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Quelle a été
l'attitude de l'Europe après l'attentat d'Ettenheim et l'exécution
de Vincennes? Elle a été lamentable. A part quelques
puissances, la Russie, la Suède et l'Angleterre, l'Europe
a paru s'associer à la violation flagrante du droit des gens
et au meurtre qui l'a suivie.
L'électeur de Bade, en réponse à l'injure faite
à son territoire, adresse les plus plates excuses au premier
Consul et chasse les émigrés de ses États.
"C'était au souverain de Bade seul à se plaindre,
observe Napoléon, et il ne l'a pas fait." Et
plus tard l'Empereur affirme que l'Électeur lui a livré
le prince. Le ministre de Bade à Paris, le baron de Dalberg,
ne se décide à informer officiellement sa cour que
le 20 mars, si bien qu'on peut déduire de ce retard voulu
la complicité silencieuse de l'Électeur. D'ailleurs,
ce prince, comme tous ceux qui ont pris part à ces déplorables
événements, reçoit sa récompense. Ses
États sont agrandis. En 1806, il est nommé grand-duc.
La Russie, au contraire, appuyée par la Suède, proteste
vigoureusement. Devant la diète de Ratisbonne, elle choisit
pour grief principal la violation du territoire badois et l'offense
faite au droit des gens (1). Son mémoire,
rédigé par le prince Adam Czartoryski, fait appel
à la vengeance de l'Europe. Mais l'électeur de Bade,
redoutant les foudres du premier Consul devenu empereur, remercie
la Russie de la pureté de ses intentions. Il supplie en même
temps la Diète de ne donner aucune suite aux ouvertures faites
les 6 et 13 mai, de crainte de troubler le repos de l'Empire et
de l'Europe. Sa déclaration, conçue dans des termes
dictés par Talleyra:nd lui-même, est approuvée
par l'Autriche, la Prusse et les divers électorats, si bien
que l'intervention du Tzar demeure sans résultat. Pour le
moment, tout se borne entre la Russie et la France à une
rupture de relations diplomatiques. La dépêche où
Talleyrand rappelait l'assassinat de Paul 1er avait irrité
au plus haut point le Tzar, qui cherchait l'occasion de se venger.
Sur sa volonté, le cabinet russe négociait dans l'ombre
avec l'Angleterre et l'Autriche une intervention contre la France.
Le roi de Suède, ami du duc d'Enghien, manifesta ouvertement
son indignation. Aussitôt, des personnes attachées
à l'électeur de Bade allèrent trouver notre
agent, M. Massias, et le prièrent de faire savoir à
l'Empereur "que le séjour du roi de Suède (à
Carlsruhe) était, sous bien des rapports, à charge
à S. A. S. Électorale (2)."
Ainsi l'Électeur, qui avait si facilement sacrifié
son hôte, était encore prêt à sacrifier
son gendre, tant il avait peur de Napoléon !... La Prusse,
qui tenait à l'alliance et à la neutralité
françaises, n'osa protester. La haute société
seule se livrait à des commentaires malveillants que notre
ambassadeur, M. Laforest, ne craignait pas de reproduire dans ses
dépêches (3). Mais la cour, en général,
gardait le silence. Pour éviter l'embarrassante question
du deuil, la Gazette royale de Berlin ne fit aucune allusion au
procès et à la condamnation du duc d'Enghien. Le cabinet
de Berlin renvoya toute cachetée à Louis XVIII la
protestation que ce prince avait adressée au roi de Prusse
contre
l'enlèvement de son neveu. Il alla même plus loin.
Il fit complimenter ironiquement Louis XVIII, par le président
de 'Hoym, d'être resté étranger aux complots
dirigés contre le premier Consul.
A Munich, on se soumettait aux circonstances. A Stuttgard, même
attitude, mêmes courbettes. A Dresde, la peur domina aussi
l'indignation. Quant à l'Autriche, elle prit le parti de
dissimuler. Connaissant sa faiblesse, le premier Consul traita dédaigneusement
cette puissance. « Si les mesures prises, mandait Talleyrand
à notre ambassadeur Champagny, étaient l'objet de
quelque observation qu'on élèverait devant vous, vous
ne manqueriez pas de repousser, même avec moquerie, les arguments
qu'on voudrait tirer du droit des gens (4). »
A ces explications
sardoniques Talleyrand joignait un ordre. Il fallait que l'Autriche
éloignât immédiatement, à cinquante lieues
des frontières, les émigrés français
qui pouvaient rester dans la Souabe et dans le Brisgau. L'Autriche
obéit à l'ordre. Elle ne répondit pas à
la lettre de Louis XVIII. Elle combla l'ambassadeur français
de cajoleries et d'attentions. François II alla même
jusqu'à dire à Champagny: " Si vous n'êtes
pas content de mes ministres, adressez-vous à moi ; je les
ferai aller! » En résumé, l'Autriche accepta
toutes les humiliations, comptant sur l'avenir et nouant peu à
peu des intrigues secrètes avec la Russie et ]'Angleterre
(5).
