Accueil
Annuaire
Faits et événements
Personnages
Napoléon
La
France et le Monde
Waterloo
Belgique
Armées
Uniformes
Reconstitution
Publications
Lien
Nouvelles
du Jour
Plan
du site
Balises
|
|
Dernière modification : 20/11/2005
Le Corse dans Napoléon
D'après l'historien
français Arthur Chuquet, Napoléon Bonaparte était
corse jusqu'au bout des ongles, et on retrouvait chez lui toutes les qualités
et les défauts des Corses du XVIIIe siècle : il avait l'esprit
de famille, il était reconnaissant, avait de la bravoure et de
la fermeté, de la gravité, de la perspicacité et
une promptitude de pensée naturelle aux Corses ; mais il était
aussi superstitieux, dissimulé, inquiet et destructeur, et tenait
les femmes comme des êtres d'une espèce inférieure...
Extrait de La
Jeunesse de Napoléon, par Arthur Chuquet, tome I, Brienne,
(1908).
|
(...)
Sans doute, il fallait distinguer en Corse la population des villes
de celle des campagnes. Les Corses du dedans, les montagnards étaient,
aux yeux de nos officiers, des hommes de la nature, des sauvages du
Canada, des barbares. Les habitants des principaux ports avaient acquis,
par leurs fréquentes communications avec l'étranger,
une certaine politesse, et ils s'étaient toujours soumis à
l'envahisseur qui tenait leur citadelle, d'abord aux Génois,
puis aux Français. « L'état d'une partie de l'île,
a dit Joseph Bonaparte, n'était pas l'état de l'autre;
vaincu dans l'intérieur, le despotisme trouvait un asile dans
les places maritimes. » Mais tous les Corses, qu'ils fussent
nés sur le rivage de la mer ou dans le coeur du pays, offraient
à peu près les mêmes traits caractéristiques.
Napoléon ressemble à ces Corses du XVIIIe siècle.
Il est de petite taille et il a de beaux yeux et de belles dents.
Il ne fait d'excès d'aucun genre; il se rend à table
comme avec regret, pour un quart d'heure, une demi-heure au plus;
il ne boit guère, bien qu'il ait la tête forte et se
vante un jour de vider quatre bouteilles sans s'échauffer.
Ne disait-il pas qu'il tenait de sa mère la vilaine habitude
de manger trop vite, et sa mère n'a-t-elle pas raconté
qu'elle avait pour maxime de ne jamais satisfaire son appétit
?
Très simple dans sa mise, il veut être habillé
comme un officier de sa garde.
L'esprit de famille est aussi vivace et aussi puissant chez lui que
chez tous les Corses. S'il régente les siens et leur impose
son inflexible vouloir, il les comble, les accable de bienfaits. Il
écrivait en 1795 qu'il ne vivait que par le plaisir qu'il leur
causait, et des contemporains regrettent qu'il ait eu des frères
qui lui firent parfois une opposition violente : seul, il eût
été plus tranquille, et peut-être n'aurait-il
pas eu tous ces vastes desseins qui n'aboutirent pour la plupart qu'a
mettre une couronne sur la tête d'un membre de sa famille.
Il était reconnaissant. Ceux qui, dans ses premières
années, lui rendirent des services ou lui donnèrent
des témoignages d'affection, ne se repentirent jamais de recourir
à lui. Le temps, l'expérience des hommes, l'ambition
de plus en plus grandissante émoussèrent sa sensibilité.
Mais il avait reçu de la nature un coeur bienveillant, très
accessible à l'émotion, très facilement touché
par le ton poignant d'un sentiment vrai. Il pleura lorsque Dandolo
plaida devant lui la cause de la patrie vénitienne, et il éleva
Dandolo, le poussa, et n'eut pour lui que de bons procédés.
Il était plus juste, plus équitable qu'on ne croit.
