|
Liège,
30 prairial an XI (19 juin 1803).
Général,
J'ai eu l'honneur de vous écrire successivement de Mayence,
Coblenz, Cologne, Aix-la-Chapelle et Maestricht ; je pense que toutes
ces lettres vous sont parvenues. Je vais vous rendre compte des
renseignements que j'ai recueillis dans le département de
l'Ourte, qui se trouve actuellement sans troupes, comme celui de
la Meuse-Inférieure.
Le préfet est le citoyen Desmousseaux ; c'est un homme d'esprit
et ayant des connaissances en administration ; on lui reproche de
ne pas les étendre assez sur des objets généraux
et d'utilité publique, comme manufactures et exploitations
de mines, et avec un esprit dominateur de s'occuper trop de toutes
ses petitesses de prétentions, ce qui éloigne beaucoup
de monde et le met mal avec les militaires. Il est certain qu'en
général il ne paraît pas être aimé.
Il n'y a que deux sous-préfets dans le département
: on en est, dit-on, assez content.
Le maire de Liège a de l'esprit, mais c'est un homme sans
caractère.
On compte à peu près quinze cents prêtres dans
le département ; trois cents seulement sont employés.
Les surnuméraires crient et se plaignent, mais il n'en résulte
aucun danger ; le peuple n'est pas fanatique.
Les routes ne sont ni belles ni entretenues.
Les denrées sont chères, les prix de la viande et
du pain sont élevés malgré la perspective de
la plus abondante récolte. Dans la Meuse-Inférieure
tout est à meilleur compte : d'où vient cette différence
pour des départements si voisins ? Voilà ce que j'ignore.
La population de la ville de Liège est de quarante à
quarante-cinq mille âmes. Il y a beaucoup de pauvres, quoiqu'il
s'y fasse un commerce d'entrepôt assez considérable.
Sa position est avantageuse, située au confluent de l'Ourte
et de la Meuse ; il y, a des quais longs et très commodes
pour charger et décharger les marchandises. La ville serait
peut-être susceptible d'une chambre de commerce ; il pourrait
en résulter quelque bien, particulièrement pour les
mines et manufactures qu'elle protégerait et encouragerait.
Une remarque assez bizarre qu'on fait à Liège, c'est
de voir les femmes se livrer aux travaux les plus pénibles,
porter des fardeaux sous le poids desquels succomberaient presque
des bêtes de somme, tandis que les hommes, en spectateurs
tranquilles, se livrent entièrement à la paresse et
vont constamment peupler les cabarets. Mais par une suite de cette
bizarrerie d'usages d'un peuple peu civilisé, on voit ces
mêmes femmes se livrer au libertinage le plus crapuleux sans
que personne s'en formalise.
La ville de Liège renferme encore un restant de ses patriotes
exagérés de 1792, vrais anarchistes, mais c'est de
la lie la plus misérable et peu dangereux, parce qu'ils sont
connus.
C'est par un pont assez beau qui est sur la Meuse, qu'on va dans
la partie de la ville qui est sur la rive droite. On en trouve un
autre moins considérable par lequel on entre dans le faubourg
Amercœur ; c'est de ce pont que Louis le Téméraire,
duc de Bourgogne, appelé par un souverain de Liège
pour châtier les habitants, fit précipiter dans l'Ourte
environ quarante à cinquante mille âmes. Pendant la
guerre de la Révolution, ce malheureux faubourg a été
encore presque réduit en cendres, lorsque la ville était
disputée entre les Autrichiens d'un côté et
les Français de l'autre; et il faut le dire à la louange
des Liégeois, à cette époque ils se réunirent
à l'armée de Sambre-et-Meuse pour combattre et chasser
les Autrichiens. Il y a toujours sur la ville une espèce
de vapeur en forme de nuage, qui n'est qu'une poussière graisseuse
de charbon de terre, ce qui fait que la ville et les habitants y
sont très fumés et presque aussi noirs que les peuples
les plus basanés par les ardeurs du soleil, quoiqu'il y ait
à Liège presque neuf mois d'hiver.
Le département de l'Ourte est déjà très
important par son industrie, mais il est susceptible de le devenir
davantage. On y trouve des manufactures de drap, d'armes et de clous
de toute espèce. Il est riche en mines de fer, plomb, et
beaucoup de sel et pierres propres à repasser les rasoirs,
mais les houillères y sont très multipliées
et sont une des principales branches du commerce du pays.
Je vais, Général, me rendre à Namur et de là
à Anvers.
Agréez l'assurance de mon profond respect.
Lagrange.
La position du département n'est pas favorable à la
contrebande; aussi ne s'y en fait-il pas.
|
|
|
|