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Ham,
le 23 juin .
(...) En campagne,
il est facile de manoeuvrer les Anglais, de tourner autour d'eux,
de les arrêter, de les molester. En bataille, rendus sur le
terrain et alignés, il n'y a pas d'ennemis plus redoutables.
Leur infanterie est solide au feu, exercée au métier,
et tire parfaitement ; leurs officiers sont les plus braves et les
plus patriotes de l'Europe. Lord Wellington n'est pas un génie
remarquable, c'est même, comme esprit, un homme médiocre;
il est général, il sait son métier parfaitement
; il est aimé et estimé de ses troupes ; il ne leur
fait pas courir des dangers inutiles, mais il ne les épargne
pas dans les moments difficiles. Depuis la journée du 18
juin, sa tête doit se perdre dans les nues. Sommes-nous assez
humiliés devant les fiers Anglais? Rule Britannia !
On accable
l'Empereur de reproches ; c'est bien naturel, car il est malheureux.
Je ne crois pas qu'il les mérite ; il a joué son va-tout,
mais il l'a joué contre un tout. L'action du 16 lui avait
coûté beaucoup de monde ; quatre ou cinq actions comme
celle-là suffisaient pour détruire son armée
; il fallait frapper un grand coup. L'occasion de se battre avec
les Anglais corps à corps s'est présentée ;
s'il parvenait à détruire leur armée, ou même
à avoir sur eux un grand avantage, il pouvait raisonnablement
espérer dissoudre la redoutable coalition. Chance semblable
ne devait se retrouver nulle part ailleurs.
Dans la nuit
du 17 au 18, nous mangions, avec le prince Jérôme,
à l'auberge du Roi d'Espagne. Un kellner, très entendu,
qui servait à table, dit que lord Wellington avait mangé
la veille dans l'auberge, et qu'un de ses aides de camp avait annoncé
à table que l'armée anglaise attendrait les Français
à l'entrée de la forêt de Soignes et qu'elle
y serait jointe par l'armée prussienne, qui s'était
dirigée sur Wavre. Ce rapport fut un trait de lumière
pour Guilleminot et pour moi. Le 18, au matin, Jérôme
étant avec son frère à la ferme du Caillou
sur la grande route, lui dit le mot du sommelier de Genappe. L'Empereur
répondit : La jonction des Prussiens avec les Anglais est
impossible avant deux jours, après une bataille comme celle
de Fleurus, et étant suivis, comme ils le sont, par un corps
de troupes considérable. S.M. a ajouté : Nous serons
trop heureux que les Anglais veuillent tenir. La bataille qui va
se donner sauvera la France et sera célèbre dans les
annales du monde. Je ferai jouer ma nombreuse artillerie, je ferai
charger ma cavalerie pour forcer les ennemis à se montrer
et, quand je serai bien sûr du point occupé par les
nationaux anglais, je marcherai droit à eux avec ma vieille
Garde.
Entre onze
heures et midi, l’armée s’est formée avec calme et
dans l’ordre indiqué par le Moniteur ; les divisions d’infanterie
se rangeaient en bataille sur deux lignes ; l’artillerie prenait
position en avant de l’infanterie. Nous avons présenté
à l’ennemi plus de deux cents bouches à feu ; il n’en
avait pas tant. Son canon était en position avant le nôtre
; on ne voyait à côté que quelques tirailleurs.
Suivant l’excellente coutume des Anglais, leurs masses d’infanterie
et de cavalerie étaient masquées par le mouvement
du terrain ; ils ne les montrent que quand ils veulent les employer.
La droite de l'ennemi était au ruisseau, en deçà
de Braine-l'Alleud, son centre traversait la grande route vers Mont-Saint-Jean
; je n'ai pas aperçu sa gauche. En voyant une ligne si étendue,
j'ai supposé qu'il y avait sur le terrain plus que l'armée
de Wellington. Dans le lointain, on apercevait la forêt de
Soignes ; il est probable que les Anglais avaient reconnu d'avance
une position à la lisière des bois, pour l'occuper
dans le cas où il aurait fallu quitter la position principale.
