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Le
Cateau, 28 juin 1815.
Je n'ai pas eu le temps, mon cher père, de vous écrire,
après notre terrible bataille de Waterloo, autre chose que
deux lignes pour vous dire que je me portais bien.
Le 16 de ce mois, Bonaparte attaqua notre gauche à Quatre-Bras
avant que les troupes ne pussent être mises en position. La
journée fut certainement à son avantage.
La cavalerie française donna sur un de nos carrés
d'infanterie avec tant d'impétuosité qu'elle parvint
à le rompre. Les gardes se conduisirent avec beaucoup de
bravoure et se couvrirent de gloire. Le même jour, Bonaparte
attaqua Blucher et les Prussiens avec une partie de son armée
; Blücher fut battu pendant la journée, mais ne fut
pas chassé de la position qu'il occupait ; le soir Bonaparte
fit une manœuvre des plus extraordinaires et des plus brillantes.
Il rassembla toute sa cavalerie en une seule masse, chargea sur
le centre de l'armée prussienne, prit 18 canons et toutes
les munitions ; les Prussiens furent mis en déroute et, d'après
l'aveu même de Blücher, perdirent 15.000 hommes.
Le jour suivant, le 17, en conséquence de la retraite des
Prussiens, nous nous retirâmes vers Waterloo dans une plaine
presque plate et ouverte de tous côtés, unie comme
un glacis, dans le centre droit un petit bois avec un vieux couvent.
Ce point était celui que l'ennemi avait le plus d'intérêt
à emporter. Lord Wellington y mit les gardes avec ordre de
le défendre coûte que coûte. Dans la soirée
du 17, la cavalerie française s'engagea contre notre arrière-garde
et remporta quelques avantages sur la nôtre. Le 18, au matin,
nous nous aperçûmes, vers onze heures, que l'ennemi
rassemblait ses colonnes sur notre front pour une attaque ; les
dispositions furent prises immédiatement pour la défense
et à midi, à une minute près, le premier coup
de canon fut tiré, terrible signal, car nous eûmes
bientôt jugé que l'attaque de l'ennemi était
des plus sérieuses et il semblait que nous dussions être
annihilés par son choc. Nos canons, au nombre de 100, furent
placés en avant, supportés par des carrés d'infanterie,
et la cavalerie dans les intervalles pour agir selon l'occurrence.
L'ennemi commença à canonner notre front avec 250
pièces de canon, cherchant évidemment à amener
de la confusion dans nos colonnes pour en profiter par des charges
de cavalerie. Il attaqua en même temps le couvent et le bois,
afin de s'en faire un point d'appui pour ses colonnes, mais il fut
repoussé par les gardes. La canonnade continua, la boucherie
fut terrible, mais nos colonnes restèrent fermes et cela
fut bien heureux, car tout à coup apparut leur cavalerie,
s'avançant de la manière la plus brillante en face
de la gueule de nos canons ; elle eut l'audace de dépasser
notre artillerie, de franchir les intervalles entre les carrés
d'infanterie, de fondre sur notre cavalerie qui était derrière
et d'essayer de se former au delà. On n'a jamais rien vu
de pareil à la conduite de ces troupes. Cette première
attaque fut faite par les cuirassiers. Alors arriva une circonstance
des plus étranges. Nos artilleurs, après avoir essuyé
la charge de la cavalerie française, qui les avait balayés,
sortirent des carrés où ils s'étaient réfugiés
et revinrent à leurs pièces, les retournèrent,
et chose incroyable, firent feu sur les Français pendant
qu'ils étaient dans nos lignes. Notre artillerie montra là
une merveilleuse constance. Malgré cette charge brillante,
nos carrés d'infanterie étaient restés intacts,
les artilleurs étaient revenus à leurs pièces;
la terrible canonnade recommença. Un second corps de la cavalerie
française exécuta ensuite la même manœuvre de
la même manière. Enfin nous vîmes l'infanterie
s'approcher en masse pour nous attaquer. Elle s'avançait
malgré le feu le plus meurtrier de nos canons et emporta
presque notre position. La journée semblait en balance et
dépendre du poids d'un fétu. Lord Hill mit alors en
mouvement une division de son corps, jusque-là en réserve,
qui arrêta l'ennemi. Leur cavalerie chargea encore nos carrés
avec la plus grande valeur, mais ne les entama pas, il y eut une
résistance opiniâtre des nôtres, l'ennemi fut
repoussé ou plutôt il se retira en très bon
ordre dans ses positions.
Nous nous imaginions que c'était fini, il était à
peu près quatre heures. L'ennemi avait fait de grands efforts,
mais nous l'avions tenu en échec partout; cependant nous
ne pouvions le suivre, il s'était retiré plutôt
qu'il
n'avait été repoussé et sa position était
forte. Vers six heures nous aperçûmes qu'il se formait
en colonnes d'infanterie et de cavalerie. Son artillerie se rapprocha
de nous et commença encore à nous canonner. Il ouvrit
un feu, le plus terrible, je crois, qui se soit jamais entendu à
la guerre ; 250 pièces rangées, serrées, jetant
des boulets et de la mitraille. Je n'exagère pas en disant
que la quantité de cadavres d'hommes et de chevaux rendait
difficile de parcourir le terrain à cheval à une allure
un peu vive.
