnait. Un soir, entre autres, la causerie
s'étant tournée vers l'art théâtral, la duchesse s'empara du sujet
et en vint à un parallèle entre le théâtre des anciens et celui
des modernes. Elle parla plus d'une heure et nous laissa, M. Luuyt
et moi, stupéfaits de l'érudition et de l'indicible puissance d'observation
dont elle fit preuve, mais encore de l'ordre qu'elle mit dans cette
péroraison, de l'enchaînement de ses idées et de l'élégance de sa
diction. « Ma foi, me disait M. Luuyt en se retirant, que pourrait
dire de plus un professeur qui toute sa vie aurait étudié la matière?
" Et j'aurais fait la même question."
On le voit, le général Thiébault était
resté sous le charme de Laure Permon. L'éditeur des Mémoires de
Thiébault signale d'ailleurs qu'il "resta, pendant toute
sa vie, lié d'amitié avec la duchesse d'Abrantès, dont il appréciait
à un haut degré l'esprit et le caractère. Lorsque la duchesse publia
ses Mémoires, le général Thiébault lui donna communication de la
conversation qu'il avait eue avec l'Empereur à Valladolid, au sujet
des affaires du Portugal, et la duchesse en publia les parties qui
pouvaient être les plus favorables à la mémoire du duc d'Abrantès."
Ce qui n'empêche pas Thiébault de
relever les erreurs qu'a commises la duchesse, mais sans tomber
dans le dénigrement à la Gautier, puisqu'il introduit une de ces
notes de la manière suivante :
"Les Mémoires de Mme la duchesse d'Abrantès ont une si grande
et si juste vogue que rien de ce qui y est rapporté ne devient indifférent,
et c'est ce qui me force d'en appeler de ses injustices envers le
maréchal Masséna."
Et aussi : "Dans le mémorable ouvrage où Mme la duchesse
d'Abrantès, avec la haute supériorité qui la distingue et le plus
honorable courage, s'est dévouée à l'apologie de son mari, se trouve
aux 194e et 195e pages duXIIe volume (...)".
Dans le 5e volume, il écrit " Madame la duchesse d'Abrantès,
toujours consciencieuse, mais souvent abusée..."
On le voit, il convient d'utiliser
tous les mémoires avec prudence, parce qu'ils sont écrits par des
êtres humains, hommes ou femmes. Mais il faut se garder d'en écarter
qui peuvent apporter des renseignements irremplaçables, parce qu'un
auteur presque oublié aujourd'hui a fait sur le nom de leur auteur
un jeu de mot lamentable.
Quant à Laure Permon, qui a vécu dans
l'intimité de Bonaparte (qui n'est pas n'importe qui...), elle a
été la maîtresse de Honoré de Balzac... qui n'est pas n'importe
qui non plus.
Bien que ses Mémoires aient
connu un grand succès, elle est morte dans la misère en 1838. Un
des rares amis qui lui restaient suivait à pied son discret convoi
d'enterrement : François René de Chateaubriand.
voir : Junot.
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