L'Empereur
s'est placé d'abord sur un pic peu élevé derrière
la Belle-Alliance ; je l'ai vu, avec ma lunette, se promener de
long en large, revêtu de sa redingote grise, et s'accouder
souvent sur la petite table qui porte sa carte. Après la
charge de la cavalerie française, il s'est porté à
la Haye-Sainte ; à la fin du jour, il a chargé avec
sa Garde. Je m'attendais qu'il parcourrait les lignes pour enflammer
les soldats. Le soir, quand j'ai vu la vieille Garde charger sur
la grande route, et qu'on m'a dit que l'Empereur était à
la tête, j'ai cru qu'il voulait mourir. Le sort l'a épargné.
Affreuse destinée de celui qui était naguères
le maître du monde !
La bataille
a commencé par l'attaque du bois de Hougoumont. La division
Jérôme l'a emporté d'emblée, mais elle
n'a pu avoir les maisons qui sont au delà. Pendant toute
la journée, on n'a pas cessé de les attaquer ; l'ennemi
s'y est maintenu et nous a fait éprouver des pertes considérables,
à Jérôme et à moi qui le soutenais. Ma
division a opéré à la lisière Est des
haies d'Hougoumont ; elle a eu de l'avant et de l'arrière,
et n'a quitté le champ de bataille qu'après que le
centre a été enfoncé. Je fournissais de temps
à autre des bataillons dans le bois, pour appuyer ou remplacer
ceux de Jérôme. Bachelu était à ma droite
et un peu en avant de moi. La garde impériale à pied
et à cheval était formée sur la grande route.
Nous avions derrière nous le corps de cavalerie de Kellermann
et, à notre gauche extrême, la division de cavalerie
légère de Piré, qui tiraillait sur la route
de Bruxelles à Namur. La forme du terrain me masquait le
dispositif de la droite.
L'affaire du
bois de Hougoumont a attiré sur notre gauche l'attention
et le feu de l'ennemi. C'était évidemment l'attaque
secondaire ; elle a duré seule, sans se ralentir, près
de deux heures. Ensuite, la droite a attaqué le hameau de
Mont-Saint-Jean. Je n'ai pas vu son mouvement en avant, ni l'échec
qu'elle a éprouvé. Sur notre ligne, l'artillerie n'a
pas cessé de faire un feu très vif. Les canonniers
de la Garde impériale sont les plus braves soldats de l'armée.
La grande consommation de munitions, faite au commencement de l'action,
a été cause qu'on en a manqué à la fin.
A trois heures
après-midi, la cavalerie placée au centre a marché
à l'ennemi. Nos corps de cavalerie de droite et de gauche
ont couru pour rejoindre et secourir leurs camarades. En peu de
minutes, les plateaux entre Hougoumont et les routes de Charleroi
et de Nivelle ont été couverts, inondés par
la procella equestris. Il y avait là la cavalerie de la Garde
impériale, les carabiniers, les cuirassiers, tout ce que
la France possède de meilleur. Notre cavalerie a joint la
cavalerie anglaise et l'a enfoncée. Trente à quarante
pièces de canon ont été momentanément
en notre pouvoir. Alors, pour la première fois, j'ai aperçu
les carrés anglais gravissant les revers des plateaux. J'ignore
si notre cavalerie en a sabré quelques-uns ; elle est revenue
à la charge, à plusieurs reprises ; il y a eu des
mêlées d'une heure. Je n'ai rien vu de semblable dans
ma vie. Des escadrons ont percé l'armée anglaise par
son centre et sont venus se reformer derrière ma division,
après avoir fait le tour du bois de Hougoumont.
Alors que la
cavalerie française faisait cette longue et terrible charge,
le feu de notre artillerie était déjà moins
nourri et notre infanterie ne fit aucun mouvement. Quand la cavalerie
fut rentrée et que l'artillerie anglaise, qui avait cessé
de tirer pendant une demi-heure, eut recommencé son feu,
on donna ordre aux divisions Bachelu et Foy de gravir le plateau,
droit aux carrés qui s'y étaient avancés pendant
la charge de cavalerie et qui ne s'étaient pas repliés.
