5 décembre.
Aujourd'hui j'ai à vous initier aux mystères du
cérémonial. C'est une question qui est devenue une grosse affaire, non
seulement pour les audiences du Premier Consul, mais même pour celles des
ministres.
Bien que je sois très recommandé à
Talleyrand, il a exigé que je lui fusse
présenté dans les règles, par notre envoyé, avant d'être admis chez le
Premier Consul. Tous les envoyés ont, du reste, été avisés qu'ils ne
devaient plus s'occuper que de personnes reçues à leurs cours respectives ou
de gens d'une notoriété exceptionnelle. Il faut donc prévenir le ministre
des affaires étrangères, lui soumettre la liste des personnes sollicitant
une audience du Consul et les lui présenter à lui-même, préalablement à
l'audience. On ne va chez le ministre qu'en costume : le noir est toléré
pour ceux qui n'ont pas de fonctions ; mais le catogan, les manchettes,
l'épée et les souliers à boucle sont de rigueur.
C'est samedi, à deux heures, que notre envoyé m'a
conduit chez Talleyrand. Dans le salon d'attente, il y avait une centaine
d'étrangers devant paraître, le lendemain, à l'audience consulaire. Le
nouvel ambassadeur anglais, lord Witworth, amenait à lui seul trente-six de
ses compatriotes faisant pour la plupart partie de sa légation. Les Anglais
entraient dans le cabinet de Talleyrand au moment où nous arrivions ; nous
avons donc dû attendre un certain temps. Les ambassades autrichienne et
russe avaient passé les premières ; les Espagnols ont suivi les Anglais,
notre tour n'est venu qu'après.
Talleyrand nous a à peine laissé le temps de lui faire
quelques compliments. Avec son air fatigué, sa physionomie maussade et son
grand habit bleu chamarré de broderies d'argent, il ne répond guère à l'idée
que l'on a de sa haute capacité. Après quelques phrases de politesse, il n'a
parlé que du cérémonial à observer le lendemain, en nous avertissant que
nous pourrions assister « en uniforme » à la grande parade qui précéderait
l'audience ; ses instructions données, il nous congédia. Pendant l'audience,
nous avions fait porter nos cartes chez les quatre préfets du palais et chez
Mme Talleyrand, une certaine Mme Grant que le ministre, vient d'épouser.
Dans la soirée, la série de mes présentations a été complétée chez les deux
autres consuls et chez les ministres par le dépôt de ma carte, formalité
indispensable si l'on veut être admis à leurs réceptions. - Jeudi prochain,
il faudra me faire présenter à Mme Bonaparte ; et dimanche, pendant
l'audience du Premier Consul, ma carte devra être remise préalablement chez
sa femme.
Dimanche matin, à onze heures, Lucchesini m'a emmené
aux Tuileries et présenté à Duroc, dont l'appartement, au rez-de-chaussée,
était plein d'hommes et de femmes en toilette. L'envoyé de Tunis, bel homme
de tournure majestueuse, éblouissant de broderies, était l'objet de la
curiosité générale. Il causait volontiers en italien, lorgnant attentivement
les beautés russes et italiennes de l'assistance.
A midi, la parade a commencé; environ six mille hommes
de troupes ont défilé. L'infanterie était rangée entre la grille qui sépare
la cour du château du reste de la place, la cavalerie en dehors, sur le
terrain que l'on appelle le Carrousel. Cette place a été considérablement
agrandie et embellie depuis dix ans : on a démoli les bâtisses qui
l'encombraient; elle s'étend maintenant de la galerie du Louvre à la rue
Saint-Honoré. Au milieu de la grille qui coupe la place du sud au nord, les
chevaux de bronze qui décoraient la place Saint-Marc, à Venise, font assez
piteuse mine entre les supports en fer de quatre lanternes. Ils se
présentent isolément, alors qu'il est évident qu'ils ont dû former jadis
l'attelage d'un quadrige, et flanquent deux à deux l'entrée principale
au-dessus de laquelle planent des coqs dorés, qui m'ont tout l'air de devoir
se métamorphoser en aigles. Ces coqs donnent lieu à une foule d'allusions
malicieuses à "la basse-cour ".
