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De
tous les officiers composant l'état-major du général Bonaparte,
le colonel Junot était celui qui avait eu la destinée la plus aventureusement
heureuse. Idéalement brave, il portait, en stigmates fraîchement
reçus, les glorieuses marques d'une valeur que ses ennemis même
les plus acharnés n'ont pas pu lui disputer. Le général en chef
avait su l'apprécier, et à l'origine de sa fortune se rattachaient
plusieurs actes très remarquables, non seulement de courage, mais
aussi d'honneur et de loyauté. C'est au siège de Toulon que le général
l'avait connu, et d'une manière qui mérite par sa bizarrerie d'être
rapportée avec détail.
Junot
naquit à Bussy-le-Grand, département de la Côte-d'Or, le 24 septembre
1771, et, pour le dire en passant, on lui donna pour nom patronymique
celui du saint dont le jour de sa naissance était la fête; ce qui
fut cause qu'il eut bien le nom le plus extravagant qui fût en France.
Il s'appelait Andoche. Aussi que de mal ce malheureux nom ne donna-t-il
pas par la suite aux maîtres en l'art de plaire, qui étaient en
possession de chanter les puissances.
Les
parents de Junot étaient de bons bourgeois; sa famille avait de
l'aisance. Les deux frères de sa mère étaient, l'un médecin à Paris,
où il jouissait d'une considération méritée, l'autre premier chanoine
de la cathédrale d'Evreux, ayant de bons bénéfices qu'il devait
laisser à l'aîné de ses neveux, M. Junot, qui est mort receveur
général de la Haute-Saône. L'abbé Bien-Aimé était un digne prêtre,
dont je vénère la mémoire. Il est mort évêque de Metz en 1806, regretté
de tout son diocèse, dont les pauvres l'appelaient le Bien-Nommé.
Avant
la Révolution de 89, la classe bourgeoise ne mettant pas ses fils
au service, Junot se destinait au barreau. Il étudia pour être avocat
et fit ce qu'on appelait alors de bonnes études. Son éducation,
commencée à Montbard chez un brave homme nommé M. Heurté, dont il
parlait toujours avec reconnaissance, fut terminée au collège de
Châtillon-sur-Seine. C'est là qu'il connut Marmont, élève du même
collège, et qu'ils se lièrent tous deux de cette amitié que rien
n'altéra jamais, bien qu'ils suivissent tous deux la même carrière.
Cette amitié n'eut de terme qu'à la mort de Junot en 18l3.
Junot avait un caractère fort remarquable et que n'ont pas toujours
apprécié ceux qui l'ont approché, parce que lui-même y mettait obstacle
quelquefois par un défaut qui nuisait en effet à ses nombreuses
qualités, c'était une extrême irritabilité, facilement excitée chez
lui par la seule apparence d'un tort. Dès qu'il pouvait en supposer
un, surtout relativement à quelqu'un sous ses ordres, pour un objet
dépendant du service, il ne pouvait s'empêcher de le témoigner d'une
manière d'autant plus dure que, dans le même cas, il aurait été
tout aussi sévère pour quelqu'un des siens. Combien cette manière
d'être lui a fait d'ennemis de gens qui ne pouvaient, après tout,
lui reprocher d'autre tort que celui qu'eux-mêmes avaient eu! Une
inexactitude dans le service, une tenue négligée, une administration
douteuse, toutes ces fautes le mettaient hors de lui et sa franchise
alors ne lui permettait aucune parole transitoire.
Junot
avait une belle âme, ignorait le mensonge et était doué d'une générosité,
d'une noblesse de caractère, que ses ennemis ont cherché à présenter
comme un vice, mais que sa nombreuse famille, qui pendant quinze
ans n'eut d'autre soutien que lui, la foule de militaires infirmes,
de veuves chargées d'enfants, qui recevaient de lui des pensions
et des secours, ne nommeront jamais que la vertu d'un noble cœur.
On
pensera peut-être que j'ai mis de la partialité en traçant le portrait
de mon mari ; il n'en est rien. Je n'écris que sous l'influence
de la vérité. Celle dont la magie pouvait m'égarer est détruite
depuis bien des années. Je ne fais que mon devoir, en lui reconnaissant
des vertus qu'il avait en effet. Il possédait à un degré éminent
les qualités d'un bon fils, d'un bon ami et d'un excellent père.