Soutenu par cette terrible artillerie, Bonaparte s'avança
à la tête de la garde impériale, la cavalerie
en colonnes à gauche, les grenadiers de la garde à
droite. Ils marchèrent dans le plus grand ordre jusque devant
nos lignes ; là ils firent halte et commencèrent à
tirer, nos troupes étaient littéralement fauchées,
le feu était tel, qu'il était impossible de résister.
Notre artillerie fut alors placée sur leur flanc, ainsi que
l'élite de nos troupes, commandée par lord Hill. J’amenai
six escadrons de cavalerie et nous fîmes une charge générale.
Les cuirassiers de la garde, fort éclaircis par notre artillerie,
commencèrent à se disperser ; nous les poursuivîmes,
laissant l'infanterie française en bon ordre sur notre flanc.
Le maréchal Ney était avec la cavalerie que nous chargions
et je fus à vingt pas de lui, mais je ne pus réunir
cinq ou six cavaliers pour tâcher de le prendre, car il n'avait
avec lui que six soldats d'ordonnance. J'apostrophai mes coquins
de cavaliers de toute la force de mes poumons, mais je ne pus jamais
les décider à me suivre.
Alors notre cavalerie fut ramenée à son tour et nous
fûmes obligés de prendre le galop. Puis l'ennemi amena
une vingtaine de canons et nous envoya une volée de mitraille
dont je me souviendrai longtemps ; l'infanterie nous fusilla en
même temps et les cuirassiers français arrivèrent
l'épée dans nos reins. J'étais sur mon vieux
cheval bai, un coup de mitraille lui passa au travers du corps et
un biscaïen m'enleva en même temps mon chapeau.
Je tombai sous mon cheval, très contusionné de sa
chute, mais pas blessé et ne pouvant pas me dégager.
Les cuirassiers français passèrent sur moi, mais sans
me toucher. J'étais encore là quand ils revinrent
chargés par les nôtres, ils passèrent près
de moi et un de leurs cuirassiers fut tué en ce moment. Je
saisis son immense cheval et me hissai dessus non sans difficulté.
Je m'éloignai rapidement et j'étais à peine
délivré d'eux, qu'un biscaïen frappa mon cheval
sur la tête et le tua sur place. Un officier du 13e dragons
démonta un de ses hommes et me donna son cheval, celui-ci
fut frappé d'une balle à la jambe une demi-heure plus
tard. À ce moment l'ennemi était battu. Bonaparte
lui-même, à la tête de sa garde, était
repoussé. Les Prussiens alors arrivèrent sur le flanc
de l'armée française, ce qui l'obligea à hâter
sa retraite. Notre cavalerie et notre artillerie avancèrent
alors, l'ennemi fut poursuivi, cela devint une déroute.
Les fruits de cette victoire sont 200 pièces d'artillerie,
4 aigles et tout le bagage de Napoléon et de son armée.
Il est inutile d'insister sur la conduite des troupes des deux armées.
Lord Wellington dit que c'est une bataille de géants. De
toute l'armée, Wellington est celui qui s'est peut-être
le moins ménagé sans recevoir pourtant de blessures.
Currie a été tué par la mitraille près
de moi. Lord Hill, au milieu de la grande mêlée avec
la garde impériale, a eu son cheval tué et les cuirassiers
sont passés sur lui, nous l'avons perdu pendant une heure
et le croyions tué, quand, à la fin, on l'aperçut
chevauchant de plus belle. Dans l'état-major de Wellington,
les colonels Canning et Gordon ont été tués,
Fitzroy Somerset a perdu un bras, de Lancey a été
blessé grièvement.
L'objet de l'admiration de toute l'armée a été
la bravoure de la cavalerie française et l'opiniâtreté
de notre infanterie. Trois fois la cavalerie perça nos lignes,
mais nos hommes se firent tuer à leurs postes, aucun ne voulut
se rendre. Il y eut un moment où toute l'infanterie des deux
armées était formée en carré. Jamais
on n'a vu un dévouement pareil à celui des cuirassiers
français. Je ne pus m'empêcher de m'écrier au
milieu de la mêlée : «Morbleu ! ces braves gens
méritent de garder leur Bonaparte, ils se battent si noblement
pour lui. » J'aurais mieux aimé mourir ce jour-là
fantassin anglais ou cuirassier français que de mourir dans
dix ans d'ici dans mon lit.
J'ai fait tout ce qu'il fallait pour être tué, mais
la fortune m'a protégé. J'ai reçu une balle
morte sur la cuisse qui ne m'a pas même fait saigner, et une
autre balle sur l'omoplate, mais je ne m'en suis aperçu qu'après
la bataille.
Lord Hill n'a pas été blessé, quoiqu'il ait
eu son manteau criblé. J'ai accompagné Wellington
dans sa visite à Blücher. J'ai vu la voiture de Bonaparte
et toutes ses décorations qu'on y a trouvées, son
chapeau, son habit, sa redingote. Son chapeau me va exactement.
Plût à Dieu que j'eusse une aussi bonne tête
à mettre dedans.
Louis le Désiré arrive ici aujourd'hui. Je crois qu'il
sera mal reçu.
HORACE
CHURCHILL.
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