En tête à tête, et sans témoins, il souffrait
les protestations des officiers qui se plaignaient d'un passe-droit,
fût-ce avec fougue et en termes passionnés. Si l'on savait
choisir le moment et le lieu, on pouvait tout lui dire.
Il avait la bravoure et la fermeté des Corses. Il regardait,
comme eux, le péril sans appréhension, et il est, comme
eux, infatigable, toujours prêt à se battre. On a prétendu
qu'il avait peur. Qui s'exposa plus que lui devant Toulon et sur le
pont d'Arcole. Dans le fort d'une action, au milieu de la mitraille,
un aide de camp s'obstinait à le couvrir de son corps ; Bonaparte
écarta trois fois l'officier, et à la troisième
:« Finissons cet enfantillage, dit-il avec humeur, il faut que
j'y voie clair. »
Il a la gravité corse, et le fond de sa nature est sérieux,
sévère, méditatif. De même que Paoli, il
sourit fréquemment et n'éclate presque jamais.
Il a la perspicacité des Corses : il sait lire dans leurs yeux
le caractère des hommes, et il est, comme le Paoli que dépeint
Boswell, un grand physionomiste; un de ses camarades d'Auxonne assure
qu'il projetait un ouvrage dans le genre des Fragments de Lavater.
Il a au plus haut point cette mémoire qu'on attribuait aux
Corses, et c'est ainsi que Paoli savait par coeur nombre de passages
des auteurs classiques et connaissait par leur nom la plupart des
notables de l'île.
Il a cette promptitude de pensée naturelle aux Corses. Aussi
écrivait-il rapidement, précipitamment, sans ratures,
et il finit par dicter. Paoli racontait qu'il ne pouvait coucher ses
idées sur le papier, qu'elles semblaient échapper à
sa plume, et qu'il devait appeler le Père Guelfucci pour les
attraper : presto, pigliale li pensieri! Ne croit-on pas
entendre Napoléon qui presse ses secrétaires?
Comme ses compatriotes, il fait volontiers l'orateur, l'avocat, et
il aime à parler tout seul, des heures entières, sans
être interrompu. Avec quel feu, quelle facilité s'énonçait
Paoli! Pareillement, Napoléon a ce talent de la parole qui,
selon les Francais du XVIIIe siècle, était comme l'apanage
de la nation corse. Il est Corse dans ses proclamations et ses écrits.
Il exprime des idées fortes dans le style mâle et animé
que les Orticoni, les Gafforio, les Hyacinthe et les Pascal Paoli
emploient dans leurs harangues. Les Français admirèrent
ce que les mémoires et les manifestes de ces chefs de l'île
avaient de vigoureux et de convaincant, ce que leurs discours avaient
de véhément et de chaleureux. Bonaparte aura, non en
italien, mais en français cette éloquence entraînante
d'Orticoni, de Gafforio, des deux Paoli dont il a loué la logique
et l'énergie. Mais il est soldat et il sera plus concis, plus
impétueux; il a le langage d'un victorieux. De même que
ses devanciers à qui les Français reprochaient de faire
parade de leur savoir, il abuse parfois des citations : il écrit
au Directoire qu'il veut reprendre le soc de Cincinnatus; il rappelle
à ses soldats qu'ils foulent la cendre dès vainqueurs
de Tarquin; « en Italie et en Égypte, dit un de ses officiers,
il nous parlait toujours des Romains ». Mais Bonaparte ne cite
pas de latin ; il évoque les choses du passé parce qu'elles
sont gravées dans son esprit, et il les évoque constamment
à propos.
Il est superstitieux comme ses compatriotes. Après avoir cassé
par hasard la glace du portrait de Joséphine, il pâlit,
s'écrie que sa femme est malade ou infidèle. Il croit
aux apparitions nocturnes, et, le soir, dans le salon de la Malmaison,
fait couvrir les bougies d'une gaze blanche pour narrer ensuite, au
milieu d'un profond silence, des histoires de revenants, tout comme
en hiver, autour de l'âtre, pendant que la fumée s'élève
et sèche les châtaignes dans les travées d'osier,
le plus lettré du village corse racontait à ses voisins
de merveilleuses aventures.