Je me rappelle que M. Fox me dit un jour combien il avait été touché
en voyant Junot, la veille, à la sortie de l'Opéra, s'occuper de
sa mère avec le soin, le respect qu'il aurait eu pour la première
pairesse d'Angleterre. Que d'amis de collège, que de parents dans
l'indigence il a aidés, secourus et sauvés ! Combien d'ingrats dont
il a fait la fortune, dont il a été le patron, le frère ! (...)
Junot
adorait ses enfants. Il faut connaître comme moi toute cette sollicitude,
si vive, si tendre, qui l'occupait au milieu même du danger. Quelles
lettres il m'écrivait quelquefois ! Combien elles étaient touchantes
par leur naïveté, si je puis me servir de ce mot ! C'était pour
savoir si la dixième dent de son fils était enfin percée. « Mais
quand sèvreras-tu donc le petit Rodrigue? » Et puis ses filles,
que faisaient-elles? Étaient-elles grandies? Travaillaient-elles?
Ces détails peuvent paraître puérils; mais ces lettres étaient écrites
sous le feu de l'ennemi, au milieu des glaces de la Russie, ou bien
une heure après avoir reçu une balle dans la figure, avant même
d'être pansé. je les ai toutes, ces lettres précieuses. Mes enfants
les :recevront de moi comme un héritage sacré.
Entré
dans le monde avec la Révolution, Junot est tout à fait l'un de
ses fils. Il avait à peine vingt ans lorsque le premier roulement
de tambour se fit entendre. Un cri de guerre retentit dans tout
le royaume; les plus sages voulaient le combat, tous s'ennuyaient
du repos. Si Junot n'eût pas été mon mari, je dirais comment il
devint aussitôt un jeune Achille. Ce fut un réveil, une passion
des armes et, au même instant, un oubli entier de cette vie molle
et oisive qu'il menait auparavant.
- Et cependant, me disait-il lorsqu'il me parlait de ce temps-là,
il ne me paraissait pas que j'eusse jamais été autrement.
Ce
fut alors qu'il entra dans ce fameux bataillon des volontaires de
la Côte-d'Or, si renommé par la quantité de généraux et de grands
officiers de l'Empire sortis de ses rangs. Il avait pour chef l'aimable
et malheureux Cazotte. Après la reddition de Longwy, le bataillon
fut dirigé sur Toulon, qu'il s'agissait de reprendre sur les Anglais.
C'était le moment le plus affreux de la Révolution. Junot était
sergent de grenadiers, grade qu'il avait reçu sur le champ de bataille.
Souvent, en me racontant les premières années de sa vie aventureuse,
il me parlait de cet événement comme d'une chose immense dans son
existence. Il disait, avec cet accent qui persuade parce qu'il est
vrai, que dans le cours de sa carrière d'honneurs, rien ne lui avait
donné un délire de joie comparable à ce qu'il avait éprouvé lorsque
ses camarades, « tous aussi braves que lui », disait-il, l'avaient
nommé leur sergent, que leur chef le confirmait dans ce grade et
qu'il était élevé sur un pavois tremblant formé de baïonnettes encore
fraîchement teintes du sang de l'ennemi.
C'est
dans ce même temps que, étant un jour au poste de la batterie des
Sans-Culottes, un commandant d'artillerie, venu de Paris depuis
peu de jours pour diriger les opérations du siège en ce qui regardait
l'artillerie sous les ordres de l'intelligent Cartaux, demanda à
l'officier du poste un jeune sous-officier qui eût en même temps
de l'audace et de l'intelligence. Le lieutenant appelle aussitôt
La Tempête et Junot se présente. Le commandant fixe sur lui
cet œil qui semblait déjà connaître les hommes.
- Tu vas quitter ton habit, dit le commandant, et tu iras là
porter cet ordre. Il lui indiquait de la main un point plus éloigné
de la côte, et lui expliqua ce qu'il voulait de lui. Le jeune sergent
devint rouge comme une grenade, ses yeux étincelèrent.
- Je ne suis pas un espion, répondit-il au commandant; cherchez
un autre que moi pour exécuter votre ordre.
Et
il se retirait.
- Tu refuses d'obéir? lui dit l'officier supérieur d'un ton sévère;
sais-tu bien à quoi tu t'exposes?
