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Il
plut abondamment toute la nuit. J'avais cédé mon logement
au comte d'Erlon, je la passai donc au bivouac. J'étais trempé
le matin, et sans une voiture que je trouvai au parc, il m'eût
été impossible de changer, ce qui m'eût été
fort pénible.
Le fatal 18
juin arriva. Le terrain était détrempé quoi
qu'il fît assez beau. L'Empereur avait fait une reconnaissance
dès le matin. Il ne croyait pas encore que les Anglais voulussent
lui livrer bataille ; il fit faire plusieurs mouvements sur la droite
pour s'en assurer. Je dus aller reconnaître un chemin qui
entrait dans la forêt, pour m'assurer s'il était praticable
à l'artillerie. Les deux armées étaient en
observation. On fit manger nos soldats.
Vers dix heures,
l'Empereur fit serrer le 1er corps sur le second, qui occupait la
gauche du chemin de Bruxelles. Nous occupâmes la droite de
ce chemin, encaissé sur ce point. Deux divisions du 5e corps
et la garde formaient la réserve.
J'étais
auprès du comte d'Erlon quand M. de Labédoyère,
général aide de camp de l'Empereur, vint me dire de
sa part qu'il me donnait le commandement d'une batterie de quatre-vingts
bouches à feu, qui se composait de toutes mes batteries de
six, de ma réserve de douze, et des réserves des 2e
et 5e corps, ce qui ne formait réellement que cinquante-quatre
bouches à feu dont vingt-quatre de douze. J'avais d'abord
l'ordre de mettre en batterie toutes ces pièces dans la position
que nous occupions, à mi-côte, sur une seule ligne,
et de commencer le feu de toutes à la fois pour étonner
et ébranler le moral de l'ennemi. J'allais me conformer à
cet ordre quand le général Ruty, commandant en chef
l'artillerie, vint à moi et me dit de faire la reconnaissance
d'une position plus avancée afin de l'occuper plus tard.
Vieux soldat, sachant par théorie et par pratique que tout
mouvement sur le champ de bataille est une crise, et que surtout
un mouvement d'une grande quantité d'artillerie est dangereux,
je le fixai longtemps, interrogeant son regard pour être bien
certain qu'il parlait sérieusement. Quand j'en eus acquis
la certitude, je fis ma reconnaissance rapidement, puis au retour
j'engageai le feu qui fit tout à coup trembler le sol.
(...)
L'ennemi, dont
l'artillerie était comme retranchée, faisait un feu
très vif sur nous, qui ne lui cédions ni en promptitude
ni en justesse. Je prêtais une attention extrême à
la position de l'ennemi, j'examinais attentivement les masses. Le
chef d'escadron Waudré, qui commandait mon artillerie à
cheval, vint me prévenir qu'à l'extrême gauche
de l'ennemi des masses considérables de cavalerie se formaient,
me demandant s'il ne devait pas en rendre compte à l'Empereur.
Je lui répondis
: - Retournez à votre poste, car l'Empereur n'est pas homme
à laisser quelque chose à prévoir ; il est
armé d'une excellente lunette et aperçoit sans doute
cette cavalerie.
Dans ce moment
le feu de l'ennemi devint plus vif, une nuée d'obus, de boulets
et même de fusées à la congrève fondait
sur nous ; un obus éclata tout près de moi et blessa
presque tout ce qui m'entourait. Je reçus un éclat
dans le collet de la redingote que je portais sur mon habit, et
qui m'engourdit seulement le bras pour un temps assez long. Je méditais
le mouvement que j'avais à opérer et que je me proposais
d'exécuter partiellement par batterie, faisant feu en avançant.
Je venais d'aborder le maréchal prince de la Moskowa dont
j'avais la confiance entière, pour l'avertir de ce que j'allais
faire et prendre ses instructions, quand j'aperçus le lieutenant-colonel
* * * mettre en mouvement les réserves et se porter, sans
aucune précaution, sur la seconde position. Il y arrive pourtant
et peut s'y mettre en batterie. Au même instant le maréchal
me crie : "Vous êtes chargé !" En effet,
la cavalerie ennemie, profitant de l'interruption du feu, chargeait
la 1re division du 1er corps qui formait un seul carré dans
un pli de terrain au-dessous de nous.
Au moment où
avait repris le feu de mes réserves, je ne voulus pas laisser
un immense intervalle entre elles et mes canons de 6. J'envoyai
mon aide de camp dire aux officiers qui les commandaient de se joindre
à la gauche de la batterie. Il était trop tard ! L'infanterie,
chargée en arrière par une cavalerie formidable, est
rompue. Elle arrive pêle-mêle avec l'ennemi sur la réserve
d'artillerie dont le feu est paralysé par la crainte de tuer
les nôtres. Je n'ai que le temps d'ordonner un changement
de front, l'aile droite en arrière sur la pièce de
gauche.
(...)
Le maréchal
Ney me dit : - Avez-vous déjà vu une pareille bataille
? Quel acharnement ! Cependant il m'invitait à souper chez
lui à Bruxelles, le soir même. Ah Destin !
Enfin le feu
ennemi se ralentit, tout paraissait pencher en notre faveur ; l'Empereur
nous faisait dire que Grouchy débouchait sur notre droite
quand nous entendîmes le canon de ce côté.
L'Empereur
s'était trompé, ou nous trompait. Nous ne tardâmes
pas à apprendre que c'étaient les Prussiens qui venaient
de passer entre notre droite et la gauche de Grouchy pour nous déborder.
Le 5e corps
n'eut que le temps de se former en potence et de résister
aux troupes ennemies qui menaçaient nos communications. Cependant
le feu continuait sur la ligne de bataille et assez loin, quoique
allant de plus en plus en diminuant ; on sentait que déjà
beaucoup d'artillerie et de troupes avaient cessé de prendre
part au combat. J'ai su depuis que l'artillerie, à une batterie
belge près, manquait de munitions. J'estime donc que si l'Empereur
n'eût pas tenté d'ébranler le dernier carré
qui couronnait le mamelon et paraissait destiné à
protéger la retraite des Anglais, la bataille était
gagnée malgré l'arrivée des Prussiens qui le
lendemain se fussent trouvés pris entre nous et le corps
de Grouchy. On prétend que Napoléon pressé
par des jeunes gens qui l'entouraient, prit ce parti désespéré.
Ce qu'il y a de certain c'est qu'il décida du sort de l'armée
française.
Je continuais
mon feu. Je vois encore une partie de la Garde s'ébranler
en colonnes, descendre dans le vallon, remonter à l'attaque
du fameux carré anglais. Il n'y avait ni hésitation
ni flottement, la charge se faisait admirablement. Mais elle fut
reçue avec calme. Le canon d'une batterie belge se joignit
au terrible feu de file des Anglais. La garde fut étonnée
de tant de résistance. Elle hésita, commença
à flotter de droite et de gauche ; elle résista encore
quelques minutes, après lesquelles elle fut ébranlée
et forcée à la retraite. Enfin elle tourbillonna en
désordre et entraîna dans sa fuite, qui s'accéléra
de plus en plus, tout ce qui tenait encore derrière elle
jusqu'à la hauteur d'où étaient partis nos
premiers feux.
(...) |
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