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Décembre 1820.
Le tout jeune homme qui s'éveille de nos jours aux idées
politiques est dans une perplexité étrange. En général
nos pères sont buonapartistes, nos mères sont royalistes.
Nos pères ne voient dans Napoléon que l'homme qui
leur donnait des épaulettes, nos mères ne voient dans
Buonaparte que l'homme qui leur prenait leurs fils.
Pour nos pères, la révolution c'est la plus grande
chose qu'ait pu faire le génie d'une assemblée, l'empire
c'est la plus grande chose qu'ait pu faire le génie d'un
homme. Pour nos mères, la révolution c'est une guillotine,
l'empire c'est un sabre.
Nous autres enfants nés sous le consulat, nous avons tous
grandi sur les genoux de nos mères, nos pères étant
au camp, et bien souvent privées, par la fantaisie conquérante
d'un homme, de leurs maris, de leurs frères, elles ont fixé
sur nous, frais écoliers de huit ou dix ans, leurs doux yeux
maternels remplis de larmes, en songeant que nous aurions dix-huit
ans en 1820 et qu'en 1825 nous serions colonels ou morts.
L'acclamation qui a salué Louis XVIII en 1814, ç'a
été un cri de joie des mères.
En général, il est peu d'adolescents de notre génération
qui n'aient sucé avec le lait de leurs mères la haine
des deux époques violentes qui ont précédé
la restauration. Le croque-mitaine des enfants de 1802, c'était
Robespierre; le croque-mitaine des enfants de 1815, c'était
Buonaparte.
Dernièrement, je venais de soutenir ardemment, en présence
de mon père, mes opinions vendéennes. Mon père
m'a écouté parler en silence, puis il s'est tourné
vers le général L*** qui était là, et
il lui a dit : Laissons faire le temps. L'enfant est de l'opinion
de sa mère, l'homme sera de l'opinion de son père.
Cette prédiction m'a laissé tout pensif.
Quoi qu'il arrive, et en admettant même jusqu'à un
certain point que l'expérience puisse modifier l'impression
que nous fait le premier aspect des choses à notre entrée
dans la vie, l'honnête homme est sûr de ne point errer
en soumettant toutes ces modifications à la sévère
critique de sa conscience. Une bonne conscience qui veille dans
un esprit le sauve de toutes les mauvaises directions où
l'honnéteté peut se perdre. Au moyen âge, on
croyait que tout liquide où un saphir avait séjourné
était un préservatif contre la peste, le charbon et
la lèpre et toutes ses espèces, dit Jean-Baptiste
de Rocoles.
Ce saphir, c'est la conscience. |
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