- Je suis prêt à obéir, dit Junot, mais j'irai là où vous m'envoyez
avec mon uniforme, où je n'irai pas. C'est encore bien de l'honneur
pour ces... Anglais.
Le
commandant sourit en le regardant attentivement.
- Mais ils te tueront ! reprit-il.
- Que vous importe? Vous ne me connaissez pas assez pour que cela
vous fasse de la peine et quant à moi, ça m'est égal... Allons,
je pars comme je suis, n'est-ce pas ?
Alors il mit la main dans sa giberne.
- Bien ! avec mon sabre et ces dragées-là, du moins la conversation
ne languira pas, si ces messieurs veulent causer.
Et il partit en chantant.
Après
son départ, « Comment s'appelle ce jeune homme? demanda l'officier
supérieur.
- Junot.
- Il fera son chemin. »
Alors le commandant inscrivit son nom sur ses tablettes. C'était
déjà un jugement d'un grand poids, car on a facilement deviné que
l'officier d'artillerie était Napoléon.
Peu
de jours après, se retrouvant à cette même batterie que l'on appelait
la batterie des Sans-Culottes, Bonaparte demanda quelqu'un qui eût
une belle écriture; Junot sortit des rangs et se présenta. Bonaparte
le reconnut pour le sergent qui déjà avait fixé son attention. Il
lui témoigna de l'intérêt et lui dit de se placer pour écrire une
lettre sous sa dictée. Junot se mit sur l'épaulement même de la
batterie. A peine avait-il terminé sa lettre, qu'une bombe lancée
par les Anglais éclate à dix pas et le couvre de terre ainsi que
la lettre.
- Bien! dit en riant Junot, nous n'avions pas de sable pour sécher
l'encre.
Bonaparte
arrêta son regard sur le jeune sergent; il était calme et n'avait
pas même tressailli. Cette circonstance décida sa fortune. Il demeura
près du commandant d'artillerie et ne retourna plus à son corps.
Plus tard, lorsque la ville fut prise et que Bonaparte fut nommé
général, Junot ne demanda pas d'autre récompense de sa belle conduite
pendant le siège que d'être nommé son aide de camp (1), préférant
un grade inférieur à celui qu'il pouvait avoir en restant au corps.
Mais pour cela il fallait quitter Bonaparte et Junot ne le pouvait
déjà plus.
Junot
avait une âme de feu et le plus noble cœur.
Il s'attacha bientôt à son général avec un dévouement qui
devenait un culte. Sans avoir la mesure du géant qui était devant
lui, son esprit pénétrant avait jugé qu'il voyait un grand homme.
Voici l'extrait d'une lettre dont l'original est dans mes mains.
Elle fut écrite en 1794, lorsque M. Junot père, alarmé de la résolution
de son fils, lui demanda quelques renseignements sur l'homme dont
il suivait la fortune :
- Pourquoi as-tu quitté le commandant Laborde ? Pourquoi avoir quitté
ton corps? Qu'est-ce que c'est que ce général Bonaparte? Où a-t-il
servi? Personne ne connaît ça.
Junot répondit à son père et lui expliqua pourquoi il avait préféré
le service d'état-major, surtout d'une manière aussi active qu'il
allait le faire avec son général, au service plus lent dans ses
résultats que celui qu'il aurait fait en restant à son bataillon,
puis il ajoutait :
- Vous me demandez ce que c'est que le général Bonaparte? je pourrais
répondre comme Santeuil : Pour savoir ce qu'il est il faut être
lui-même ! je vous dirai toutefois que, autant que j'ai pu le juger,
c'est un de ces hommes dont la nature est avare et qu'elle ne jette
sur le globe que de siècles en siècles (2).
Lorsque
Napoléon partit pour l'Egypte, il passa par la Bourgogne en allant
s'embarquer à Toulon. Il s'arrêta à Dijon, où était alors mon beau-père,
qui lui fit voir la lettre que je viens de citer.
- Elle ne fait que me confirmer dans la conviction que j'ai de l'attachement
que me porte votre fils, monsieur Junot, dit le général. Il m'en
a donné de fortes preuves dont je suis très touché. Aussi, vous
et lui pouvez compter que je l'aiderai de tout mon pouvoir et de
toutes mes relations pour faire son chemin dans notre aventureuse
carrière.