Il est dissimulé. Ne dit-il pas qu'un de ses oncles lui prophétisait
un grand avenir parce qu'il avait coutume de mentir? Que de fois,
pour atteindre son but, il manifeste un mécontentement qu'il
n'éprouve pas!
Mais souvent aussi son irritation est réelle, et il ne peut
s'en rendre maître. Comme la plupart des insulaires, comme son
frère Joseph qui, malgré son aménité,
était en certains moments incapable de se modérer et
se fâchait, sinon longtemps, du moins avec éclat, il
a, lorsque ses yeux lancent des éclairs, lorsque ses narines
se dilatent et que leurs coins s'écartent et se relèvent,
de véritables colères mêlées de jurements
et d'imprécations. L'éducation française n'a
jamais adouci la rudesse corse, et, suivant Pozzo di Borgo, de tous
les Bonaparte, Napoléon avait le plus de fougue et d'emportement.
Il pardonne les injures, tantôt par indulgence et bonté
d'âme, tantôt parce qu'il a besoin des hommes et les prend
tels qu'ils sont, parce qu'il ne voit en eux que des instruments.
Mais il est, comme tout Corse, vindicatif. Dans un passage de son
histoire de l'île, il loue la vendetta et ses « fureurs
sublimes ». Nos pères, fait-il dire à Giocante,
« avaient une maxime gravée dans leurs coeurs en traits
ineffaçables : la vengeance était, selon eux, un devoir
imposé par le ciel et par la nature ». Il n'a pas oublié
les offenses de Paoli, de Pozzo di Borgo, de Peraldi, et un de ses
aides de camp se demande, lorsqu'eut lieu l'exécution du duc
d'Enghien, si le premier consul ne revenait pas aux moeurs de son
pays natal, ne croyait pas avoir le droit de se venger d'un crime
par un autre crime.
Comme les Corses, il est inquiet. Il aime à détruire,
à éventrer les fauteuils, à taillader les tables,
à briser les plantes. Sa famille le nommait, non pas Nabulione,
mais Rabulione, celui qui touche à tout, qui se mêle
de tout, et son esprit mobile, remuant, fertile en projets, faisait
dire à Joséphine que-, s'il cessait de vaquer aux grandes
affaires, il bouleverserait chaque jour sa maison.
Mais parce qu'il est Corse et qu'en vrai Corse il se croit l'égal
de ceux qui tiennent les premiers rangs, il a de très bonne
heure le désir de se produire, de jouer un rôle. La politique
l'attire, comme elle attire ses compatriotes, et il déclare
qu'elle l'absorbe entièrement, que l'amour n'est pas fait pour
lui, qu'il ne peut s'abandonner à une passion qui laisse d'un
côté tout l'univers pour ne voir de l'autre qu'un seul
objet. « Je n'aime pas beaucoup les femmes, ni le jeu, enfin
rien, avouait-il un jour, mais je suis tout à fait un homme
politique. »
A la corse, il regarde les femmes comme des êtres d'une espèce
inférieure. Pourquoi s'occupent-elles de politique ? Pourquoi
ne sont-elles pas des bourgeoises de la rue Saint-Denis ou des Corses
silencieuses? Il leur en veut du pouvoir qu'elles exercent sur le
continent, et il souhaite qu'elles travaillent de l'aiguille et non
de la langue, propose de les reléguer dans leur ménage
et de leur fermer les salons du gouvernement, demande qu'elles ne
se montrent en public qu'avec un voile et le mezzaro, assure que les
États sont perdus lorsqu'elles gouvernent les affaires, cite
Marie-Antoinette, la reine d'Espagne, l'impératrice d'Allemagne
: « Le sort de l'Autriche dépend de l'impératrice;
la paix et la guerre sont sous ses jupons; les soldats disent qu'elle
leur a pissé dans le bassinet! » Il ne comprenait pas
la galanterie française, et bien qu'il ait trouvé des
mots charmants et qu'il ait su, comme un autre, tourner un compliment,
il ne fut jamais ce qu’on nommait un agréable. Aussi les femmes
de l'Empire lui ont-elles reproché de les traiter brusquement,
brutalement, sans politesse ni courtoisie. Elles oubliaient qu'il
était Corse.