L'infanterie s'est massée par bataillon, de telle sorte
que Bonaparte, avec son nombreux état-major, a pu parcourir les rangs en
tous sens. Aussitôt après le défilé des fantassins, Bonaparte, sur un cheval
blanc, précédé, de quelques généraux et suivi de son inséparable mamelouk, a
dépassé la grille pour inspecter la cavalerie. Il portait le petit uniforme
de la garde nationale, habit bleu à revers blanc et chapeau d'ordonnance,
sans autre insigne. Dix ou douze généraux, escortés par un autre mamelouk,
l'entouraient de très près.
Bonaparte est bien à cheval et paraît plus grand sur sa
selle qu'il ne l'est en réalité. Je ne saurais détailler sa physionomie, ne
l'ayant vu que passant devant les fenêtres de l'appartement de Duroc ; ce
qui m'a frappé, c'est son calme sérieux qui s'harmonise à merveille avec son
profil antique.
Chaque corps d'infanterie avait sa musique, qui jouait
au moment où Bonaparte passait devant le front; j'ai remarqué avec surprise
que les morceaux n'avaient pas un caractère belliqueux. Il n'y a que la
musique de la garde consulaire qui ait exécuté une marche militaire. Cette
excellente bande est ensuite venue se placer au milieu de la cour, près des
fenêtres où nous étions, et n'a cessé, pendant le défilé, de jouer des
morceaux variés, quelques-uns d'un rythme lent et triste, avec lesquels les
trompettes de la cavalerie faisaient une opposition bizarre.
La garde consulaire, composée de beaux hommes d'une
allure vraiment héroïque, est superbe. Son uniforme est d'un bel effet : le
gilet, la culotte et la buffleterie jaune clair ressortent bien avec l'habit
bleu, et les plumets rouges qu'elle porte, comme les autres troupes
d'infanterie, complètent l'aspect d'ensemble.
Parmi les régiments de cavalerie, les cuirassiers, avec
leurs casques étincelants et leurs cuirasses complètes bien polies, sont des
plus imposants. Cependant leurs chevaux bruns m'ont semblé trop petits pour
ces grands et vigoureux cavaliers. En général, la cavalerie est moins bien
montée que celle des armées autrichiennes et prussiennes.
L'artillerie légère a passé la dernière au grand trot,
avec tout le fracas de ses canons et de ses caissons. La revue terminée, au
moment où Bonaparte faisait tourner son cheval pour mettre pied à terre, une
foule de gens bien mis qui, malgré les sentinelles, s'étaient rapprochés peu
à peu des fenêtres du rez-de-chaussée, ont entouré le Premier Consul. On lui
a présenté de nombreuses suppliques ; c'est, paraît-il, le seul moyen de lui
faire parvenir sûrement une pétition.
Avant de rentrer, Bonaparte avait remis des sabres
d'honneur à quatre capitaines de cavalerie, qu'il a invités à dîner. Pendant
la revue de l'infanterie, il avait fait sortir des rangs plusieurs
grenadiers retour d'Égypte et leur avait adressé quelques mots. Il saisit
toutes les occasions de distinguer les Égyptiens d'une manière flatteuse.
Il avait plu avant la parade, mais le soleil s'est
montré pour l'éclairer; Bonaparte a cette chance heureuse dans la plupart de
ses fêtes militaires.
Vers deux heures, toutes les personnes devant être
présentées se sont réunies dans ce que l'on appelle la salle des
Ambassadeurs. (...)
Notre audience devait commencer à deux heures et demie;
nous avons attendu jusque vers quatre heures la fin de l'audience militaire
! (...)
