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Paris
- 30 messidor. [an 9 - juillet 1801]
Habitudes et Mœurs.
De retour à Paris depuis peu de jours, je veux profiter de
mes premiers loisirs et du temps où j'ai encore la mémoire
frappée de ce que j'ai vu, pour rassembler les observations
successives que j'ai faites sur les pays divers que j'ai parcourus,
autant du moins qu'une course rapide m'a permis de les recueillir :
ces sortes de détails ne sont pas la partie la plus amusante
d'un voyage ; mais ils en sont toujours la plus instructive.
Quant à la Belgique, déjà ce n'est plus la
France : ce sont d'autres mets, d'autres lits, d'autres boissons ;
c'est une autre forme de meubles, ainsi qu'une autre sorte de cuisine ;
c'est de la bière qu'on boit ; c'est dans des assiettes
d'étain qu'on mange ; c'est de la soupe sans pain et
sans saveur ; ce sont des poissons et des gigots de mouton
cuits à l'eau ; ce sont diverses sortes d'huiles fabriquées
sur les lieux, et dont plusieurs répugnent à la fois
au goût et à l'odorat.
On couche dans des lits inamovibles dont une partie, invariablement
adossée contre la muraille, est nécessairement fort
mal disposée pour ceux qui doivent y reposer : d'ailleurs,
il arrive d'ordinaire que ces lits sont trop étroits et trop
courts dans leurs dimensions comme dans leurs draps et couvertures,
et il faut un grand bonheur ou beaucoup d'habitude pour ne pas se
trouver tout nu dès le premier sommeil.
Au reste, il est difficile de rencontrer un pays qui soit plus riche
en population, en industrie, en blé, et mieux fait pour devenir
florissant sous un gouvernement sage et paternel.
La nature, partout si bienfaisante, en donnant à cette contrée
de vastes plaines et très peu de bois, l'a gratifiée
de mines inépuisables de houille, autrement dit charbon de
terre, qui sert à chauffer les appartements et les cuisines,
et dont une petite quantité suffit pour jeter une douce chaleur
qui dure longtemps.
La main des hommes a beaucoup fait aussi pour l'avantage de ce pays :
elle a multiplié le nombre des canaux navigables, et, partout
où il se trouve des ruisseaux, elle a fécondé
les campagnes qu'ils arrosent par la distribution la mieux entendue
de leurs eaux.
Il est quelques contrariétés auxquelles doivent s'attendre
ceux des voyageurs français qui parcourent les nouveaux départements
de la Belgique et des bords du Rhin : d'abord, leur langue
n'y est pas comprise par le peuple dont ils ne comprennent pas davantage
les divers patois ; on leur parle tantôt brabançon,
tantôt flamand, tantôt liégeois, tantôt
mauvais allemand, et il est beaucoup de circonstances où
il est fort désagréable d'être comme muet et
de ne parler qu'à des sourds ; mais une incommodité
beaucoup plus grave et surtout plus onéreuse est celle qui
résulte de la diversité des monnaies.
On n'y reçoit qu'une partie des monnaies de France et encore
toujours à perte ; on y donne en échange des
pièces de toute nature dont l'arrivant ignore la valeur,
comme florins, couronnes, demi-couronnes, escalins de Brabant, escalins
de Liège, plaquettes, pièces d’Aix-la-Chapelle, etc..
etc. ... le désordre est tel dans cette partie, qu'à
peine les propres habitants peuvent-ils y connaître quelque
chose : qu'on juge combien les étrangers qui n'y connaissent
absolument rien doivent être dupes, avant d'avoir acquis quelques
éléments d'instruction!
(...)
Quant au caractère particulier des habitants de la Belgique
et de la Hollande, j'ai demeuré trop peu de temps parmi eux,
pour qu'il n'y eût pas de la témérité
de ma part, malgré la continuité de mes observations,
à prétendre m'en rendre juge ; je ne pourrais
qu'en concevoir l'opinion la plus avantageuse, si je la formais
sur les sociétés particulières où j'ai
été admis, et où j'ai trouvé un aimable
ensemble de cordialité, d'aisance, et de courtoisie.
Je dirai seulement des Belges, qu'en général et sauf
plusieurs exceptions, ils m'ont paru soucieux, opiniâtres,
peu communicatifs, peu enclins à la joie, et surtout peu
disposés à sentir l'amour d'une patrie quelconque.
Ils ont prouvé souvent qu'ils n'étaient point amis
de l'Autriche, et maintenant ils ne sont point Français de
cœur ; ils ne peuvent pardonner à la France les torts
qu'ont eus nos ex-gouvernants de leur envoyer habituellement pour
administrateurs et pour juges des hommes souillés d'excès
et tout à fait perdus dans l'opinion : d'après
les nombreux exemples d'immoralité et de brigandage qu'ils
ont eus sous les yeux, ils ont conçu des préventions
très défavorables à tout ce qui porte le nom
Français ; aussi, dans les lieux où j'étais
bien connu, regardait-on comme une sorte de prodige de ce qu'ayant
traversé aux premiers rangs les scènes orageuses de
la révolution, j'ai pu conserver quelque réputation
de probité et de droiture. |
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