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Le
nouvel empereur connaissait, par l'expérience des temps passés,
l'appui que prête au trône une religion dominante. Il
chercha donc à faire sanctionner par la religion romaine,
dont il se vantait d'être le restaurateur en France, les droits
qu'il avait usurpés, et il résolut de reproduire aux
yeux du peuple cette cérémonie du sacre, pratiquée
pour les rois ses prédécesseurs, et qu'il croyait
propre à exercer une haute influence sur l'esprit du vulgaire;
mais ce fut à la manière du souverain qui, comme lui,
avait porté le titre d'empereur, du fils de Pépin,
de Charlemagne, en un mot, qu'il voulut recevoir l'onction sacrée
des mains du suprême pontife du culte catholique. Avec plus
de philosophie, et surtout plus de connaissance de l'état
actuel des lumières, Napoléon se fût convaincu
que cette cérémonie était illusoire pour lui,
si elle n'était pas ridicule ; il eût reconnu le danger
de ressusciter les prétentions toujours exagérées
des ministres de la religion, il eût ambitionné la
gloire d'affranchir la France et les souverains de la dépendance
ultramontaine, source de tant de troubles et de malheurs en Europe,
dans les siècles précédents. Puisqu'il se donnait
pour l'élu de la nation, Napoléon, au commencement
du dix-neuvième siècle, eût dû démontrer
au monde que l'intervention d'un pontife n'ajoute rien aux droits
des princes, ni aux obligations des peuples. La raison publique,
l'intérêt général, réclamaient
cette innovation: Napoléon, en relevant le trône, s'en
fût montré peut-être plus digne, s'il eût
eu le courage de le rendre à sa destination véritable,
imprescriptible, celle de protéger les peuples contre les
invasions des ambitieux et des méchants. Il devait s'écarter
du sentier suivi par le commun des princes, et chercher son appui
dans l'amour de la nation, dans l'estime des contemporains, dans
le respect des peuples voisins, et surtout dans cette confiance
généreuse qu'obtient la supériorité,
toutes les fois qu'elle ne veut être que défensive
pour elle-même, et protectrice pour les autres. Puisque Napoléon
empereur se dirigeait sur des errements anciens, que n'essayait-il,
à l'imitation de Henri VIII, de créer dans l'État
une religion nationale, indépendante de toute influence étrangère?
Il n'eût peut-être pas rencontré, depuis, les
obstacles qui ont embarrassé sa carrière ; il n'eût
pas vu se déclarer contre lui ceux qui ne lui avaient prêté
leur appui que dans l'espoir d'être protégés
à leur tour : le chef de l'Église romaine n'eût
pas donné le premier à l'Europe l'exemple de la résistance
au joug de l'oppression impériale.
Ainsi donc Napoléon, oubliant que, lorsqu'il n'était
encore que général, il avait hautement professé
des principes contraires, entreprit de rabaisser sur les Français
le voile que la révolution avait soulevé. C'est dans
le double but de se concilier les prêtres, et d'en imposer
à la multitude, en se montrant à elle comme l'oint
du Seigneur, qu'il crut devoir employer le prestige de la religion
pour mieux solenniser la cérémonie de son inauguration
impériale; et, pour donner, ainsi que nous l'avons déjà
dit, plus d'éclat à la pratique consacrée,
pour éblouir encore plus les yeux déjà fascinés
du peuple, il voulut que le pape lui-même, le chef de la milice
chrétienne, répandît l'huile sainte sur le front
de celui qui avait arraché la tiare au successeur des apôtres
; qui avait proclamé que Mahomet était le véritable
prophète de Dieu. Charlemagne s'était du moins conformé
aux idées théologiques de son siècle, en allant
se faire sacrer à Rome; mais Napoléon exige que le
souverain pontife vienne donner à Paris le spectacle imposant
et inusité d'un pape obéissant humblement à
la voix du monarque de la France.
D'après les antiques usages de la cour de Rome, le seul souverain
auquel le pape dût conférer l'onction royale, était
l'empereur d'Allemagne, en sa qualité de roi des Romains,
de représentant des Césars, de successeur de Charlemagne.
Les princes revêtus de ce titre s'étaient toujours
soumis à venir recevoir, dans la basilique de Saint-Pierre,
ce témoignage de la bienveillance du serviteur des serviteurs
de Dieu. Quelles raisons purent donc déterminer Pie VII à
s'écarter d'une règle jusqu'alors invariable, et à
entreprendre un voyage de cinq cents lieues, dans la saison la plus
rigoureuse, pour légitimer les droits d'un soldat qui venait
de placer sur sa tête le diadème impérial ?
On a dit qu'il existait d'étroites liaisons entre le pontife
et le guerrier, avant que l'un portât la tiare, et que l'autre
s'emparât du sceptre; on a ajouté que le modeste évêque
d'Imola devait à ces liaisons
la remise des clefs de saint Pierre entre ses mains. S'il faut ajouter
foi à ces récits, ce serait donc la reconnaissance
qui aurait entraîné Pie VII dans cette singulière
démarche ; selon d'autres versions, Bonaparte consul aurait
imposé cette condition expresse au successeur de Pie VI,
en le mettant en possession des États laissés à
l'Église romaine par le traité de Tolentino. Enfin,
quelques écrivains ont voulu décider la question,
en avançant que Napoléon employa les menaces, la violence
même, pour le forcer à venir orner son triomphe.
