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Djezzar
(Ahmed), le Boucher, digne surnom sous lequel est connu
un fameux pacha d'Acre et de Saïde. Cet homme, vraiment extraordinaire
pour sa cruauté, était né en Bosnie. S'étant
vendu lui-même, dans sa jeunesse, à un marchand d'esclaves,
il fut conduit en Egypte, et acheté par le célèbre
Ali-Bey et, d'esclave mamelouk, il parvint à la dignité
de gouverneur du Caire. En 1773, après le désastre
d'Ali-Bey, son patron, l'émir Yousouf lui donna le gouvernement
de Beyrouth, ville de Syrie. A peine fut-il en possession de cette
dignité, qu'oubliant toute reconnaissance, il s'empara de
30.000 piastres qui appartenaient au prince Yousouf, et déclara
ne reconnaître d'autre maître que le sultan. Yousouf,
irrité de la perfidie de Djezzar, et de la protection tacite
que lui accordait le pacha de Damas, fit alliance avec Dhaher et
les Russes, et vont assiéger Beyrouth par terre, tandis que
la flotte russe la bombardait par mer. Djezzar ne put résister
à cette double attaque ; il se remit entre les mains de Dhaher,
le suivit à Acre, et s'en échappa promptement. Après
la mort de Dhaher, en 1775, Hassan, capitan-pacha, établit
Djezzar pacha d'Acre et de Saïde, et le chargea du soin d'achever
la ruine des rebelles. Fidèle à cet ordre, il détruisit,
par la force ou la ruse, la famille du cheik, réprima les
bédouins de Sagr, abaissa les Druzes et anéantit presque
tous les Motoualis. Ces succès lui valurent de nouvelles
faveurs de la Porte. Vers l'année 1784 ou 1785, il reçut
les trois queues et le titre de vizir. Son pachalik, par les divers
accroissements qu'il obtint, embrassait tout le terrain compris
depuis le Nahr-el-kelb jusqu'au sud de Caissarieh, entre la Méditerranée
à l'ouest, l'Anti-Liban et le cours supérieur du Jourdain
à l'est, et comprenait ainsi les plaines fertiles d'Acre,
d'Ezdrelon, de Sour, de Haouléh et le bas Bécaah.
Les relations de Djezzar et de la Porte se terminèrent comme
il arrive toujours en pareil cas : le divan prit ombrage de la fortune
du pacha, s'alarma de son humeur entreprenante ; de son côté,
le pacha usa de toutes les ruses et supercheries possibles, pour
se garantir de sa perte, et sut conserver son gouvernement jusqu'à
sa mort. Il exerçait depuis vingt ans les plus horribles
vexations sur les habitants de la Syrie, lorsque l'armée
française arriva en Egypte. Ce homme féroce ne reconnaissait
plus, depuis longtemps, l'autorité de la Porte, et n'attendit
point ses ordres pour se déclarer contre les Français
: l'officier que Bonaparte lui envoya fut congédié
sans réponse, et les Français qui se trouvaient à
Acre furent jetés dans les fers. Cependant, la Porte l'ayant
élevé à la dignité de pacha d'Egypte,
il fit les préparatifs qu'exigeait cette expédition.
Battu, chassé de toutes ses places, il se retira à
St-Jean-d'Acre, et songeait même à l'abandonner. Sidney
Smith ranima son courage : Pelippeaux, officier français
émigré, se chargea de la défense de la place,
en rétablit ou en disposa les fortifications et, après
avoir prouvé ce que peut le génie contre la force,
il obligea les Français à lever le siège, au
bout de soixante etun jours de tranchée, le 21 mai 1799.
Pendant ce siège, Djezzar fit plusieurs sorties où
il déploya une rare valeur. Lorsque le grand vizir arriva
en Syrie, vers la fin de la même année, il s'éleva
entre lui et le pacha des querelles si violentes, que leur armée
finit par en venir aux mains et se livrer plusieurs combats sanglants,
ce qui retarda l'expédition contre l'Egypte. Djezzar mourut
en mai 1804, laissant des trésors immenses. Nous rapporterons
ici le portrait qu'un voyageur anglais, qui visita Acre en 1801,
fait de ce pacha ; il contient plusieurs traits qui le feront bien
connaître : "Djezzar était à la fois son
ministre, son chancelier, son trésorier et son secrétaire,
souvent même son cuisinier et son jardinier, et quelquefois
juge et bourreau… L'intérieur du harem de Djezzar était
inaccessible à tout le monde, excepté à lui.