Mon
beau-père ne demandait plus alors ce que c'était que ce petit général
Bonaparte ; ses paroles étaient aussi précieuses pour le bon vieillard
que s'il eût été Siméon et se fût trouvé en présence du Messie.
Un quart d'heure après cette conversation, ce que lui avait dit
Bonaparte était écrit dans son portefeuille et dans sa poche gauche,
bien près de son cœur. Son adoration pour Napoléon devint dès ce
moment presque aussi forte que celle de son fils.
Bonaparte
tint la parole qu'il avait donnée au père de Junot. Il fut pour
lui un bon et utile patron ; mais aussi combien le lien prêtait
pour donner un texte à la bienveillance! On a vu précédemment comment
Junot, au désespoir de l'arrestation et de la mise en accusation
du général Bonaparte, avait voulu partager sa captivité, comment
il avait été repoussé de la prison par Napoléon lui-même, qui lui
avait fait enfin comprendre qu'il lui serait plus utile en restant
libre. En effet, nous voyons que la défense de Napoléon adressée
par lui aux représentants du peuple, Albitte et Salicetti, qui l'avaient
fait arrêter, est de l'écriture de Junot. On y trouve seulement
quelques notes de la main de Bonaparte. Après la mise en liberté
du général, Junot, comme on l'a vu, l'avait suivi à Paris. Là, il
partagea constamment sa misère et lui fit toujours part de ce qu'il
recevait de sa famille.
- Les galions ne sont pas encore arrivés, disait Bonaparte à ma
mère, lorsqu'il venait la voir avec une figure bien allongée et
une redingote grise, qui depuis est devenue bien fameuse mais qui
alors n'était qu'un vêtement fort râpé.
- La diligence de Bourgogne n'est pas arrivée. Si elle ne vient
pas ce soir, nous ne dînerons pas demain, à moins que vous ne nous
receviez, madame de Permon.
Ce
que Napoléon appelait les galions consistait en deux ou trois cents
francs que Mme Junot la mère envoyait à son fils. Il partageait
avec son général.
- Et c'est toujours moi qui ai la plus grosse part, disait Bonaparte.
Lorsqu'après
le 13 vendémiaire Napoléon reçut le commandement de l'armée de l'intérieur,
il prit d'autres aides de camp. Marmont fut du nombre, et à cette
époque, lui, Junot et Muiron étaient les privilégiés de son état-major.
Junot
et Muiron étaient intimement liés ensemble. Ils furent quelque temps
les deux seuls officiers attachés au général Bonaparte. Marmont
ne fit partie de son état-major qu'après le 13 vendémiaire, lorsqu'il
fut nommé général de l'armée de l'intérieur; encore je ne pense
pas qu'il ait été breveté aide de camp avant la nomination du général
en chef de l'armée d'Italie. Quant à Duroc, ce n'est positivement
qu'en Italie qu'il fut attaché à Bonaparte. L'amitié de Junot pour
Muiron ne reçut aucune altération de l'arrivée de Marmont à leur
petit état-major, bien que, comme je crois l'avoir dit, ils eussent
été élevés ensemble dans le même collège, à Châtillon-sur-Seine,
et il continua à être intimement lié avec Muiron qu'il aimait comme
un frère.
Une
chose assez particulière au caractère ou plutôt au cœur de Junot,
c'est qu'il était aussi faible, aussi superstitieux pour ses amis
qu'il aimait le plus intimement, qu'il était insouciant et téméraire
pour lui-même et toutes les fois qu'une bataille devait avoir lieu,
il était tourmenté sur le sort de ses amis, jusqu'au moment où il
se retrouvait avec eux. (...)
Pendant
toute la durée des campagnes d'Italie, Junot suivit Bonaparte dans
ces champs de gloire; son sang n'y fut pas épargné. Il se trouva
à toutes les belles journées d'Arcole, de Lodi, de Castiglione,
de Lonato, du Tagliamento, etc., etc. Il servit son pays sur le
champ de bataille et son général avec toute l'activité que l'on
pouvait attendre d'un attachement comme le sien. Bonaparte, qui
le connaissait et savait l'apprécier, l'employa dans les campagnes
d'Italie autrement que comme un officier d'avant-garde.