Dans la salle d'audience, tendue de tapisseries de
haute lisse et ornée dans les angles des drapeaux de la garde disposés en
trophées, les envoyés, entourés chacun de ses nationaux, se sont rangés
suivant l'ordre des préséances. Le prince Louis de Bade, qui devait se faire
présenter sous le nom de comte d'Eberstein, se trouvait presque au dernier
rang. Bonaparte a su s'y prendre de façon à témoigner des égards au prince,
sans contrevenir à l'étiquette. D'après le programme, la légation anglaise
devait être présentée en premier lieu ; mais avant que le ministre
Talleyrand eût commencé son office, Bonaparte se dirigea vers le prince
Louis, le salua en souriant et causa quelques instants avec lui d'une façon
très gracieuse. Au moment où le grand et magnifique envoyé anglais, conduit
par Talleyrand et par un autre dignitaire, s'avança, Bonaparte prit congé du
prince, il devint sérieux et se plaça au milieu du demi-cercle formé par son
entourage, un peu en avant des deux autres consuls, - immobiles et muets
pendant toute l'audience, aussi bien que les ministres rangés derrière eux.
Bonaparte se tint droit, grave et silencieux en face de l'envoyé anglais,
qui le salua profondément et lui adressa une assez longue allocution. Quand
il eût cessé de parler et salué une seconde fois, Bonaparte, faisant une
légère inclination, répondit courtoisement, mais en peu de mots, et l'envoyé
rejoignit le personnel de sa légation.
Le premier consul procéda ensuite à sa tournée
habituelle des audiences, en commençant par le légat, cardinal Caprara. Il
s'arrêtait devant chaque légation, échangeait quelques paroles avec l'envoyé
et deux ou trois des personnes présentées. Arrivé devant nous, il me fit
l'honneur, après que nous eûmes été nommés, de m'adresser plusieurs
questions sur notre cour et notre opéra italien. Il s'est montré
particulièrement affable pour l'ancien envoyé prussien, M. de Sandoz-Rollin,
que le marquis Lucchesini lui présenta comme arrivé depuis peu. Sa ronde
finie, il revint encore causer avec M. de Sandoz-Rollin, eu lui tenant les
propos les plus obligeants.
Comme je me trouvais placé à côté de Sandoz et que
j'avais derrière moi l'envoyé suisse, avec qui Bonaparte s'est aussi
entretenu intentionnellement, à haute voix, de la nouvelle députation suisse
et de ses dispositions, j'ai eu toute facilité pour considérer cet homme
extraordinaire et étudier sa physionomie. Il a même pénétré dans nos rangs,
afin d'échanger quelques mots avec des princes ou généraux russes de sa
connaissance, venus à l'audience, sans avoir à se faire présenter une
seconde fois. Enfin, à la suite d'une nouvelle causerie avec le prince de
Bade, le premier consul, reprenant son air grave, est allé se mettre un peu
en avant des deux autres consuls et a salué l'assistance, qui s'est retirée
à reculons. J'ai remarqué, à ce moment seulement, que le pourtour de la
salle était garni d'officiers de l'état-major. Les légations, redescendant
le grand escalier, ont repassé par le couloir d'arrivée pour gagner leurs
voitures, stationnées devant une porte latérale des Tuileries.
Pour clore mes comptes rendus officiels, un mot d'un
grand dîner chez le conseiller d'État Regnault de Saint-Jean d'Angely. De
toutes notabilités rencontrées là, c'est le général Menou qui m'a le plus
intéressé. Son commandement en Égypte, et les ennuis qui en sont résultés
pour lui, lui ont valu une certaine notoriété. Sa tournure n'a rien de
militaire. Avec son costume civil, avec son crâne dénudé, dont la base
laisse voir quelques cheveux courts et clairsemés, il a l'air d'un
financier. Au total, il m'a fait l'effet d'un bon vivant et nous a
longuement vanté le merveilleux café, les châles de l'Inde , valant deux
mille livres pièce, dont il a fait cadeau à Mme Bonaparte. Il va occuper le
poste de gouverneur de Milan.
(...)