On ne connaissait point le nombre de ses femmes ; celles qui entraient
une fois dans cette prison mystérieuse étaient perdues
pour le monde : on n'en entendait plus parler. On leur envoyait
le dîner par un tour à l'entrée du harem : si
l'une d'elles tombait malade, Djezzar amenait un médecin
à cette ouverture ; la malade présentait son bras
pour que le médecin tâtât son pouls ; ensuite
le tyran la ramenait, et personne ne savait ce que devenait la malade.
Dans les antichambres, on voyait des domestiques mutilés
de toutes les manières : l'un avait perdu une oreille, l'autre
un bras, l'autre un œil. Les Anglais furent annoncés par
un juif, jadis son secrétaire, qui avait payé une
indiscrétion par la perte d'une oreille et d'un œil. Après
un pèlerinage de La Mecque, Djezzar tua de sa main sept femmes
de son harem, soupçonnées d'infidélité.
Il avait soixante ans ; mais sa vigueur était encore celle
d'un homme dans la force de l'âge. Nous le trouvâmes
assis sur une natte dans une chambre sans meubles ; il portait le
vêtement d'un simple arabe, et sa barbe blanche descendait
sur sa poitrine. Dans sa ceinture, il portait un poignard garni
de diamants, comme marque d'honneur de son gouvernement. Quand nous
entrâmes, il était occupé à tracer, avec
son ingénieur, des plans de fortifications sur le sol : il
acheva cette occupation avant de nous parler. Lorsque son ingénieur
fut parti, il eut avec nous une longue conversation, pendant laquelle
il découpait avec des ciseaux toutes sortes de figures en
papier : c'était son occupation toutes les fois qu'on lui
présentait des étrangers. Il donna au capitaine Culverhouse
un canon de papier, en lui disant : Voilà le symbole de votre
profession. Toute sa conversation était en allégories,
paraboles et images." Nous pourrions rapporter ici plusieurs
traits de la barbarie de ce pacha, qui se glorifiait du surnom de
Djezzar, et s'efforçait d'en justifier l'application. Le
baron de Tott nous apprend qu'il fit murer quantité de personnes
du rit grec, pour défendre Beyrouth de l'invasion des Russes,
il en fit reconstruire l'enceinte. Lors de son voyage sur les côtes
de Syrie, on voyait encore les têtes de ces malheureuses victimes,
que le iboucher avait laissées à découvert
afin de mieux jouir de leurs tourments. Le gouvernement français
voulant rétablir ses rapports commerciaux avec le Levant,
chargea Sebastiani, alors colonel, d'une mission auprès de
ce pacha. Djezzar l'accueillit favorablement. "Savez-vous,
dit-il à l'envoyé, pourquoi je vous reçois
et j'ai du plaisir à vous voir ? C'et parce que vous venez
sans firman ; je ne fais aucun cas des ordres du divan, et j'ai
le plus profond mépris pour son vizir borgne. On dit que
Djezzar est un Bosnien cruel, un homme de rien ; mais en attendant
je n'ai besoin de personne, et l'on me recherche. Je suis né
pauvre ; mon père ne m'a légué que son courage.
Je me suis élevé à force de travaux ; mais
cela ne me donne pas d'orgueil : car tout finit, et aujourd'hui
peut-être, ou demain Djezzar finira, non pas qu'il soit vieux,
comme le disent ses ennemis (et dans ce moment il se mit à
faire le maniement des armes à la manière des mamelouks),
mais parce que Dieu l'a ainsi ordonné. Le roi de France,
qui était puissant, a péri ; Nabuchodonosor, le plus
grand roi de son temps, a été tué par un moucheron,
etc."
J_N. (Jourdain)
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