L'affaire
de Venise, dans laquelle il fallait à la fois de la finesse et une
extrême fermeté, lui fut confiée. Il vint apporter des drapeaux
que son bras avait aidé à conquérir et sa mission avait, ainsi qu'on
le verra, un but tout diplomatique.
J'ai
dit précédemment que Junot avait prodigué son sang pour la gloire
de sa patrie. J'en rapporterai ici quelques exemples. Pendant la
campagne d'Italie, au combat de Lonato, il reçut, comme on vient
de le voir tout à l'heure, cette belle blessure que l'on voyait
à sa tempe gauche, mais la plus affreuse de ses blessures était
un coup de feu reçu en Allemagne, lorsqu'il y était simple volontaire.
Cette blessure, dont la cicatrice seule faisait frémir, avait dû
être terrible. On sentait le battement du cerveau, et jamais un
peigne ne pouvait la toucher. La cicatrice était longue au moins
d'un pouce et profonde de sept à huit lignes.
A
des intervalles assez rapprochés, pendant les trois ou quatre années
qui suivirent cette campagne, cette blessure se rouvrait d'une manière
aussi singulière qu'effrayante et, le sang circulant avec une violente
rapidité, Junot courait à chaque fois le risque d'une hémorragie.
Un jour, à Milan, étant chez Mme Bonaparte, où ils jouaient au vingt-et-un,
Junot était assis à une table ronde, tournant le dos à la porte
du cabinet du général en chef. Le général sort de son cabinet sans
être entendu de Junot. Il fait signe de ne rien dire et, s'avançant
doucement, il met sa main dans cette belle chevelure blonde qu'avait
alors le jeune aide de camp et lui tire fortement les cheveux. Junot
ne peut retenir un demi-cri, tant la douleur est violente. Il sourit,
mais son visage est devenu pâle comme celui d'un mort, puis d'une
rougeur effrayante. Le général retire sa main; elle était pleine
de sang !
Junot
joignait à une imagination brillante et créatrice un esprit fin
et très prompt à saisir l'inconnu, dès qu'il s'offrait à lui. Il
apprenait tout avec une rapidité incroyable. Il faisait de jolis
vers très facilement, jouait la comédie avec un talent tout à fait
remarquable et écrivait à merveille. On pourrait dire de lui, en
voyant ses lettres, que son cœur avait de l'esprit. Il était vif
et même emporté. Cela venait de la trop rapide circulation de son
sang. Mais jamais il ne fut ni grossier ni brutal et, dans les treize
années qu'a duré notre union, je n'ai pas été une seule fois témoin
de scènes pareilles à ce dont on parle dans le Mémorial de Sainte-Hélène.
L'empereur n'a pas pu le dire, ou bien alors, dans sa distraction,
il a prononcé un nom pour un autre. L'image de Junot, parcourant
son bel hôtel, comme le nomme le Mémorial, le sabre à la
main, pour solder ses créanciers, est vraiment bouffonne pour qui
connaissait Junot et savait à quel point il était désireux d'être
en harmonie avec la place élevée qu'il occupait. Junot recherchait
tout ce qui avait été fait pendant le temps du gouvernement du duc
de Brissac. Cette charge, si éminente jadis sous les Bourbons, l'était
bien autrement sous l'empereur.
Le gouverneur de Paris commandait activement à près de quatre-vingt
mille hommes. Son autorité, du moins du temps de Junot, seul gouverneur
de Paris qui ait eu un si grand pouvoir, son autorité, dis-je, s'étendait
jusqu'à Blois, et je crois même jusqu'à Tours.
Tous les militaires de marque étrangers et français, qui passaient
par Paris, étaient reçus par lui. Tout ce qui venait en France ayant
quelque renom était admis au gouvernement de Paris et, dès le premier
jour de sa nomination, Junot voulut rappeler le duc de Brissac,
sinon par ses deux queues et son écharpe blanche, au moins par la
politesse de ses manières.
Ce désir d'être bien dans ses rapports avec le monde social date même de
bien plus loin, malgré l'amour de Junot pour la république et son
aversion pour les anciennes coutumes. (...)
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(1) Junot et Muiron, qui périt depuis si malheureusement,
furent les deux premiers aides de camp que Napoléon ait eus.
(2). L'empereur a eu les deux lettres en sa possession, en passant
par la Bourgogne trois ans plus tard, pour aller en Égypte.
Voir : Laure
Permon, duchesse d'Abrantès. |
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