Napoléon est donc l'insulaire du XVIIIe siècle, tel
que l'ont jugé les Français. Evidemment, il a son originalité
propre et une organisation du corps et de l'esprit qui n'est qu'à
lui, une puissance de travail et une assiduité qui paraissent
au-dessus des forces humaines, une intelligence lumineuse qui saisit
tout et qui peut à la fois embrasser l'ensemble et descendre
au détail, la promptitude et la netteté de la décision,
la sagacité du politique qui lui fait trouver les hommes capables
de le servir, le coup d'oeil du capitaine, l'art de diriger d'immenses
masses de troupes, une étonnante faculté de deviner
les mouvements de l'adversaire. Mais beaucoup de ces aptitudes sont
des aptitudes corses poussées à leur extrême limite.
Aussi bien que Paoli, Napoléon personnifie son île et
réunit en lui la plupart des qualités et des défauts
de sa nation.
Ses qualités, développées par l'étude
et portées à leur comble par un travail incessant, lui
valurent, en une époque de crise, le commandement des armées
et le pouvoir suprême. Ses défauts, accrus, amplifiés
par les circonstances et par l'extraordinaire situation d'un homme
qui voit tout plier devant lui et se met inévitablement au-dessus
de l'humanité, déterminèrent sa chute. Il avait
au plus haut degré l'imagination et l'orgueil des Corses. Ne
faisait-il pas un retour sur lui-même lorsqu'il écrivait
que le Corse a l'imagination très vive et les passions extrêmement
actives?
Par les manoeuvres soudaines et originales, par les combinaisons à
la fois simples et géniales qu'elle lui suggérait, l'imagination
lui avait gagné ses batailles. Mais un jour vint où
il ne sut la maîtriser et la mater : il perdit peu à
peu le sens de la réalité, et ce ne furent plus que
plans téméraires, projets démesurés et
desseins gigantesques.
A cette terrible imagination se joignait l'orgueil corse. A la vérité,
l'orgueil de Napoléon avait quelque chose de plus généreux
et de plus haut que la vanité des insulaires. C'était
dans sa jeunesse un désir intense de gloire. Mais ce désir
avait germé dans son âme parce qu'il est au fond des
âmes corses. Paoli confessait noblement qu'il avait un incroyable
orgueil, une incredibile superbia, qu'il voulait acquérir
de la réputation, de la célébrité, et
lorsqu'on lui demandait pourquoi il se renfermait dans une île
inculte, au lieu de voyager et de jouir du commerce des savants, il
répondait : Vicit amor patriae laudumque immensa cupido.
De même, Napoléon. Il souhaite d'obtenir l'admiration
des hommes et de demeurer à jamais dans leur mémoire.
Selon lui, ce n'est pas vivre que de vivre obscur, sans laisser trace
de son existence. Son coeur palpitait à l'idée que son
nom serait immortel et que les siècles futurs loueraient ses
grandes actions. « Je voudrais être ma postérité,
disait-il il Joseph, et entendre les paroles qu'un poète comme
Corneille me mettrait dans la bouche. » Mais cet orgueil dégénéra
trop tôt en une folie et frénésie d'ambition.
Aveuglé par l'amour-propre, ne souffrant plus autour de lui
que des courtisans, n'écoutant plus d'autre conseiller que
sa passion, convaincu qu'il réussirait en toutes choses, méprisant
les hommes et ne comptant pour les gouverner que sur l'espérance
ou la peur qu'il leur inspirait, Napoléon finit par ne plus
croire à l’impossible. |
|
|