La cour de Naples fit prévenir notre ambassadeur Alquier
"qu'il n'y aurait pas de deuil». La cour de Rome s'émut
de l'attentat. "Quand le cardinal Fesch vint, de la part du
chef de la France, rapporte Consalvi, annoncer au Pape l'assassinat
de cette grande et innocente victime, le Saint-Père pleura
beaucoup et dit que ses larmes coulaient autant sur la mort de l'un
que sur l'attentat de l'autre (6)... » L'exécution
de Vincennes fut une des raisons qui firent longtemps hésiter
le Pape à se rendre à Paris pour le sacre. Il ne céda
que dans l'intérêt de la religion. La cour de Madrid
osa montrer de la satisfaction à notre ministre Beurnonville.
"Le Roi a témoigné qu'il aurait désiré
que le ci-devant prince ne se fût point compromis ainsi, et
le prince de la Paix m'a rajeuni le mot déjà usé,
que lorsqu'on a du mauvais sang, il faut le verser 1 l "Aussi
l'on comprend que Louis XVIII ait fait retourner au monarque espagnol
l'ordre de la Toison d'or, ne voulant pas porter cette décoration
en même temps que le premier Consul, auquel le misérable
Charles IV décernait en cette occasion de piteux éloges.
" Il est clair d'après cela, observait Beurnonville
à Talleyrand, que la cour d'Espagne a envisagé cet
événement sous le jour où votre instruction
m'aurait fait un devoir de le présenter. " Ainsi Talleyrand
prescrivait à ses agents de présenter l'exécution
du duc d'Enghien comme le châtiment d'un crime avéré,
et le général Beurnonville voyait tout simplement
dans le propos effroyable de Godoï la reproduction même
des instructions ministérielles.
L'Angleterre protesta de toute son énergie contre la part
qu'on lui avait attribuée dans la conspiration de Georges,
et par suite dans les faits qui avaient amené la mort du
duc d'Enghien (7). Elle ne pouvait cependant nier
sérieusement qu'elle eût favorisé certaines
intrigues dirigées contre la France, et le génie astucieux
de Talleyrand sut adroitement tirer parti de sa complicité.
N'ayant pu trouver dans les papiers du duc d'Enghien la preuve manifeste
d'un complot dirigé contre le premierConsul, et voulant quand
même justifier la violation du territoire badois, le ministre
des relations extérieures mit à profit pour sa cause
les complots peu habiles de quelques agents anglais. L'un d'eux,
Spencer Smith, s'était fixé à Stuttgard, où
il cabalait contre le gouvernement français. A Munich, sir
Francis Drake, autre agent anglais, se livrait à de semblables
menées. La police consulaire eut recours en cette occasion
à l'adresse de l'ex-j'acobin Méhée de la Touche.
Celui-ci découvrit les intrigues de Drake, tandis que le
capitaine Rosey, se faisant passer pour un complice, s'emparait
adroitement de la confiance et des secrets de Smith. Deux rapports
officiels dénoncèrent avec fracas toutes ces machinations
à l'Europe. Mais le 30 avril, lord Hawkesbury, dans une circulaire
adressée à tous les cabinets, les traita de calomnies.
Il affirmait que ces accusations avaient été inventées
pour détourner l'attention publique de l'acte sanguinaire
commis récemment au mépris du droit des gens, des
lois de l'honneur et de l'humanité. Cette réponse
contenait une grande partie de vrai. Tout en blâmant les menées
de Drake et de Smith, il faut reconnaître que les missions
de Méhée et du capitaine Rosey, les rapports du grand
juge et les commentaires de Talleyrand n'ont eu d'abord pour but
que de faire prendre le change aux esprits sur les derniers événements.
Ces documents, exagérant les faits, ont essayé, mais
en vain, de prouver qu'une immense conspiration menaçait
la vie du premier Consul, de Strasbourg à Munich, de Stuttgard
à Ettenheim, de Fribourg à Offenbourg, de Kehl à
Besançon. A quoi donc en réalité ont servi
ces rapports dont on a inondé les départements français
et les capitales étrangères ? Leur but principal est
évident. S'ils n'ont pu démontrer la culpabilité
du duc d'Enghien, ils ont largement contribué à satisfaire
l'ambition du premier Consul. Après la communication de l'affaire
Drake, le Sénat résolut de consolider les institutions
du pays par d'autres institutions, « jugées nécessaires
pour perpétuer les bienfaits de l'ordre social" , c'est-à-dire
de créer l'Empire.
Deux mois après l'exécution de Vincennes, Bonaparte
monta sur le trône de France. La majeure partie de l'Europe
qui, au lendemain du 21 mars, avait montré sa pusil- lanimité
et sa condescendance, salua son maître. Elle allait bientôt
voir se réaliser la prédiction de l'un de ses diplomates:
« Bonaparte lui-même, malgré son insensibilité,
a eu sinon des remords, du moins des craintes pour sa future renommée,
et l'Europe, soyez-en sûr, payera son crime des fruits ruineux
pour elle d'un surcroît de gloire française (8).
La coalition de 1805 devait en effet aboutir à Austerlitz. |
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