Quoi qu'il en soit, le pape partit de Rome le 3 novembre, accompagné
de quatre cardinaux, de deux archevêques et d'une suite nombreuse.
La marche du souverain pontife, en Italie et en France, fut signalée
par les hommages des fidèles au chef de la religion apostolique
: Napoléon avait donné des ordres pour que, sur tout
son passage, on rendît à Pie VII les honneurs dus à
sa dignité et au ministère dont il allait s'acquitter
à Paris. Le pape, parvenu à Fontainebleau le 25 novembre,
rencontra, au lieu dit la Croix-de-Saint-Hérens,
l'empereur des Français, qui s'était porté
au devant de lui avec un brillant cortège, et il arriva le
29 à Paris, où l'empereur lui avait fait préparer
un appartement dans le palais des Tuileries.
Napoléon avait convoqué dans la capitale des députations
de toutes les autorités administratives et judiciaires, de
toutes les gardes nationales de l'empire, de tous les corps militaires,
les présidents des arrondissements de chaque préfecture,
les maires des principales villes, etc. Indépendamment de
ce surcroît de population, Paris vit accourir dans ses murs
une multitude de curieux, empressés d'assister à une
solennité dont la renommée exagérait encore
la splendeur; les étrangers eux-mêmes vinrent pour
admirer le complément de la fortune la plus extraordinaire
du siècle. La cérémonie du sacre eut lieu le
2 décembre, et les fêtes données à cette
occasion
furent au dessus de ce que l'imagination avait pu se figurer. Le
ciel, qui parut tant de fois si favorable aux desseins du souverain
de la France, contribua à l'éclat de cette journée.
La neige était tombée, la veille, sans interruption
; mais, le 2 décembre, le soleil se leva radieux, pour éclairer
un jour si funeste à la liberté.
C'est à travers un concours immense de spectateurs de tout
âge, au milieu du cortège le plus imposant, que le
pape, Napoléon, et Joséphine son épouse, se
rendirent à l'église métropolitaine de Notre-Dame,
où devait s'effectuer la double cérémonie du
sacre et du couronnement. Pie VII officia pontificalement et avec
toute la pompe de l'Église romaine.
Le nouvel empereur avait fait présent à la cathédrale
de vases sacrés en vermeil et enrichis de diamants, d'ornements
magnifiques, et généralement de tous les objets nécessaires
au service divin (1). Napoléon et Joséphine
furent oints de l'huile sainte sur le front et sur les deux mains.
En attendant que les prières du sacre fussent achevées,
l'empereur et l'impératrice furent s'asseoir sur leur trône,
d'où ils s'avancèrent une seconde fois vers l'autel
pour la cérémonie du couronnement. Immédiatement
après que le pape eut béni les deux couronnes, Napoléon
saisit brusquement celle qui lui était destinée, et
se la plaça lui-même sur la tête, comme pour
donner à entendre qu'il ne la tenait que de Dieu et de son
épée : Charlemagne, moins hardi, avait reçu
la sienne des mains du pape; mais Napoléon ne se piqua point
d'imiter en cela la conduite de son modèle. Il prit ensuite
l'autre couronne, et la posa sur le front de l'impératrice,
qui était restée à genoux au pied de l'autel.
Quand l'office divin fut achevé, l'empereur, assis, la couronne
sur la tête, et la main sur le livre de l'Évangile,
que tenait
le grand-maître des cérémonies, de Ségur,
prononça, devant les trois présidents du sénat,
du corps législatif et du tribunat, le serment dont nous
rapportons la formule:
« Je jure de maintenir l'intégrité du territoire
de la république; de respecter et faire respecter les lois
du Concordat et la liberté des cultes; de respecter et faire
respecter l'égalité des droits, la liberté
politique ou civile, l'irrévocabilité des ventes des
biens nationaux; de ne lever aucun impôt, de n' établir
aucune taxe qu'en vertu de la loi ; de maintenir l'institution de
la Légion d'Honneur ; de gouverner dans la seule vue de l'intérêt,
du bonheur et de la gloire du peuple français. »
Après quoi, le chef des hérauts d'armes s'écria
d'une voix forte et élevée : « Le très-glorieux
et très-auguste empereur Napoléon, empereur des Français,
est couronné et intronisé : Vive l'empereur ! »
Les voûtes de la basilique de Notre-Dame retentirent au même
instant de cris répétés de Vive l'empereur
! Vive l'Impératrice ! Les deux époux sortirent
ensuite de l'église, au bruit des mêmes acclamations,
dans le même ordre et avec le même cérémonial
qu'ils y étaient entrés. Témoins de ce spectacle
extraordinaire, nous devons avouer que rien ne nous parut jamais
plus imposant et plus majestueux. Toutefois, un sentiment pénible
se mêla spontanément dans notre âme, à
l'admiration que la vue de toutes ces choses y excitait, et nous
ne les envisageâmes plus que comme le prélude de l'esclavage
de la nation. Pendant trois jours, les fêtes et les réjouissances
ne cessèrent point dans la capitale du nouvel empire ; mais
le charme était détruit à nos yeux : les festons
de fleurs qui ornaient les monuments publics, nous parurent des
chaînes de fer, que l'éclat des illuminations nocturnes
ne dissimulait plus.
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