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SOISSONS.—
Vingt-cinq ans après Waterloo
Ces jours derniers,
la ville de Soissons a été témoin d'une de
ces rencontres qui font toujours honneur à un soldat français.
Voici le fait : le sieur TRIQUENOT, soldat au 3e bataillon du 93e
régiment de ligne s'était fait remarquer de son commandant
par sa bonne conduite et sa bravoure : celui-ci récompensa
son zèle en lui faisant donner les galons de sergent. A la
bataille de Waterloo, le 93e fut un des premiers régiments
qui chargea sur le corps d'armée commandé par Wellington.
Au milieu de la mêlée, le commandant Luniot reçut
deux balles qui lui fracturèrent, l'une le bas de la jambe,
l'autre la cuisse gauche. Triquenot, qui ne quittait pas des yeux
son bienfaiteur, s'empressa de voler à son secours, et, à
l'aide de deux camarades, il le jette sur ses épaules et
l'emporte à une demi-lieue du champ de bataille. Là,
le hasard lui fait rencontrer un cheval. Le seller, le brider et
y placer son précieux fardeau , fut l'affaire d'un instant.
Mais tout n'était pas fait et la reconnaissance devait aller
plus loin. Le commandant ne pouvait supporter les douleurs horribles
que sa jambe pendante lui faisait éprouver. Triquenot se
place à côté du cheval, soutient avec les deux
mains la jambe malade, et fait ainsi deux lieues pour parvenir à
l'ambulance la plus voisine. A peine arrivé, il fait donner
à son commandant tous les secours nécessaires, et,
quand il le voit sous bonne garde, il court rejoindre son bataillon
non sans recevoir de M. Luniot les plus vifs témoignages
d'affection et de reconnaissance. Le lendemain, la bataille était
perdue et l'armée française en déroute; peu
de temps après, Triquenot était licencié et
revenait dans ses foyers. Depuis cette époque, il n'avait
plus entendu parler de son commandant, et le temps lui avait sans
doute fait oublier un des plus beaux moments de sa vie, lorsque,
le jeudi 7 octobre, le général commandant le département
passait en revue sur la place d'armes les troupes du 21e léger,
en garnison à Soissons, étant accompagné du
colonel de ce régiment. Triquenot était au nombre
des curieux, rappelant sans doute à sa mémoire quelques
vieux souvenirs et comparant cet exercice si calme avec les sanglantes
luttes de l'empire. Tout-à-coup Triquenot, les yeux fixés
sur le colonel :
- Pardon, mon colonel, dit-il en abordant avec hésitation
cet officier supérieur, n'étiez-vous pas à
Waterloo, commandant le 3e bataillon du 93e de ligne ?
Le colonel, surpris de cette allocution inattendue, le regarde :
- Oui, mon ami ; eh bien!
- Vous vous nommez M. Luniot ?
- Oui... Ici le colonel le regarde avec plus d'attention.
- Vous souvient-il que vous reçûtes deux blessures
graves sur le champ de bataille, qu'un sous-officier vous prit sur
ses épaules, vous emporta à quelque distance, et de
là vous conduisit à cheval à l'ambulance? —
- Oui, je me rappelle tous ces faits... —
- Eh bien, mon colonel, ce sergent de Waterloo, qui eut le bonheur
de vous sauver ! c'est moi !...
Triquenot ne put aller plus loin : ce plaisir que procure toujours
le souvenir d'une bonne action le domine tout entier, de grosses
larmes roulent dans ses yeux ; le commandant, devenu colonel, se
jette dans ses bras , et tous deux s'embrassent étroitement.
Le colonel Luniot pleure d'aussi bon cœur que l'ancien sergent ;
le général et tous les spectateurs étaient
vivement émus de cette scène inattendue et attendrissante.
Depuis vingt-cinq ans Triquenot a quitté le régiment;
il est au service de M. Romain, ancien conseiller à la Cour
royale d'Amiens et habitant Soissons. M. Romain a reçu la
visite du colonel, qui l'a félicité de posséder
à son service un homme d'un caractère aussi généreux
et aussi dévoué. [M. du 21 oct., d'après l'Observateur
de l'Aisne). (P. 30.) - |
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