|
Quelques
jours avant que j'entrasse au collège, arriva le terrible
incendie de l'Opéra, alors situé à l'extrémité
du Palais-Royal, sur l'emplacement du Lycée et de la rue
de ce nom. Ce spectacle fit sur moi une impression très forte,
que le temps n'a presque point affaiblie. C'était le vendredi,
8 juin 1781, à neuf heures et un quart ; on mettait le couvert
lorsque je vis monter, de l'air le plus effaré, le valet
de chambre de mon père, qui demanda à celui de mon
oncle :
« M. le chevalier n'est pas rentré ?
— Non, pas encore ; l'Opéra n'est pas fini.
— C'est pour cela même que je voulais savoir s'il était
ici ; le feu est à l'Opéra : entendez-vous crier dans
la rue? voyez déjà la flamme qui se réfléchit
sur les cheminées. »
En effet, l'incendie commençait à peine, et déjà
les progrès étaient effrayants. Il redoublait de moment
en moment. L'effroi était au comble ; toutes les communications
étaient interceptées ; on n'entendait que des cris
de désespoir. Des toiles, des cartons enflammés, étaient
poussés dans les airs par ce nouveau volcan, et menaçaient,
à de grandes distances, tous les édifices qui l'environnaient
; on couvrait les toits de draps mouillés ; la pluie, qui
avait commencé presqu'en même temps que l'incendie,
et qui semblait redoubler avec lui, était une circonstance
bien heureuse ; grâces à elle, les draps placés
sur les maisons na cessaient pas d'être trempés. Les
matières enflammées qui tombaient de toutes parts,
venaient s'éteindre sur ces draps. Cette précaution
a peut-être sauvé les quartiers voisins. Il est impossible
d'imaginer un spectacle plus épouvantable à la fois,
et plus magnifique : on me fit monter dans le grenier le plus élevé
de l'hôtel, pour en jouir. Lorsque le vent variait de direction,
et portait les flammes de notre côté, il fallait se
retirer ; on était dévoré par une vapeur brûlante
; une pluie de feu semblait tomber du ciel, chaque goutte d'eau
paraissait être une étincelle. La teinte de l'atmosphère
changeait d'un moment à l'autre. La différence des
éléments dont se composait l’incendie, donnait aux
flammes des nuances diverses qui se réfléchissaient
sur les nuages. L'instant où le plafond de l'édifice
s'abîma, fut plus horrible et plus magnifique encore. Des
cris d'épouvante se firent entendre de tous côtés.
Des millions d'étincelles s'élevèrent à
une hauteur infinie, et se mêlèrent à celles
qui semblaient sortir des nuages. A tout instant, ceux qui échappaient
à cet affreux désordre, malgré les précautions
prises par l'autorité publique pour utiliser tous les bras,
racontaient les détails les plus déplorables, et même
les plus exagérés. On disait que le feu , qui n'avait
pris heureusement qu'après le spectacle, et lorsque la salle
avait été presque entièrement évacuée
, avait éclaté pendant la représentation ,
et que tout le monde avait péri. Chacun tremblait pour les
siens ; nous étions dans les alarmes les plus vives pour
mon oncle, que nous savions être à l'Opéra,
et dont, à dix heures trois quarts, nous n'avions encore
aucune nouvelle. Enfin, à onze heures on frappa, à
coups redoublés, à la porte de la rue ; on se précipite
pour ouvrir ; c'était lui. ll n'avait couru aucun danger
; il attendait sa voiture sous le péristyle avec tout le
monde, lorsque des cris, partis de l'intérieur de la salle
, avoient annoncé que le feu venait d'y prendre. Toutes les
portes étaient ouvertes ; comme l'issue était assurée,
et qu'il commençait à pleuvoir, personne ne s'était
pressé de sortir, dans l'espérance que ce ne serait
qu'une fausse alarme, ou que le mal ne serait pas considérable.
On a su depuis, que les seules victimes de ce terrible événement
avoient été quelques danseurs, surpris dans les loges
où ils se déshabillaient, et quelques hommes employés
au service des machines, dans le cintre et dans les caves, parce
que le feu s'étant communiqué rapidement à
toutes les parties du théâtre, les escaliers avoient
été embrasés en peu de temps, et n'avoient
laissé à ces infortunés aucun passage pour
s'échapper. Un seul danseur eut le courage de se précipiter
d'un troisième étage, et le bonheur inouï de
n'éprouver d'autre mal qu'une foulure ; son domestique qui
l'accompagnait, n'ayant osé se précipiter avec lui,
fut, un moment après , englouti par les flammes, à
la vue d'un peuple immense rassemblé dans la Cour-des-Fontaines,
et sans qu'il eût été possible de lui porter
aucun secours.
Mon oncle arriva dans un état qu'il est aisé de se
peindre. Si un instant de gaîté eût pu trouver
place au milieu de la terreur universelle, rien n'eût été
plus propre à la faire naître, que la vue seule de
son accoutrement. Il eût pu se soustraire facilement à
l'ordre donné d'employer tout ce qui se trouvait là
au service des pompes, ou à faire passer les seaux de main
en main ; car les gens de la police et du guet n'arrêtaient
point les personnes décorées, ni celles au costume
desquelles on pouvait reconnaître qu'elles étaient
peu propres à un semblable travail. Il ne s'était
pas trouvé une seule goutte d'eau dans les réservoirs
de l'Opéra, lorsque l'incendie avait commencé ; mais
la pluie, qui tombait par torrent, en eut bientôt formé
sur la place du Palais-Royal. Mon oncle n'avait pas voulu se retirer,
et s'était réuni à ceux qui venaient offrir
leurs secours, ou qu'on forçait à les donner. Enfin,
épuisé de fatigue, il avait cédé sa
place, et pouvait se soutenir à peine quand il rentra. Il
portait un bel habit brodé, de velours d'été,
qui n'avait plus ni forme, ni couleur ; son épée rompue,
et dont il ne restait plus qu'un tronçon , était suspendue
derrière lui ; son chapeau , à plumet blanc, et qu'il
avait mis sur sa tête, était rempli d'eau et de boue
, et lui tombait sur les deux oreilles. Sa bourse était perdue,
et les cheveux des boucles et de la queue, trempés et flottant
sur son dos et sur ses épaules, lui donnaient quelque ressemblance
avec le roi Lear. Il changea de tout, et ma mère exigea qu'il
se mît au lit.
L'incendie s'apaisa dans la nuit. Le plus grand danger, celui des
communications, n'existait plus : de toutes parts l'édifice
avait été isolé, autant que cela avait été
possible en si peu de temps. On savait, avec assez de précision,
le nombre des personnes qui avoient été victimes de
ce malheur. Il y en avait très peu de connues. On en parla
quelques jours encore ; on l'oublia bientôt, comme tout s'oublie
à Paris.
|
|
|
|