L'attaque fut formée en colonne par échelons de régiment,
Bachelu formant les échelons les plus avancés. Je
tenais par ma gauche à la haie ; j'avais sur mon front un
bataillon en tirailleurs. Près de joindre les Anglais, nous
avons reçu un feu très vif de mitraille et de mousqueterie.
C'était une grêle de mort. Les carrés ennemis
avaient le premier rang genoux en terre et présentaient une
haie de baïonnettes. Les colonnes de la 1re division ont pris
la fuite les premières : leur mouvement a entraîné
celui de mes colonnes. En ce moment, j'ai été blessé
; le haut de mon humérus droit a été traversé
par une balle venant de haut en bas ; l'os n'a pas été
touché. Après avoir reçu le coup, je croyais
n'avoir qu'une contusion ; je suis resté sur le champ de
bataille. Tout le monde fuyait ; j'ai rallié les débris
de ma division dans le ravin adjacent au bois de Hougoumont. Nous
n'avons pas été suivis ; même notre cavalerie
a continué à tenir les plateaux ; celle de l'ennemi
n'osait plus bouger.
Le feu de l'ennemi
était si vif et si dru qu'il atteignait nos soldats jusque
dans les ravins. Le bois d'Hougoumont nous était funeste.
Vers sept heures du soir, on a entendu une grande canonnade du côté
de Planchenoit ; c'était les Prussiens qui débouchaient
sur notre droite et en arrière. Notre canon placé
sur la grande route répondait à leurs attaques. Il
fallait ou se retirer sans attendre leur arrivée, ou tenter
un dernier effort contre les Anglais. La Garde impériale
a marché ; elle a été repoussée. L'armée
ennemie a pris l'offensive par la grande route. En peu d'instants,
notre magnifique armée n'était plus qu'une masse informe
de fuyards. On a dételé les canons, coupé les
traits des chevaux. Tout le matériel de l'armée, équipages
et artillerie, a été perdu. Il n'y a plus eu de drapeaux
; chacun a fui pour son compte vers la Sambre. Les ennemis ont chargé
notre gauche assez faiblement, à hauteur de la Maison du
Roi. Ils ont poursuivi la grande colonne du centre, où était
l'Empereur, jusqu'à Genappe. Il faisait clair de lune ; les
ennemis se sont arrêtés vers minuit ; nous, nous avons
continué à fuir. Deux jours plus tard, nous n'avions
pas encore de points de ralliement. Deux mille chevaux, qui auraient
passé la Sambre, n'auraient pas permis à un seul d'entre
nous de s'échapper ; l'armée anglo-prussienne n'a
pas fait de mouvement le 19. Était-elle occupée à
réparer ses immenses pertes ? Craignait-elle d'avoir affaire
à l'armée fraîche du maréchal de Grouchy
?
Aucune catastrophe
de l'histoire ne peut être comparée à la bataille
de Mont-Saint-Jean. C'est le dernier jour de notre gloire ; c'est
le tombeau de l'Empereur et des Français. Malgré l'affreux
résultat, je ne peux blâmer Napoléon. L'occasion
était unique pour avoir à combattre les Anglais seuls.
Il fallait les attaquer de front, car si on eut voulu les manœuvrer,
on donnait aux Prussiens le temps d'arriver. L'armée a été
disposée d'après cette manière de voir ; on
voulait que tout le monde combattît. Tout a été
engagé, jusqu'au dernier peloton. C'est une action de désespérés.
Ordre parallèle, emploi absolu de tous les moyens. L'Empereur
aurait pu ne pas faire sa dernière attaque du soir et se
retirer avec quelques trophées et sans avoir perdu un canon.
Mais alors il fallait repasser la Sambre, avec 25 ou 30 000 hommes
de moins qu'on n'avait en la passant. Comment engager la lutte avec
les Russes, les Autrichiens et le reste des coalisés, après
s'être retiré avec perte devant les seuls Anglais ?
Quel que soit le résultat de la bataille de Mont-Saint-Jean,
il vaut mieux pour l'humanité, si notre cause devait périr,
qu'elle ait été perdue en un seul coup que par des
actions de guerre souvent répétées.
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